Il y a, comme pour tout le reste, un temps de réfléchir et un temps de ne pas réfléchir. Les réflexions sont utiles et même nécessaires pour bien pénétrer les vérités de la religion, pour rentrer en soi-même et connaître ses défauts. C'est par les salutaires réflexions que les pécheurs reviennent à Dieu, et que le commun des chrétiens se maintient dans la pratique du bien. En général, tant que l'on est dans la voie ordinaire et que l'on conserve le libre usage de son entendement, il faut toujours se conduire par réflexion, s'appliquer à la méditation, sans excès pourtant, et sans trop chercher à creuser, parce qu'il peut y avoir de l'abus dans les réflexions, ainsi que dans les meilleures choses. Le plus grand abus sans doute est d'y faire trop de fond et de compter trop sur son jugement et ses lumières. Beaucoup de défiance de soi-même, beaucoup d'humilité, un recours continuel à Dieu pour qu'il nous éclaire, une certaine sobriété de sagesse qui arrête où il faut la curiosité de l'esprit, sont autant de remèdes efficaces contre l'intempérie des réflexions et les mauvais effets qu'elles pourraient produire.
Mais n'y a-t-il pas une voie où les réflexions sont dangereuses, et où l'on ne saurait trop se les interdire pour se laisser conduire par l'esprit de Dieu et par l'obéissance ? Oui, assurément, et cette voie est la voie obscure de la foi.
On ne peut se mettre de soi-même dans cette voie ; il n'appartient qu'à Dieu seul d'y introduire les âmes sur lesquelles il a des desseins particuliers. Ni les livres, ni les directeurs, ni les propres efforts n'y peuvent rien ; il faut attendre que la grâce agisse, et ne se permettre point de penser à de semblables états, ni d'y aspirer ; sans quoi l'on serait infailliblement exposé à l'illusion. Mais l'on ne saurait non plus contester la réalité de cette voie ; et la marque principale à laquelle on reconnaît que Dieu y introduit une âme, c'est lorsqu'elle n'a plus la même liberté qu'auparavant d'user de ses facultés dans l'oraison ; lorsqu'elle ne peut plus s'appliquer à un sujet pour en tirer des réflexions et des affections, et qu'elle goûte au-dedans une certaine paix savoureuse, qui sur passe tout sentiment qui lui tient lieu de tout, et qui la force, pour ainsi dire, à se tenir dans le repos et le silence. Quand un directeur éclairé a suffisamment constaté cette disposition de l'âme, et qu'il est bien assuré qu'elle n'y met rien du sien, mais qu'elle ne fait que se prêter à l'action de Dieu, alors il n'y a pas lieu de douter que Dieu ne fasse entrer cette âme dans la voie de la foi. Je suppose d'ailleurs que cette âme est reconnue pour être droite, simple, docile, de bon esprit et de bon sens, et qu'elle a vécu dans l'innocence, ou du moins qu'elle est revenue sincèrement à Dieu, et qu'elle mène depuis quelque temps une vie chrétienne et édifiante. Car il est rare qu'un pécheur soit tout d'un coup mis dans la voie de la foi ; quoique la chose ne soit pas sans exemple, témoin sainte Marie Égyptienne et quelques autres.
Or, c'est dans la voie de la foi que les réflexions sont dangereuses, et que tous les maîtres de la vie spirituelle conviennent qu'on ne doit ni les écouter, ni les suivre. Il y en a plusieurs raisons solides, prises les unes de la nature de cette voie, les autres de l'objet des réflexions qui se présentent alors à l'esprit, et d'autres enfin de la cause qui inspire ou suggère ces réflexions.
La voie de la foi est essentiellement une voie obscure, une voie où l'âme ne connaît rien par les lumières ordinaires de la raison, une voie où Dieu se propose principalement de faire mourir le propre esprit. Il est donc évident que, dans une telle voie, ce n'est plus par nos réflexions que nous devons nous conduire, mais par la lumière de la foi et par le mouvement du Saint-Esprit. Il n'est donc plus question alors ni de méditer, car on ne le peut plus ; ni de suivre des méthodes, car le Saint-Esprit souffle où il veut et quand il veut ; ni d'exercer le propre esprit, car il faut qu'il meure ; ni de réfléchir sur ce qui se passe en soi, car on ne pourrait le discerner, ni porter sur cela un jugement éclairé.
