vendredi 28 août 2020

De l'amour pur

 


L'amour pur est l'amour de Dieu non mélangé d'amour-propre. Ainsi, par quelque motif que soit produit un acte d'amour, soit par le motif de l'infinie perfection de Dieu, soit par le motif de l'espérance, soit par celui de la reconnaissance, cet acte est pur, dès qu'il n'est point souillé par l'amour-propre. Dieu seul connaît si nous l'aimons sincèrement et purement. Il a jugé à propos que nous n'eussions là-dessus aucune assurance, et cela pour notre bien, pour nous maintenir dans l'humilité et dans la confiance en lui.
L'amour-propre est donc l'ennemi de l'amour pur, ces deux amours ne peuvent subsister ensemble : l'un exclut nécessairement l'autre. Mais qu'est-ce que l'amour-propre ? C'est un amour de nous-mêmes, qui se rapporte et se termine à nous, et dont Dieu n'est pas la dernière fin. Cet amour-propre a lieu dans les choses spirituelles, quand on aime la vertu, les dons de Dieu, la sainteté de Dieu, Dieu lui-même par rapport à soi, au goût qu'on y trouve, à l'avantage qui en revient : en un mot, quand on s'établit centre de ses affections et de leurs objets ; lorsque cet amour se porte à des objets défendus, c'est un péché mortel ; il n'est que péché véniel ou imperfection, lorsqu'il s'attache à des objets bons et saints en eux-mêmes, et qu'il conserve d'ailleurs à Dieu la préférence qui lui est due pour lui-même, parce qu'alors le désordre n'est pas dans le fond et dans l'essence de l'amour, mais dans la manière dont on aime.
L'amour de Dieu est toujours infiniment pur dans sa source, qui n'est autre que Dieu lui-même. Il est pur, quoiqu'en différents degrés, dans les Anges et dans les bienheureux. C'est une chose indubitable que l'amour-propre n'entre point dans le ciel ; il faut que le cœur en soit purifié, soit dans cette vie, soit dans le purgatoire.
Comme la marche ordinaire de la grâce est de nous attirer à Dieu par une certaine douceur et par des goûts sensibles, le saint amour dans les commençants et toujours mélangé d'amour-propre ; et Dieu ne s'offense point de ce mélange, qui est une suite nécessaire de notre misère. Il se sert même de cet amour-propre, pour nous détacher des choses de la terre, et nous donner du goût pour celles du ciel ; il s'en sert pour nous faire faire dans ces commencements quantité de sacrifices que nous ne ferions pas autrement. C'est bien l'amour de Dieu qui nous porte à ces détachements et à ces sacrifices, à la pratique de la mortification et de l'oraison ; mais si l'amour-propre n'y trouvait point quelque pâture qui lui semble délicieuse et supérieure à tous les plaisirs de la terre, jamais on n'embrasserait la vie intérieure.
L'amour des commençants n'est donc pas pur, et, dans les règles ordinaires, il ne peut ni ne doit l'être. Mais peu à peu Dieu purifie cet amour de son côté ; et il apprend à l'âme à le purifier du sien. Dieu soustrait par intervalles, et pour un temps, les consolations : on est sec et distrait à l'oraison, à la communion ; les goûts, les élans, les transports affectueux deviennent plus rares, et durent moins de temps. L'âme d'abord se désole ; elle croit que Dieu l'abandonne ; elle est tentée de tout quitter. Si, en effet, elle quittait tout, ce serait une preuve qu'elle est mercenaire, qu'elle n'aime et qu'elle ne cherche qu'elle-même dans la dévotion. Mais si elle est fidèle dans le temps de sécheresse, si elle ne se relâche sur rien, si elle donne à Dieu avec la même générosité tout ce qu'il lui demande, elle commence dès lors à aimer Dieu pour lui-même, et non à cause de ses dons. Telles sont les premières purifications de l'amour.
Après des alternatives plus ou moins longues de consolations et de sécheresses, si l'âme est grande et généreuse, Dieu retire tout à fait le sensible, et ne lui fait goûter son amour que très-rarement, et par instants. L'amour ainsi dépouillé et nu devient plus pur et plus simple. L'âme ne sent plus qu'elle aime ni qu'elle est aimée ; elle ne s'en aperçoit plus ; elle n'y réfléchit plus. Elle aime pourtant et plus fortement que jamais ; mais sans retour sur elle-même, l'amour propre ne trouve plus à quoi s'attacher. La créature disparaît et laisse à Dieu le cœur tout entier. Dans cet état on ne produit guère d'actes formels ; mais on est dans un exercice simple et continuel d'amour. La preuve qu'on aime n'est plus dans le sentiment, mais dans l'oubli de soi-même ; on ne rentre plus dans son intérieur pour voir ce qui s'y passe, ni pour en jouir ; mais on s'éloigne toujours de plus en plus de soi pour s'enfoncer et se perdre en Dieu.
