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vendredi 31 juillet 2020

De la pureté d'intention


Sainte Catherine de Gênes
Si votre œil est simple, dit Jésus-Christ, tout votre corps sera lumineux. L'intention est l'œil de l'âme, puisqu'elle est le motif qui la fait agir, le but qu'elle se propose, le flambeau qui l'éclaire et la dirige. Si cet œil est simple, c'est-à-dire si l'intention est pure, si elle ne regarde que Dieu, si elle n'est pas double, et si elle ne se replie point sur nos propres intérêts, tout notre corps, c'est-à-dire toutes nos actions seront saintes, et participeront à la vraie lumière, qui est Dieu.
La simplicité de l'intention en suppose la droiture et la pureté. L'intention est droite quand on ne cherche point à se tromper soi-même, quand on agit de bonne foi, quand on fait tout ce qu'on peut pour connaître et suivre la vérité. Cette droiture d'intention est bien rare parmi les hommes. Les erreurs, les préjugés, les passions, les vices, et même les moindres défauts, y donnent de grandes atteintes, et rendent la conscience fausse, souvent sur des objets très importants. Tant qu'on ne sera pas en garde et toujours en garde contre l'amour-propre, le plus dangereux des séducteurs, on aura toujours sujet de se défier de la droiture de ses vues, et l'on ne sera pas exempt de tout reproche à cet égard.
L'intention est pure lorsqu'elle n'est point mélangée, lorsque Dieu seul en est l'objet, et qu'elle n'est infectée d'aucune vue d'amour propre. Cette pureté a ses degrés, et elle n'est parfaite que dans les plus saintes âmes : c'est même dans cette pureté d'intention que consiste proprement la sainteté. Tant qu'on aime Dieu avec quelque retour sur soi-même, qu'on ne l'aime pas uniquement pour lui ; tant qu'on regarde le propre intérêt de son service, qu'on se cherche soi-même, si peu que ce soit; tant qu'on envisage la perfection par rapport à soi, même au bien spirituel qui nous en reviendra ; en un mot, tant que le moi entre pour quelque chose dans notre intention, elle est, je ne dis pas criminelle ni même mauvaise, mais mêlée d'imperfection et d'impureté ; elle n'a pas cette éminente simplicité qui est si agréable à Dieu.
La simplicité d'intention exclut absolument toute multiplicité ; elle ne se porte pas sur plusieurs objets, mais sur un seul, qui est Dieu ; et dans Dieu même elle n'envisage que sa gloire, son bon plaisir, l'accomplissement de sa volonté. L'intention simple est toute pour Dieu ; l'âme ne s'y regarde point, ne s'y compte pour rien ; ce n'est pas qu'elle exclue ses véritables intérêts, à Dieu ne plaise ! mais elle n'y fait pas attention, elle les oublie ; elle va jusqu'à les sacrifier, si Dieu la met dans le cas de faire ce sacrifice ; et elle consent de tout son cœur à le servir pour lui-même, sans espoir de retour. Quand on en est là, l'intention est parfaitement simple et pure ; elle communique aux actions même les plus petites une valeur inestimable ; Dieu les agrée, les adopte, se les approprie, comme faites uniquement dans la vue de lui plaire; et l'on peut juger si, quand le moment en sera venu, il les récompensera libéralement. Je le dis hardiment : la moindre chose faite avec cette pureté est d'un plus grand prix aux yeux de Dieu que les plus grandes actions, les plus pénibles, les plus mortifiantes pour la nature, s'il y entre le plus petit mélange de propre intérêt. C'est que Dieu ne regarde point à la matière de nos actions, mais au principe d'où elles partent ; et que ce n'est pas ce que nous faisons qui le glorifie, mais la disposition de notre cœur en agissant. Nous avons peine à concevoir cela, parce que nous ne pouvons pas nous dépendre de nous-mêmes, et que le malheureux amour-propre se glisse partout, corrompt et empoisonne tout. Mais au fond la chose est et doit être ainsi ; et, si nous voulons réfléchir sur nous-mêmes, nous verrons que, dans les services qu'on nous rend, nous suivons la même règle que Dieu ; que nous estimons moins ces services parce qu'ils sont en eux-mêmes que par l'affection avec laquelle on nous les rend, et que cette disposition intérieure en fait le principal mérite. La différence qu'il y a entre Dieu et nous, c'est que nous ne connaissons pas avec assurance la disposition du cœur, et que Dieu la voit. Mais, du reste, nous voulons comme lui être aimés, être servis pour nous-mêmes ; c'est là ce qui nous rend chères et précieuses les moindres attentions ; enfin, nous aimons plus la volonté de nous obliger sans le bienfait, que le bienfait sans la volonté de nous obliger.
Nous ne méritons pas qu'on nous aime et qu'on nous oblige pour nous-mêmes ; et c'est une injustice, c'est un vol que nous faisons à Dieu, quand nous voulons qu'on nous aime ainsi; mais Dieu le mérite, et il a seul droit de prétendre à un tel amour ; il y a droit à toutes sortes de titres, quand même, par une bonté infinie, il ne se serait pas engagé à nous en récompenser.
Mais que faut-il faire pour parvenir à cette pureté d'intention ? Une seule chose : ne point se conduire soi-même, ne disposer en rien de soi-même, mais se laisser entre les mains de Dieu, le prier qu'il nous gouverne, non-seulement pour le dehors, mais encore plus pour le dedans ; qu'il s'empare de notre esprit et de notre cœur ; qu'il nous inspire des pensées, des affections, des motifs dignes de lui ; qu'il nous purifie de ce levain d'amour-propre que nous portons dans l'intime de l'âme ; et que, par des moyens que lui seul connaît et peut mettre en usage, il nous élève par degrés à cette sublime pureté. Ces moyens sont durs à la nature, et ils doivent l'être, puisqu'ils ont pour objet de la détruire.
Il faut donc s'attendre à passer par de rudes épreuves; mais Dieu donne à une âme généreuse la force de les porter. Elle sent que ces épreuves la purifient, la détachent d'elle-même, l'unissent à Dieu sans milieu ; et ce sentiment les lui rend non-seulement légères, mais agréables et désirables : en sorte que, malgré les répugnances extrêmes de la nature, qui ne saurait consentir à sa destruction, elle les accepte et les embrasse de tout son cœur, et ne voudrait pour rien au monde s'y soustraire ni en voir la fin, avant le moment que Dieu a marqué.
Tout ce que nous avons à faire de notre côté, c'est, à mesure que nous apercevons dans nos intentions quelque chose d'humain, de naturel, d'imparfait, de le rejeter et de le désavouer, selon la lumière que Dieu nous donne. Cette lumière change suivant les divers états où nous entrons. D'abord elle ne nous montre que les imperfections les plus grossières ; bornons-nous pour lors à rectifier celles-là, et gardons-nous bien de vouloir nous mettre tout d'un coup dans une pureté de désintéressement dont nous ne sommes pas capables. Laissons faire Dieu. Ayons seulement l'intention qu'il nous purifie; secondons son action, faisons les sacrifices à mesure qu'ils se présentent ; ne prévenons rien par des ferveurs d'imagination, et soyons assurés que Dieu nous purifiera par des voies auxquelles nous ne nous attendons pas.
Mais n'est-il pas nécessaire, à chaque action que l'on fait, d'avoir une intention expresse et marquée, et de se dire à soi-même : Je fais telle chose dans telle vue ? C'est ce qu'on appelle la direction d'intention. Je réponds que quand on s'est une fois donné à Dieu, cela n'est pas nécessaire, ni même à propos. L'intention générale de plaire à Dieu, de faire sa volonté, suffit ; et l'on a toujours cette intention, dès qu'on s'est donné sincèrement à lui. Tant que le don de soi-même subsiste, l'intention subsiste aussi : il n'est pas besoin de la renouveler, ni d'y réfléchir, ni de s'en rendre, pour ainsi dire, compte à soi-même. Si l'on s'apercevait que l'on se fût repris en quelque chose, il n'y a simplement qu'à rendre à Dieu ce qu'on lui a pris après le lui avoir donné, et se remettre dans la voie de l'abandon.
Cette intention générale, qu'il est bon de renouveler chaque matin, renferme éminemment toutes les intentions particulières, et elle a seule plus de perfections que toutes les autres ensemble. Si elle est plus parfaite, elle est aussi plus avantageuse pour l'âme, et elle lui procure plus de bien que toutes les autres. Ainsi il n'est pas besoin qu'on se propose ni de satisfaire pour ses péchés par telle bonne œuvre, ni d'acquérir telle vertu, ni d'obtenir telle grâce. L'intention générale de faire la volonté de Dieu comprend tout cela, et elle a l'avantage de détourner nos regards de dessus nous-mêmes, ce que n'ont pas les autres. On ne doit donc pas être surpris lorsqu'on entend une sainte Catherine de Gênes dire qu'elle ne pouvait plus penser à gagner les indulgences. Est-ce qu'elle ne faisait pas cas des trésors de l'Église ? Ce serait un crime de le penser. Est-ce qu'elle n'avait pas l'intention générale de les gagner ? Elle l'avait sans doute. Est-ce qu'elle ne les gagnait pas, faute d'y penser expressément ? Dieu occupait sa pensée à quelque chose de mieux ; et pouvait-il refuser le pardon de ses péchés, et la participation au mérite des saints, à une âme qui ne vivait que de son amour, qui ne se gouvernait que par son esprit, qui n'avait en vue que sa gloire ?
Ayons cette intention pure dans les sens que je l'ai expliqué, ce regard simple vers Dieu, ce zèle de la gloire et des intérêts de Dieu ; ne pensons, n'agissons, ne souffrons que pour lui, et tous nos péchés nous seront remis, et nous acquerrons toutes les vertus, et nous obtiendrons toutes les grâces, et nous mettrons Dieu dans une espèce de nécessité de pourvoir en Dieu à tous nos intérêts que nous aurons négligés, oubliés, sacrifiés pour les siens. Voilà la plus sainte et la plus excellente de toutes les méthodes.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