La voie de foi est une voie où Dieu, maître de l'âme et de sa liberté qu'elle lui a donnée, dispose d'elle à son gré ; y opère ce qu'il lui plaît, y exerce un domaine souverain, et où il ne souffre pas que rien s'oppose à son action. Or, rien ne mettrait plus d'obstacle à l'action de Dieu que les réflexions que ferait l'âme, ou pour se gouverner elle même, ou pour juger de ce qui se passe en elle, et prendre son parti en conséquence. Il est évident que de telles réflexions gêneraient et empêcheraient l'opération divine, et par conséquent nuiraient à l'âme, jusqu'à la faire même sortir de son état. La voie de foi est une voie de sacrifice, une voie d'immolation continuelle, une voie qui aboutit à la perte totale en Dieu. Cette voie douce, et enrichie dans les commencements de dons et de lumières, est ensuite une voie d'obscurité, de nudité, de dépouillement, où l'âme se trouve réduite aux dernières extrémités sans avoir, ni du côté de Dieu, ni du côté des créatures, ni du sien propre, aucun soutien, aucun appui perceptible. Or, il est manifeste qu'un tel état, dans toute sa suite, ne saurait subsister avec les réflexions, qu'il les exclut absolument, et qu'il est nécessaire que l'âme ne voie pas, ne sache pas où elle va, où Dieu a dessein de la conduire, ni par quels chemins il la mène ; autre ment, elle ne se résoudrait jamais à faire les sacrifices que Dieu prétend exiger d'elle. Elle ne ferait pas en particulier le sacrifice de son esprit si elle conservait toujours l'usage de la réflexion ; et l'immolation totale que Dieu attend d'elle n'aurait jamais lieu.
Enfin, la voie de foi est une voie de tentations où Dieu donne au démon un pouvoir étrange sur l'âme pour l'exercer. Il lui permet de remplir l'esprit de ténèbres, l'imagination de mille fantômes, la volonté de sentiments de blasphèmes, de désespoir, d'impureté, d'impiété. L'âme doit porter tout cela, et en venir par degrés jusqu'à croire que tout cela naît de son fond, qu'elle y consent, et que pour ce sujet elle est justement réprouvée de Dieu. Cet état de tentations extrêmes, où elle ne peut se soutenir que par l'abandon et la confiance en Dieu, est-il compatible avec les réflexions qu'elle ferait sur elle-même ? Il est trop visible que non. Tout ceci pourrait être considérablement étendu ; mais j'en ai dit assez pour faire comprendre que les réflexions ne peuvent que tout gâter dans la voie de pure foi, qui n'est appelée de la sorte que parce qu'elle bannit toutes les réflexions.
De plus, l'objet même de ces réflexions fournit de nouvelles raisons pour les interdire à ceux qui sont dans cette voie. Car leur objet est, ou de reconnaître ce que Dieu fait en nous, et les raisons de sa conduite, et Dieu veut que l'âme ignore les opérations secrètes de sa grâce ; ou de chercher des assurances, et Dieu ne tend qu'à ôter à l'âme toute assurance ; ou d'examiner la manière dont le directeur nous conduit, et Dieu n'exige pas moins l'obéissance du jugement que celle de la volonté. Il est essentiel à cette voie que l'âme y marche à l'aveugle, et qu'elle se repose sur Dieu du soin de la gouverner et de la conduire sûrement au terme, sans qu'elle sache où elle est, où elle va, où elle aboutira. Ainsi, tout raisonnement, toute prévoyance, tout examen, tout regard sur soi, est sévèrement interdit comme une infidélité, un écart hors de la voie, une tentation dont l'effet immanquable est de retirer l'âme de la conduite de Dieu.
Enfin, il est certain que l'âme, dans cette voie, ne doit admettre de pensées que celles qui lui viennent de Dieu. Or, toutes les réflexions qui se présentent alors à l'âme, et qui ont pour principe ou la curiosité, ou l'inquiétude, ou la prévoyance, ou une secrète complaisance, viennent du propre esprit ou sont suggérées par le démon. Il est aisé de le reconnaître, parce qu'elles lui inspirent de la vanité et de la présomption, ou qu'elles la jettent dans le trouble et le désespoir. Elle doit donc les rejeter et ne jamais s'y arrêter volontairement. C'est l'unique moyen qu'elle ait de conserver la paix intérieure dans un état si violent.