Ce ne sont pourtant pas encore là les grandes purifications de l'amour. Elles se font : 1° par les tentations, qui paraissent détruire en nous les vertus, et qui, en effet, les affermissent et les perfectionnent. Tentations contre la pureté, tentations contre la foi, tentations contre l'espérance, tentations contre la charité du prochain, tentations d'impiété et de blasphème, soulèvement de toutes les passions. Tout cela se passe dans les dehors de l'âme ; son fond n'en est pas altéré ; mais elle n'en sait rien ; elle croit y consentir ; et, quoiqu'on la rassure, elle conserve toujours une certaine crainte d'avoir péché. La voilà donc investie, couverte, pénétrée de sa misère ; elle ne voit en elle qu'ordure et corruption ; elle est bien éloignée alors de s'aimer et de s'estimer elle-même ; elle se méprise, se hait, se regarde comme un monstre. Voyez-vous comme l'amour-propre non seulement n'agit plus dans cette âme, et ne souille plus ses actions et ses motifs ; mais encore comme il se change en une disposition tout opposée ? C'est l'amour de Dieu et l'amour le plus pur qui produit cet effet : car l'âme ne se hait ainsi, que parce qu'elle se croit contraire à Dieu, parce qu'elle se croit pécheresse. Oh ! qu'elle est éloignée alors de consentir au péché! Elle préfèrerait plutôt l'enfer. Cependant les misères qu'elle éprouve la persuadent qu'elle n'est que péché et qu'abomination ; et Dieu ne la met en cet état, que pour lui inspirer une sainte haine d'elle-même, fondée sur la détestation du péché. Que cette haine est un bel acte de contrition ! et qu'elle expie d'une manière bien agréable à Dieu, non les péchés actuels de l'âme, mais ceux qu'elle a pu commettre autrefois !
2° L'amour de Dieu se purifie par les humiliations. Cette âme, qui peu de temps auparavant passait pour sainte dans tout une communauté, dans tout une ville, se voit tout à coup flétrie par des calomnies. On perd la bonne opinion qu'on avait d'elle ; on la regarde comme une hypocrite ; ses paroles les plus innocentes sont interprétées en mauvaise part ; ses actions les plus saintes sont jugées criminelles ; on l'abandonne ; on la fuit ; ses amis mêmes, ses plus intimes confidents se tournent contre elle ; l'autorité la condamne. Elle se tait cependant, elle se laisse juger et condamner. Ainsi, à sa conscience qui lui persuade qu'elle est coupable, se joint le témoignage des hommes qui la traitent comme telle. Elle n'a garde de concevoir contre eux ni haine, ni ressentiment ; et, quoiqu'elle ne se reproche aucune des choses dont on l'accuse, elle croit néanmoins mériter d'ailleurs tous les mauvais traitements qu'on lui fait. Que devient alors l'amour-propre ? Il ne trouve plus d'appui ni dans le témoignage de la conscience, ni dans l'opinion des hommes. Tout est soulevé contre lui au-dedans et au-dehors ; l'amour de Dieu qui devient toujours plus pur, le poursuit, le chasse, et ne lui laisse aucun asile.
3° La dernière purification de l'amour se fait par l'abandon de Dieu même. L'amour-propre persécuté semblait avoir encore cette asile. Dieu le lui ôte. En même temps qu'il livre l'âme aux apparences du péché, et à des humiliations très réelles de la part des hommes, il la traite lui même en juge sévère ; il paraît la rejeter et la réprouver. Sa justice lui porte les plus terribles coups ; elle croit sa perte assurée et sans retour. Quel état ! qu'il est affreux, qu'il est désespérant pour l'amour-propre ! Il lutte, il se défend tant qu'il peut dans ce dernier retranchement. Mais enfin il faut céder : Dieu est le plus fort ; et, par un dernier sacrifice qui est le fruit de l'amour le plus pur, l'amour-propre est arraché de l'âme jusqu'à la moindre racine. Par ce sacrifice, l'amour de Dieu est absolument débarrassé de tout mélange, et il règne seul dans le cœur d'où il a banni son ennemi.
Voilà par quels degrés l'amour divin parvient à sa dernière purification. C'est une erreur de dire ou de penser qu'il n'est pas compatible avec l'espérance. On ne perd jamais cette vertu, même dans les plus violentes tentations du désespoir ; Dieu et le démon se reconnaissent à leurs œuvres. Le démon commence par l'orgueil et finit par la chair. Dieu commence par attaquer la chair, et il finit par anéantir l'orgueil, se servant quelquefois à cette fin des tentations de la chair. L'état d'amour pur en tant qu'il exclurait l'espérance, est donc impossible ; le soutenir est une hérésie formelle.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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