Reportez-vous à Marthe et MarieDe la droiture et de la pureté d'intention que nous devons avoir en toutes nos actions, De ce que nous devons faire pour acquérir tous les jours une plus grande pureté d'intention, Le prix d'une âme, De la Providence de Dieu sur ses enfants, De la générosité, De l'anéantissement, Du moi humain, Conduite à tenir à l'égard des tentations, De la violence qu'il faut se faire à soi-même, Des tentations, Du directeur, Du cœur humain, Du monde, Faiblesse et corruption du cœur humain, Aveuglement de l'homme, Remèdes à l'amour-propre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'amour du prochain, De l'esprit de Foi, De la fidélité aux petites choses, Sur les trois mots qui furent dits à saint Arsène : Fuyez, taisez-vous, reposez-vous, De l'emploi du temps, Ce que Dieu nous demande, et ce qu'il faut demander à Dieu, Commerce : Image de la vie spirituelle, De la liberté des enfants de Dieu, Instruction sur la Grâce, Instruction sur la Prière, Sur la sainteté, De la Crainte de Dieu, Conduite de Dieu sur l'âme, Moyens d'acquérir l'amour de Dieu, Quels moyens prendrez-vous pour acquérir, conserver et augmenter en vous l'amour de Dieu ?, Litanies de l'amour de DieuSoupir d'amour vers Jésus, Prière de Sainte Gertrude, Élan d'amour, Prière, Acte d'amour parfait, de Sainte Thérèse d'Avila, Prière de Saint Augustin, pour demander l'amour divin, Motifs et marques de l'amour de Dieu, De l'amour parfait, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Se conformer en tout à la volonté de Dieu, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Instruction sur la Charité, Méditation sur l'excellence de la Charité, Prière pour demander la charité, De la force en soi-même et de la force en Dieu, De la consommation en la Grâce, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la croix, De la Simplicité, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des Vertus, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'Union avec Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Le Paradis de la Terre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la paix du cœur, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Avis important pour ceux qui ont des peines d'esprit, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la vie nouvelle en Jésus-Christ, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la vie parfaite, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des moyens de parvenir à la vraie et solide vertu, Idée de la vraie Vertu, De la vraie et solide dévotion, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, En quelque état que vous soyez, rendez respectable, par vos sentiments et votre conduite, votre titre de Chrétienne, En quoi consiste l'exercice de la présence de Dieu, De la doctrine de Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et Des Conseils Évangéliques, par le R.-P. Jean-Joseph Surin.
