D'ailleurs, les vicissitudes dans cette voie sont telles et si fréquentes, que l'âme essayerait en vain de les observer, d'en tenir compte et de s'en rappeler le souvenir ; d'un jour à l'autre, du matin au soir, d'une heure à l'autre, son état change : son image et celle du ciel chargé d'orage, ou de la mer agitée par la tempête. Quel moyen de réfléchir dans de pareilles agitations ? Et quel fond pourrait-elle faire sur des pensées suggérées par la nature réduite aux abois ou par l'esprit de ténèbres ? L'orage est-il passé et le calme a-t-il succédé, elle jouit de ce calme et ne songe plus à la tourmente qu'elle vient d'essuyer.
Mais, dira-t-on, n'y a-t-il pas d'inconvénient à interdire à l'âme toute réflexion sur son état ? car c'est uniquement de quoi il s'agit. Non ; il n'y en a aucun dès qu'on a toutes les preuves requises de la réalité de cet état. Moins l'âme réfléchira, plus elle avancera, plus elle sera forte contre le démon et contre elle-même, plus elle aura de générosité à accomplir tous les sacrifices que Dieu lui demande. J'ajoute qu'elle abrégera considérablement par là le temps de ses épreuves, qu'elle s'épargnera beaucoup de peines dont ses propres réflexions sont la source, et qu'elle en sera moins à charge à celui qui la conduit.
(Extrait du Manuel des âmes intérieures)
Reportez-vous à On satisfait à la plainte de ceux qui éprouvent des sécheresses dans l'oraison, Dieu seul, De la pensée de l'éternité, Réponse à quelques doutes touchant l'Oraison, par le R.P. Jean-Joseph Surin, De l'Oraison du Père Surin dans l'union avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, De l'homme intérieur, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Instruction pour les personnes qui entrent dans la voie d'Oraison, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des Vertus, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Que les âmes lâches fassent tous leurs efforts pour acquérir la bonne volonté qui leur manque, De l'Oraison et de la Contemplation, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Simple et courte méthode d'oraison mentale, De l'Oraison, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Pénitence et de l'Oraison, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, De la contemplation, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De quelques moyens de bien faire l'oraison mentale, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la présence de Dieu, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Du renouvellement de l'esprit, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Combien sont mal fondées les plaintes de ceux qui se disent incapables de méditer, Sur la pensée de la mort, Sur les paroles du Psaume LXXXll : Je suis devenu, en votre présence, comme une bête de somme, et je suis toujours avec vous, Marthe et Marie, De la pureté d'intention, Le prix d'une âme, De la Providence de Dieu sur ses enfants, De la générosité, De l'anéantissement, Du moi humain, Conduite à tenir à l'égard des tentations, De la violence qu'il faut se faire à soi-même, Des tentations, Du directeur, Du cœur humain, Du monde, Faiblesse et corruption du cœur humain, Aveuglement de l'homme, Remèdes à l'amour-propre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'amour du prochain, De l'esprit de Foi, De la fidélité aux petites choses, Sur les trois mots qui furent dits à saint Arsène : Fuyez, taisez-vous, reposez-vous, De l'emploi du temps, Ce que Dieu nous demande, et ce qu'il faut demander à Dieu, Commerce : Image de la vie spirituelle, De la liberté des enfants de Dieu, Instruction sur la Grâce, Instruction sur la Prière, Sur la sainteté, De la Crainte de Dieu, Conduite de Dieu sur l'âme, Moyens d'acquérir l'amour de Dieu, Quels moyens prendrez-vous pour acquérir, conserver et augmenter en vous l'amour de Dieu ?, Litanies de l'amour de Dieu, Soupir d'amour vers Jésus, Prière de Sainte Gertrude, Élan d'amour, Prière, Acte d'amour parfait, de Sainte Thérèse d'Avila, Prière de Saint Augustin, pour demander l'amour divin, Motifs et marques de l'amour de Dieu, De l'amour parfait, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Se conformer en tout à la volonté de Dieu, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Instruction sur la Charité, Méditation sur l'excellence de la Charité, Prière pour demander la charité, De la force en soi-même et de la force en Dieu, De la consommation en la Grâce, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la croix, De la Simplicité, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des Vertus, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'Union avec Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Le Paradis de la Terre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la paix du cœur, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Avis important pour ceux qui ont des peines d'esprit, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la vie nouvelle en Jésus-Christ, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la vie parfaite, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des moyens de parvenir à la vraie et solide vertu, Idée de la vraie Vertu, De la vraie et solide dévotion, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, En quelque état que vous soyez, rendez respectable, par vos sentiments et votre conduite, votre titre de Chrétienne, En quoi consiste l'exercice de la présence de Dieu, De la doctrine de Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et Des Conseils Évangéliques, par le R.-P. Jean-Joseph Surin.
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