jeudi 30 juillet 2020

Le prix d'une âme


La Crucifixion (Dürer)
Si la religion humilie l'homme en lui apprenant qu'il est tiré du néant, conçu dans le péché, enclin au mal, incapable d'aucun bien surnaturel ; d'un autre côté elle l'élève et lui inspire les plus grands sentiments de lui-même en lui faisant connaître sa nature, sa destination et ce que son salut a coûté à Dieu.
L'âme humaine, par sa nature, est douée de la faculté de connaître Dieu, et de la capacité de l'aimer. Son intelligence, se transportant au-delà de tous les êtres créés et finis, s'élève jusqu'à l'Être incréé et infini, source de tout bien et de toute perfection ; elle en a une idée claire, intime, ineffaçable. Sa volonté est faite pour aimer ce souverain bien que l'intelligence lui propose. Ses désirs, que nul objet fini ne peut remplir, et qui s'étendent au-delà des limites de cette vie, se portent nécessairement vers un bien souverain, éternel, infini, qui seul peut la rendre heureuse. Si elle veut développer le désir qu'elle a du bonheur, et l'idée qu'elle s'en forme, elle trouvera que l'objet de cette idée et de ce désir n'est et ne peut être que Dieu. Voilà ce qu'elle porte empreint dans le fond de sa nature, ce que sa raison lui découvre pour peu qu'elle veuille réfléchir, et ce que ni les préjugés ni les passions ne sauraient effacer. Tout ce qui n'est pas Dieu, tout ce qui ne se rapporte pas à Dieu, est indigne d'occuper l'esprit et le cœur de l'homme, n'a point de proportion avec l'immensité de ses vues et de ses désirs, et ne les contentera jamais pleinement. Les philosophes païens ont compris jusqu'à un certain point cette vérité ; et c'est ce qui rendait l'homme si grand à leurs yeux. Heureux si dans leur conduite ils avaient suivi la lumière de leur raison et l'instinct secret de leur cœur !
Non-seulement l'homme est destiné à connaître et à aimer Dieu ici-bas ; mais il doit, dans une autre vie, le posséder éternellement. C'est peu pour lui d'être immortel : il doit s'unir un jour à la source de l'immortalité, et être heureux du bonheur même de Dieu. Que lui servirait, en effet, l'immortalité, s'il désirait toujours Dieu sans le posséder jamais ? Un tel désir, s'il n'était rempli, serait un tourment. Telle est donc sa fin dernière, la jouissance éternelle de Dieu. Il le verra, il le contemplera en lui-même ; et cette vue, cette contemplation le comblera d'une joie ineffable. La raison nous met sur les voies de cette grande vérité, mais la révélation seule nous en instruit distinctement. Et, comme c'est un bienfait excellent qui n'était pas dû à notre nature, nous ne pouvions en avoir connaissance que par une déclaration expresse de Dieu. Aussi n'en voit-on rien dans les écrits des sages de l'antiquité.
Mais cette possession éternelle de Dieu n'est pas promise à l'homme absolument et sans condition : il faut qu'il la mérite par le bon usage de sa liberté pendant cette courte vie ; et Dieu lui donne ou lui offre tout ce qui est nécessaire de sa part pour en bien user. Et en quoi consiste ce bon usage de la liberté ? À aimer, à servir Dieu selon l'étendue des connaissances que lui fournissent la raison et la religion ; à pratiquer un certain nombre de préceptes qui n'ont au fond rien que de juste, que la raison ne peut s'empêcher d'approuver, vers lesquels un cœur droit se porte de lui-même, et dans l'observation des quels l'homme trouve dès ici-bas la paix et le bonheur. Que l'homme est grand, considéré sous ce point de vue ! Que ses idées sont nobles, que ses sentiments sont élevés, que ses actions sont pures, qu'il est digne de l'estime et de l'amitié de Dieu et de ses semblables, lorsqu'il pense, qu'il parle, qu'il agit conséquemment à cette sublime destination, qu'il ne la perd jamais de vue et qu'il ne se permet jamais rien qui l'en écarte ! Quel usage plus légitime et plus excellent peut-il faire de sa raison et de sa liberté ? Mais qu'il est petit, qu'il est insensé, qu'il est injuste et cruel envers lui-même, lorsque, bornant toutes ses idées et ses affections à une vie fugitive, à une vie dont il n'a pas un seul moment en son pouvoir, il se prostitue à des biens qui ne sont pas faits pour lui, à des biens qui le laissent vide et toujours plus affamé ; et que, pour s'en procurer la jouissance, il foule aux pieds la loi de Dieu, et s'expose à perdre les biens éternels qui l'attendent ! Est-il une folie comparable à celle-là ? Peut-on porter plus loin la dégradation de son être ? Peut-on être plus ennemi de soi-même ? Cieux, soyez dans l'étonnement, s'écrie Dieu à la vue d'un si étrange renversement : Portes du ciel, livrez-vous à la plus extrême désolation. Mon peuple, ces hommes formés à mon image, destinés à être les citoyens de mon royaume, à partager ma gloire et ma félicité, ont fait deux maux : ils m'ont abandonné, moi qui suis la source de l'eau vive, du vrai bonheur ; et ils se sont creusé des citernes qui fuient, et ne peuvent garder leurs eaux. (JÉRÉM. 11, 12, 13) Ces deux maux, qu'on ne croirait pas possibles de la part d'un être raisonnable, sont cependant deux maux communs, répandus partout, et en quelque sorte universels. Dans tous les pays, au centre même des lumières et de la religion, presque tous les hommes oublient Dieu, méprisent Dieu, outragent Dieu, le regardent comme un mortel ennemi, parce qu'il les a créés pour lui, parce qu'il les a destinés à jouir de son bonheur, parce qu'il veut les associer à sa propre félicité, et qu'il leur défend de s'attacher à des biens fragiles, indignes d'eux, incapables de les satisfaire. Ils fixent presque tous leurs yeux vers la terre, qui est le lieu de leur exil, et ils dédaignent de regarder le ciel, qui est leur véritable patrie.  Ils ne désirent l'immortalité que pour posséder toujours les biens de ce monde ; et ils ne se consolent de l'affreuse perspective de la mort que dans l'espérance de retomber dans le néant d'où ils sont sortis.
Mais ce qui met le comble à la grandeur de l'homme et au désordre de son avilissement, c'est la considération de ce que le salut de son âme a coûté à Dieu. Le Verbe de Dieu, le Fils éternel de Dieu, Dieu comme son Père, égal en tout à son Père, s'est uni à la nature humaine, a pris une chair passible et mortelle, a conversé parmi les hommes, a daigné les instruire par ses discours et par ses actions, et, victime volontaire, s'est immolé pour eux à la justice divine, pour expier leurs péchés, pour les réconcilier avec Dieu, pour leur rendre leur première destination dont ils étaient déchus, et pour leur procurer tous les secours et les moyens de salut. Ce que Jésus-Christ a fait et souffert pour tous les hommes, il l'a fait et souffert pour chacun d'eux en particulier ; et il n'aurait pas cru en trop faire quand il ne se fût agi que de sauver un seul homme. Le salut d'une âme est donc le prix du sang d'un Dieu, le prix de la mort d'un Dieu, le prix du plus grand sacrifice que pût faire un Dieu revêtu de notre nature. Cela est incompréhensible, je le sais ; et, si ce mystère n'était appuyé de tout le poids des preuves de la révélation, la raison humaine ne pourrait se déterminer à le croire. Mais si ce mystère est d'une vérité, d'une certitude, d'une évidence morale à laquelle nul esprit raisonnable ne peut se refuser, que prouve-t-il ? Que la dignité d'une âme est incompréhensible ; qu'elle mérite qu'un Dieu s'abaisse, qu'un Dieu s'anéantisse, qu'un Dieu se sacrifie pour la sauver et la rendre éternellement heureuse. Pouvons-nous craindre de nous tromper en l'estimant ce qu'un Dieu l'a estimée ? Et si, pour nous sauver nous-mêmes, Dieu exigeait de nous le même sacrifice auquel Jésus-Christ s'est volontairement soumis, pourrions-nous dire qu'il en demande trop ?
Que prouve encore ce mystère ? Il prouve qu'un chrétien qui en est instruit, et qui, pour contenter une misérable passion, consent à perdre son âme pour jamais, rend inutiles les souffrances, la mort, le sacrifice d'un Dieu ; ce n'est pas assez dire : il les tourne à son dam, et se creuse un enfer mille fois plus profond que celui dont Jésus-Christ l'a tiré.
Et que dirons-nous de ceux qui, de l'incompréhensibilité même de ce mystère, se font un titre pour le traiter de chimère et d'absurdité ? Ils ne veulent pas qu'un Dieu les ait estimés si haut ; ce n'était pas la peine, disent-ils, que ce Dieu fait homme mourût pour eux sur une croix. L'âme humaine est trop peu de chose, pour que son bonheur coûtât tant à un Dieu. À les entendre, ils prennent le parti de Dieu et de sa gloire ; ils trouvent que c'est de la part de l'homme un orgueil insupportable de s'être imaginé que son âme peut être mise à un si haut prix : comme si un mystère si élevé, si incroyable, pouvait être une invention de l'imagination et le fruit de l'orgueil humain ! Laissons ces impies, qui font de vains efforts pour justifier leur impiété.
Pour nous, qui croyons humblement et fermement ce que Dieu nous a révélé, apprenons, à la vue d'un Dieu en croix, ce que vaut notre âme ; ne la perdons pas, ne la prostituons pas aux créatures ; et, pour mettre en sûreté son salut éternel, qui a tant coûté au Fils de Dieu, prions Jésus-Christ lui-même de se charger du soin de la conduire et de la gouverner. Un trésor si inestimable courrait de trop grands risques entre nos mains. Confions-le à ce Dieu sauveur ; rendons-le maître de notre liberté, dont il nous est si aisé d'abuser, et dont l'abus peut entraîner de si terribles conséquences. Abandonnés à la conduite sûre et infaillible de sa grâce, nous n'avons rien à craindre : il nous aime trop, il prend trop d'intérêt à notre salut, pour ne pas assurer par là le prix de son sang et de ses souffrances.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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mercredi 29 juillet 2020

Quel est le dessein de Satan contre l'Église, qui le veut déposséder ?


Saint Bruno délivrant une femme possédée du démon


I. Dans la possession, le diable combat contre un homme faible : et dans l'Exorcisme, l'Église en la vertu de Jésus-Christ, combat contre le diable et le veut déposséder.

II. Le diable qui emploie sa force contre l'homme, emploie sa fraude contre l'Église, essayant de tromper le plus fort, et de vaincre le plus faible.

III. Satan comparaît devant l'Église, comme un Criminel devant l'officier du Prince lequel il a offensé ; c'est pourquoi il se cache autant qu'il peut.

IV. Satan ne pouvant maintenir de force sa possession contre l'Église, et ne la voulant aussi abandonner, essaye d'empêcher qu'elle ne paraisse : ce qu'il peut faire aisément.

V. Mais Dieu met des limites à sa Ruse aussi bien qu'à sa Rage ; et lors n'en pouvant plus, il emprunte du monde, dont il est le Prince, la Force et la Calomnie.



Le duel de l'ennemi contre l'homme est suivi d'un combat public de l'Église contre l'ennemi, laquelle se sentant intéressée en l'outrage fait à un de ses membres, travaille par sa prudence à reconnaître l'adversaire qui le rend offensé, et à le vaincre par la force conférée à un des ordres de sa Milice. Ce parti est bien différent de celui que Satan combattait auparavant ; et aussi la manière et l'issue du combat est du tout dissemblable. Là il n'agissait qu'avec un faible ennemi bien inégal à sa condition : Et il agit ici avec un Corps armé de la force du Dieu des batailles. Là comme le plus fort, il est l'agresseur et même le possesseur : Ici comme le plus faible il est agressé par l'Église qui en fin le dépossède. Là comme victorieux il saisit et tourmente ce pauvre Esclave : Ici comme vaincu il est saisi et captivé lui-même. L'Église exerçant sur lui poenam talionis, et l'affligeant plaga occulta, poena manifesta, dit S. Cyprien, ainsi qu'il afflige le possédé d'un tourment manifeste dont le bourreau est occulte et invisible.

Or comme l'inégalité de l'homme au regard de Satan l'anime à employer sa force contre ce pauvre esclave : Ainsi son inégalité au regard de l'Église le réduit à user de sa fraude, essayant de tromper le plus fort et de vaincre le plus faible. Car c'est l'artifice des prudents, de changer d'avis et de moyens selon les diverses circonstances. C'est le stratagème des guerriers, d'employer la fraude ou la force, selon la différence des ennemis. Et c'est le conseil d'un cruel Tyran de joindre en la conduite des affaires, la peau de Renard à la peau de Lion. Satan ne l'omet pas en ce dessein si important, lui qui surpasse en Tyrannie tous les grands de la terre, dont il est le premier ; en Prudence tous les enfants du siècle, dont il est le Prince ; en Expérience tous les guerriers du monde, dont il est le plus ancien et le plus assidu, ayant commencé la guerre au Ciel avant la création de l'homme, et la continuant en la terre depuis cinq mille ans. Il change donc de dessein, selon le change qu'on lui donne en ce combat ; Il se résout à employer sa fraude contre le parti le plus fort, et à déployer sa rage contre le plus faible ; Et il prend la peau de Lion contre l'Énergumène, et la peau de Renard contre l'Église.

Et comme l'effet ordinaire de sa ruse est de se cacher en quelque manière à celui lequel il veut tromper ; ores en dissimulant la malignité de son intention, lorsqu'il contente l'esprit curieux duquel il est familier, ores en déguisant sa difformité, lorsqu'il converse avec l'âme pieuse, pour la séduire, ores en cachant sa misère et son tourment, lorsqu'il induit par plaisirs une âme faible à pécher. Ainsi le sujet de sa fraude en l'Énergumène, est de cacher à l'Église sa présence et son attentat ; d'autant qu'il comparaît devant elle comme un criminel devant l'Officier du Prince, lequel il a offensé. Car il a violé l'image et les armes de la Divinité, en outrageant l'homme auquel elles sont empreintes : Et Dieu a constitué l'Église avec autorité non seulement sur les hommes, mais aussi sur les diables. Devant elle donc Satan ne manifeste pas aisément son attentat, non plus que le criminel n'avoue son forfait sans contrainte.

Cette qualité en laquelle Satan comparaît devant l'Église, et la condition du crime duquel il est atteint, suffit à présumer que tandis qu'il n'est pas convaincu il a intention de faire des feintes pour la tromper, et non pas des effets correspondant à sa puissance pour l'assurer. Car l'injuste possesseur d'une place (tel que Satan est de l'homme) cité devant le Juge, se résout ou à prévenir son jugement, en cédant aux parties la possession ; ou à l'empêcher, en étouffant les preuves de son usurpation ; ou à résister à l'exécution de l'arrêt, en se maintenant de force contre l'autorité publique. Mais Satan est trop élevé pour abandonné la possession qu'il a prise d'une personnes, avant que la mort lui ait ôté, ou que le consentement du possédé ait échangé la possession du corps en celle de l'âme, ou que l'effort de l'exorcisme, l'ait chassé. Et il est aussi trop faible pour la maintenir de force, après qu'elle est reconnue : sa domination n'étant en rien comparable à l'Empire de l'Église qui a pour lieu l'univers, pour temps l'éternité, pour garde des légions d'Anges. Reste donc qu'il essaye d'empêcher que son usurpation ne soit manifeste comme il le peut aisément faire. Car tandis que l'Église dresse son enquête il est en son pouvoir de retirer sa présence de celui qu'il possède sans diminuer en rien le droit de sa possession : Lequel ne l'oblige pas à résider continument. Même il peut être présent dans l'Énergumène sans y être apparent, car son essence est spirituelle et sa résidence invisible. Que s'il veut par sa présence altérer le patient (ce qui lui est libre) il peut faire des accès nullement extraordinaire : car comme il peut par sa nature faire plus d'effort que la maladie, il peut aussi en faire moins par sa liberté. Ainsi s'est-il caché trois mois sous un mal épileptique en un Gentilhomme de marque que Fernel pensait. Ainsi se cachait-il plusieurs années en un Énergumène que garantit Parthenius selon Metaphraste. Ainsi se cachait-il anciennement sous le mal des Lunatiques, selon le jugement d'un grand homme de notre temps.

Vrai est que Dieu qui pose des bornes à sa rage quand il tourmente l'Énergumène, met aussi des limites à sa ruse quand il essaye de tromper l'Église, afin qu'il soit vaincu en sa force par la patience de l'un, et en sa fraude par la prudence de l'autre. Et lors ce Prince du siècle qui se voit découvert, a recours au crédit que cette qualité lui donne parmi le monde, duquel il emprunte la Force et la Calomnie comme deux bras pour combattre l'Église, et pour maintenir sa possession. L'Église qui n'a point d'armes contre la Force, a contre la Calomnie, de l'innocence en ses actions, de la vérité en ses paroles, de l'autorité en ses jugements pour se défendre.


Extrait de Traité des Énergumènes par l'Illustrissime et Révérendissime Cardinal De Berulle, Instituteur et premier Supérieur  Général de la Congrégation de l'Oratoire de Jésus.


Reportez-vous à Quel est le Dessein de Satan envers celui qu'il possède, Quelles sont les causes dispositives et applicatives du malin esprit au corps de l'Énergumène ?, Quelle est la Qualité précise de cette vexation du malin esprit, Que la Misère est grande de l'homme possédé de Satan, qui livre un combat furieux à son Âme, et donne un tourment extrême à son Corps, Que cette sorte de Communication, en laquelle Satan s'incorpore dedans l'homme, est fréquente, même depuis le Mystère de l'incarnation, Que Satan communique avec l'homme depuis l'état du péché, et jusqu'où arrive cette communication, Les possessions démoniaques sont rares uniquement pour ceux qui ne combattent pas le démon, De la conduite qu'il faut tenir à l'égard des Énergumènes, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, SCIENCE EXPÉRIMENTALE DES CHOSES DE L'AUTRE VIE, Acquise par le Père Jean-Joseph Surin, Exorciste des Religieuses Ursulines de Loudun, Des opérations malignes, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (1/4), Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (2/4), Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (3/4), Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (4/4), Réflexions sur la nature et les forces des Démons, et sur l'économie du Royaume des ténèbres, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'Amour du Père Surin pour tout ce que Notre-Seigneur a aimé, et premièrement de sa grande dévotion à la très-sainte Vierge, Du grand Amour du Père Surin pour les Saints Anges, dans l'union avec notre Seigneur Jésus-Christ, De l'amour du Père Surin pour l'humilité, dans l'union avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, Les Possédés d'Illfut : Les victimes, Les Possédés d'Illfurt : Satan et les fêtes, bals et danses, Les Possédés d'Illfut : Les victimes, Les possédés d'Illfurt : Perte du Ciel et peines de l'Enfer, Miracles de Sainte Hildegarde, Pouvoir de Saint François de Sales : Délivrance de Françoise Favre, possédée du Démon, Pouvoir de Saint François de Sales : Délivrance d'Antonie Durand, possédée du Démon, Exemple de la grande puissance de Frère Junipère contre les démons, et Des fruits merveilleux des Confessions générales au Laus ; délivrance de plusieurs possédés par l'intercession de la très-Sainte Vierge.













mardi 28 juillet 2020

Quel est le Dessein de Satan envers celui qu'il possède


Délivrance d'une démoniaque au tombeau de Sainte Claire


I. Les hommes se trompent en ce sujet, en ce que chacun attend de voir au corps du possédé la réflexion des effets lesquels ils s'imaginent le plus au diable : les uns une extrême difformité, les autres des opérations merveilleuses.
Le diable ne fait pas tout en toutes occasions ; mais conduit tellement ses desseins que comme il n'y omet rien de ce qui leur est nécessaire, ainsi il n'y admet rien de superflu.


II. Le diable traite autrement avec les âmes pieuses, autrement avec les sorciers ordinaires, autrement avec les Magiciens.

III. L'intention de Satan en la possession, est d'exercer sa rage : et son dessein est non seulement d'être ennemi, mais ennemi découvert : et de traiter l'homme en ce monde, comme il le traite en enfer.

IV. Combien que comme il a lors quelque espèce de conversation sensible avec les assistants, il puisse faire des effets à leur égard, qui ne dépendent point de l'intention première qu'il a envers l'Énergumène.

V. Dieu qui a posé à toutes choses les limites qu'il a voulu, en a posé aussi à Satan, lorsqu'il tente, lorsqu'il déçoit, lorsqu'il se transfigure, et lorsqu'il possède.
Entre les manières de nuire à l'homme permises à Satan, il n'y en a point de si grandes qu'il ne puisse accomplir, ni de si petites qu'il n'embrasse bien volontiers.



Tout ce qui précède la possession, peut être référé aux causes dispositives, ou aux applicatives que nous avons déduites. Voyons maintenant ce qui la suit. Car d'autant que ce sont effets qui tombent sous les sens, chacun estime y avoir droit de jugement, chacun en discourt à sa façon, et chacun y a besoin d'ouverture et de conduite. Et à cause qu'en toute possession il y a deux esprits, deux natures, et deux personnes jointes ensemble : Chacun pense être bien fondé s'il s'attend de voir au possédé la réflexion des effets, lesquels ils s'imaginent le plus au diable. Dont les simples qui le conçoivent avec une étrange difformité, se promettent de voir une difformité bien extrême au corps du démoniaque : Et les esprits plus capables qui se représentent Satan comme un Agent élevé en intelligence, et en puissance par-dessus tout ce qui est et paraît au monde, veulent voir à tout propos des effets miraculeux, ou en l'une, ou en l'autre qualité. Or combien que cette attente des uns et des autres soit posée sur un principe assuré, et tirée d'une conception véritable : Si est-elle défectueuse ainsi que l'imagination de laquelle elle dépend est imparfaite. Car il ne suffit pas à celui qui veut être l'arbitre des effets dans lesquels l'opération du diable intervient, de considérer qu'on suppose que c'est un diable qui opère ; et un diable difforme en son être, puissant et intelligent en ses œuvres : Si d'abondant il ne remarque en général, quelle est la façon de laquelle cet Esprit conduit ses actions ; et s'il ne considère en particulier, quelle est la qualité du dessein duquel il veut être le Juge. Car Satan ayant plusieurs desseins contre les hommes : Il en conduit un chacun avec telle dextérité, qu'il ne se rend, ni défectueux, ni superflu, quant aux moyens de les acheminer. Mais comme son intention est tant active qu'elle accompagne tous ses mouvements de ce qui leur est nécessaire : Ainsi son intelligence est tant exacte à discerner justement ce qui est de propre d'avec ce qui est contraire ou aucunement éloigné de son intention, qu'elle n'y admet rien d'inutile et de superflu. Tellement que par le moyen de son activité il emploie contre tous les hommes tout ce qu'il a de Naturel et d'Acquis, c'est-à-dire tout ce qui est en lui (car il n'a plus rien d'infus :) Et par le moyen de cette intelligence exacte, il ne déploie contre un chacun, sinon ce qui est de propre à son humeur, et ce qui est de convenable à la condition du dessein qu'il a pris contre lui.

Ainsi quand il traite avec les âmes pieuses, il n'emploie que la CAPACITÉ qu'il a des dons rares et surnaturels à faire, ou plutôt contrefaire des effets miraculeux pour les décevoir. Au lieu qu'il ne la met point en usage envers les sorciers ordinaires, n'employant que sa MALIGNITÉ pour aider à leur malice : Ni envers les esprits curieux, qui le veulent avoir pour familier, dans lesquels il ne déploie, ni cette Capacité, ni cette Malignité, mais sa seule INTELLIGENCE : et non encore en toute son étendue, mais seulement au regard des choses secrètes, et non des connaissances naturelles ou divines, dans lesquelles nous les trouvons aussi peu versés que ceux qui n'ont jamais été instruits sous un tel Pédagogue. Et quand il agit avec ces esprits éminents en curiosité et en malice, que nous appelons vulgairement Magiciens, il emploie bien quelque partie de son intelligence, et de sa puissance, comme traitant avec des esprits participants de la curiosité des uns et de la malice des autres : Mais il ne produit aucun effet de cette habilité aux dons rares et surnaturels, de laquelle il se sert envers les âmes pieuses ; même il ne leur ouvre pas tous les ressorts de sa puissance : Magis enim, dit saint Cyprien, invante Doemone potentatus est ad perniciosa et ludicra, sans passer plus outre. Tant il accommode justement ses propriétés naturelles à ses desseins, ne départant et ne déployant à un chacun, sinon celle qui est la plus propre à le séduire, et la plus convenable à la qualité du dessein qu'il a pris de lui nuire.

Or L'INTENTION formelle de Satan en la possession est d'exercer sa rage, et non pas d'employer aucune de ses mauvaises qualités : d'autant qu'il a pour tout dessein d'être, non seulement ennemi, car il l'est toujours et partout, mais ennemi découvert, et d'agir avec le possédé en qualité d'ennemi, c'est-à-dire, par force et non par fraude, comme en ses illusions ; par douleurs, et non par plaisirs et appâts, comme en ses tentations ; par tourments, et non par merveilles, comme en ses transfigurations : et en somme de traiter le possédé en la même manière qu'il traite l'homme en l'Enfer. Car comme il n'y suppose plus de fraude, de plaisirs, de merveille, mais il exerce, et sans plus sa rage contre celui qui est damné, ne lui faisant part que de la même peine qu'il endure. Ainsi en une possession il ne prétend pas user de sa fraude à séduire et attirer, mais seulement de sa fureur à forcer l'esprit de celui qu'il possède. Ni de sa puissance à le rendre instrument de ses feintes merveilles ; mais de son envie, à faire dès ce monde cette pauvre créature compagne de sa misère.

Que si l'œil de quelqu'un a remarqué des accidents miraculeux en un possédé, que sa raison observe aussi que comme en l'ordre de nature il  a des effets nécessaires et d'autres contingents : Ainsi en la conduite des desseins de Satan, et nommément en celui de la possession, il y a des effets qui ont un juste rapport à son intention première de nuire au possédé, et d'autres qui dépendent d'une intention fortuite de ce malin esprit avec les assistants. Car comme il alors quelque espèce de conversation sensible avec eux, il peut faire quelque effet à leur égard, qui ne dépendra point de cette intention première qu'il a envers l'Énergumène. Ce qui est accidentellement joint à une possession, et ne l'oblige pas en d'autres rencontres, à faire mêmes effets, ni à former des desseins pareils : L'un et l'autre étant libre à Satan, contingent à la possession, peu fréquent en l'usage, même rarement observé en l'Écriture (où il y a tant d'accès de possédés décrits) et dépendant d'une rencontre trop particulière pour être partout égal. DISONS donc que comme l'ordre de nature ne dépend pas des effets contingents, sans lesquels il ne laisse ni d'être, ni d'être reconnu : Qu'ainsi le cours ordinaire du dessein et des effets de Satan envers l'Énergumène, ne dépend pas de la contingence de ces Accidents, lesquels ne sont, ni les décisifs, ni les constitutifs d'une possession. Et recueillons de ce discours que tout ainsi comme lorsque Satan possède quelqu'un spirituellement par le péché, il n'a pas intention de départir aucune étincelle d'intelligence à son esprit, ni aucun effet de sa puissance à son corps : ainsi quand il se lie à quelque personne pour la posséder réellement, ce n'est pas pour lui communiquer son intelligence comme aux esprits curieux, ni sa puissance comme aux Magiciens, ni sa malignité pour nuire aux autres comme aux Sorciers ; mais seulement sa misère et sa peine comme aux Damnés.

En quoi Dieu qui veille sur notre ennemi bien qu'il lâche la bride à ses volontés, si met-il des bornes à son pouvoir, et comme il a posé des limites telles qui lui plaît à toutes choses, et à Satan même, lorsqu'il tente, lorsqu'il déçoit, lorsqu'il se transfigure : Il a pourvu aussi d'un règlement sur les possessions, dans lesquelles comme l'Ange malin se résout de nuire, et se détermine d'incommoder l'esprit et d'altérer le corps auquel il réside, Dieu lui détermine la qualité, la quantité, et les autres circonstances de cette altération, la réglant et modérant selon les divers sujets pour lesquels il permet que ce mal arrive. Et d'autant qu'entre ces sujets il y en a de plus et de moins notables de particuliers et de publics : cette disproportion met autant d'inégalité entre les possessions, qu'il y a de divers degrés dans lesquels l'altération du corps humain peut monter et rabaisser : Eu égard qu'il suffit à une possession que le malin esprit réside au corps avec pouvoir de l'altérer en quelque manière ; laquelle ne peut être si grande, qu'il ne puisse accomplir, étant plus capable d'agir que l'homme n'est de pâtir ; et ne peut aussi être si petite, que l'Ennemi ne la veuille bien : et que, puisque d'ailleurs il prend bien le soin d'épier toutes les actions de la personne, et de lui tendre partout des pièges pour la surprendre, il ne prenne plus volontiers le soin de la posséder et de la tourmenter selon les lois et les saisons qui lui seront permises et prescrites.
La raison nous conduit à ainsi juger de la variété et de l'inégalité des possessions, et l'expérience nous y confirme : Car il apprend comme dans les uns ce mal furieux reçoit des intervalles, dans les autres il est continu : Dans les uns il est plus excessif, dans les autres plus modéré : Dans les uns il n'a pouvoir que sur l'altération du corps, dans les autres même sur la vie, selon que saint Cyprien raconte au sermon de Lapsis. Dieu limitant le pouvoir de Satan ou selon les secrets de son jugement, ou selon les sujets apparents pour lesquels il le permet. Et comme le Prince ferme le camp de cordage que l'ennemi n'ose franchir selon les lois du duel. Ainsi en ce duel de Satan contre l'homme, Dieu pose des limites qu'il n'ose outrepasser nonobstant sa fureur ; non plus que la mer enragée n'outrepasse le sable que Dieu a posé pour borne à sa tourmente.


Extrait de Traité des Énergumènes par l'Illustrissime et Révérendissime Cardinal De Berulle, Instituteur et premier Supérieur  Général de la Congrégation de l'Oratoire de Jésus.


Reportez-vous à Quel est le Dessein de Satan contre l'Église qui le veut déposseder ?Quelles sont les causes dispositives et applicatives du malin esprit au corps de l'Énergumène ?, Quelle est la Qualité précise de cette vexation du malin esprit, Que la Misère est grande de l'homme possédé de Satan, qui livre un combat furieux à son Âme, et donne un tourment extrême à son Corps, Que cette sorte de Communication, en laquelle Satan s'incorpore dedans l'homme, est fréquente, même depuis le Mystère de l'incarnation, Que Satan communique avec l'homme depuis l'état du péché, et jusqu'où arrive cette communication, Les possessions démoniaques sont rares uniquement pour ceux qui ne combattent pas le démon, De la conduite qu'il faut tenir à l'égard des Énergumènes, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, SCIENCE EXPÉRIMENTALE DES CHOSES DE L'AUTRE VIE, Acquise par le Père Jean-Joseph Surin, Exorciste des Religieuses Ursulines de Loudun, Des opérations malignes, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (1/4), Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (2/4), Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (3/4), Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (4/4), Réflexions sur la nature et les forces des Démons, et sur l'économie du Royaume des ténèbres, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'Amour du Père Surin pour tout ce que Notre-Seigneur a aimé, et premièrement de sa grande dévotion à la très-sainte Vierge, Du grand Amour du Père Surin pour les Saints Anges, dans l'union avec notre Seigneur Jésus-Christ, De l'amour du Père Surin pour l'humilité, dans l'union avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, Les Possédés d'Illfut : Les victimes, Les Possédés d'Illfurt : Satan et les fêtes, bals et danses, Les Possédés d'Illfut : Les victimes, Les possédés d'Illfurt : Perte du Ciel et peines de l'Enfer, Miracles de Sainte Hildegarde, Pouvoir de Saint François de Sales : Délivrance de Françoise Favre, possédée du Démon, Pouvoir de Saint François de Sales : Délivrance d'Antonie Durand, possédée du Démon, Exemple de la grande puissance de Frère Junipère contre les démons, Symptômes de possession ou infestation démoniaques, Phénomènes possibles en cas de possession démoniaque et signes de délivrance et Des fruits merveilleux des Confessions générales au Laus ; délivrance de plusieurs possédés par l'intercession de la très-Sainte Vierge.













lundi 27 juillet 2020

SAINT PANTALÉON, MARTYR


Conversion de Saint Pantaléon (Paul Véronèse)
Ses parents. — Il confère avec saint Hermolaüs. — Sa conversion et celle de son père par un miracle. — Sa charité envers les pauvres. — Il est accusé devant l'empereur. — Il parait devant lui. — Paralytique guéri. — Diverses tortures. — Martyre de saint Hermolaüs et de saint Pantaléon.


Pantaléon est un des plus illustres Martyrs qui aient soutenu la gloire de la religion chrétienne dans la persécution des empereurs Dioclétien et Maximien. Il était de Nicomédie, où il eut pour père un païen fort obstiné, nommé Eustorge, et pour mère une chrétienne très-sainte et très religieuse appelé Eubule. Sa mère étant morte durant son bas âge, il ne put profiter de la semence de la véritable religion qu'elle avait jetée dans son cœur, et, selon l'éducation qu'il reçut de son père, il fut engagé dans le culte et l'adoration des idoles. Après avoir étudié les humanités et la philosophie, il s'adonna à la médecine, et il y réussit si bien, sous la discipline d'Euphrosyne, premier médecin de l'empereur Maximien, que ce prince, informé de son habileté, et, d'ailleurs, admirant la beauté de son esprit, sa douceur, son honnêteté et sa prudence, résolut de le prendre à sa cour et d'en faire un des médecins de sa personne.
Mais le Ciel, qui le destinait à servir un autre souverain qu'un homme de la terre, permit qu'il fût rencontré par un saint prêtre, nommé Hermolaüs, qui s'était retiré dans une petite maison fort secrète, pour se garantir de la persécution des Gentils. Ce grand serviteur de Dieu, lisant sur son visage les bonnes dispositions de son cœur, le pria d'agréer qu'ils eussent un entretien familier ensemble. Pantaléon l'ayant trouvé bon, ce prêtre s'informa de lui, qui il était, et ce qu'il faisait ; il répondit qu'il était un jeune homme de la ville, d'une naissance assez illustre, et qui pouvait espérer de grands biens ; que son père suivait l'ancienne religion de l'empire, mais que sa mère avait été chrétienne et qu'elle était morte dans cette profession ; que, pour lui, il s'occupait à étudier la médecine, parce que son père l'avait ainsi désiré. Ce sage vieillard se servit avantageusement de cette réponse pour réveiller en lui les premiers feux que sa mère y avait allumés pour Jésus-Christ. Il lui dit qu'Esculape, Hippocrate et Gallien donnaient à la vérité des secrets pour guérir les maux du corps et pour maintenir, durant un peu de temps, la santé et la vie qu'il faut nécessairement perdre ; mais que Jésus-Christ était un médecin beaucoup plus excellent, puisqu'il guérissait les maladies du corps et de l'âme, qu'il donnait une vie éternelle, et que ses serviteurs, par sa vertu, avaient même le pouvoir de guérir des maux qui mettaient tous les médecins au désespoir : comme d'éclairer les aveugles, de rendre l'ouïe aux sourds et la parole aux muets, de redresser les boiteux et de ressusciter les morts. Ces paroles ayant gagné le cœur de Pantaléon, il ne se sépara d'Hermolaüs que dans le dessein de le revenir voir. Il le fit donc souvent, et ses conférences lui furent si utiles, qu'il se sentit enfin embrasé du même feu dont son bienheureux catéchiste était rempli. Mais ce qui le détermina entièrement à renoncer à l'idolâtrie, pour embrasser la religion chrétienne, ce fut un grand miracle qu'il opéra lui-même par l'invocation du nom de Jésus-Christ.
Un jour, qu'il se promenait dans la campagne en rêvant sur le changement qu'il voulait faire, il rencontra en son chemin un enfant mort, et une vipère auprès de lui ; il jugea bien d'abord que c'était la morsure envenimée de cet animal qui l'avait empoisonné ; mais, croyant que la divine Providence lui offrait cette occasion pour éprouver la puissance souveraine de Jésus-Christ, dont le saint prêtre lui disait tant de merveilles, il eut la hardiesse de dire à l'enfant : Mort, lève-toi, au nom de Jésus-Christ ; puis il dit à la vipère : Et toi, mauvaise bête, reçois le mal que tu as fait. Au même instant, l'enfant ressuscita et la vipère mourut. À ce prodige, il n'hésita plus à se faire chrétien ; il courut donc sur-le-champ vers Hermolaüs, lui raconta ce qui venait d'arriver, et le supplia de lui donner le saint Baptême : ce que le saint prêtre lui accorda de bon cœur.
Ayant reçu cette grâce, il n'eut point de plus grand désir que d'en faire part à son père. Il entra souvent, pour cela, en des conférences sérieuses avec lui, sans dire ouvertement qu'il était chrétien ; il lui faisait, sur le culte des idoles, des questions qui l'embarrassaient et lui en montraient l'erreur et la superstition. Quelle pitié, disait-il, mon père, que ces pauvres dieux, si on les a faits debout, ne puissent jamais s'asseoir, et si on les a faits assis, ne puissent jamais se mettre debout. Ils ne voient point, ils n'entendent point, ils ne sentent point. Ces discours et autres semblables ébranlèrent beaucoup ce païen ; mais, ce qui acheva de le convertir, fut un autre miracle que fit son fils en sa présence. On lui amena un aveugle qui se plaignit à lui que les médecins, le voulant guérir d'un mal violent qu'il avait aux yeux, lui avaient, au contraire, fait perdre la vue par la multiplicité de leurs remèdes. Le Saint lui dit qu'il le guérirait, pourvu qu'il promît de donner aux pauvres le salaire qu'il lui aurait destiné. L'aveugle le promit, et, en même temps, le Saint, mettant la main sur ses yeux, et invoquant le nom de Jésus-Christ, lui donna une très-bonne vue. Ce prodige éclaira aussi l'âme de l'aveugle, et lui fit connaître qu'il n'y avait point de vrai Dieu que celui que les chrétiens adoraient. Eustorge confessa la même vérité : de sorte qu'ils demandèrent tous deux le Baptême, qui leur fut conféré dans l'église chrétienne, à la prière de saint Pantaléon. On ne peut exprimer la joie que reçut ce bon fils de voir son père dans les voies du salut éternel ; il en donna mille louanges à Dieu comme à l'auteur d'un si grand bien, et s'enflamma de plus en plus du désir de lui plaire et de faire quelque chose d'extraordinaire pour son service. La mort de son père, qui survint peu de temps après, et que Dieu envoya à ce bon vieillard pour le mettre hors de danger de perdre la grâce reçue dans le Baptême, lui en fournit une belle occasion. Se voyant héritier de tous ses biens et dans le pouvoir d'en disposer, il affranchit ses esclaves et leur donna de quoi faire un honnête établissement dans le monde ; il vendit une partie de ses fonds et en distribua l'argent aux pauvres ; il se défit, en faveur des veuves et des orphelins, de ses meubles et de ses joyaux ; en un mot, s'il se retint quelque chose, ce ne fut que pour pouvoir continuer ses aumônes et avoir de quoi soulager jusqu'à sa mort toutes sortes de misérables. Sa condition de médecin fit qu'il se consacra à la visite des prisonniers et des malades. Mais, ce qui était admirable en sa conduite, c'est qu'il remédiait efficacement à trois sortes de maux : à la pauvreté, en donnant abondamment à ceux qui étaient dans la nécessité de quoi soulager leur misère ; à la maladie, en guérissant les maux les plus désespérés, non par les règles d'Hippocrate et de Gallien, mais par la vertu de Jésus-Christ ; aux besoins de l'âme, en convertissant les pécheurs et éclairant les infidèles des pures lumières de la religion chrétienne.
Des actions si éclatantes le mirent bientôt en telle réputation, qu'il n'y avait personne dans Nicomédie, pauvre ou riche, qui ne le voulût avoir pour médecin, et l'on venait de toutes parts comme à un homme qui avait entre ses mains la vie et la mort, la santé et la maladie. Mais ce qui lui devait concilier la bienveillance de tout le monde excita contre lui la haine et l'envie des autres médecins. Ils crurent que les cures admirables qu'il faisait étaient la condamnation de leur art et la preuve de leur ignorance, et que sa réputation, leur ôtant leurs meilleures pratiques, les mettait en danger de manquer de travail pour gagner leur vie et faire subsister leur famille. Ainsi, apprenant que Pantaléon avait grand commerce avec les chrétiens, et que ceux qu'il guérissait étaient ou devenaient de cette religion, ils allèrent le déceler comme chrétien à Maximien, qui était alors à Nicomédie, lui remontrant que, s'il n'y mettait ordre, il verrait bientôt le Christianisme établi et le culte des dieux entièrement ruiné par son moyen. Ils confirmèrent ce qu'ils disaient en faisant paraître devant le prince l'aveugle qu'ils n'avaient pu guérir par leurs remèdes, et que Pantaléon avait guéri en invoquant le nom de Jésus-Christ. Maximien lui demanda comment il avait recouvré la vue. Il répondit courageusement qu'il en était obligé à Pantaléon, et que ce n'était point par les remèdes, mais par la vertu du Tout-Puissant, qui n'était autre que Jésus-Christ, qu'elle lui avait été rendue. Ne dites pas cela, répliqua Maximien ; mais reconnaissez que vous tenez de nos dieux une faveur si signalée. — Mais comment se peut-il faire, dit l'aveugle illuminé, que ceux qui ne voient pas et qui n'ont ni sentiment ni vie, donnent la vue ; cela est hors de toute apparence et même contre toute sorte de raison. Maximien entra aussitôt en fureur contre lui et commanda qu'on lui tranchât la tête : ce qui fut exécuté. Saint Pantaléon, en étant averti, acheta son corps et le fit enterrer à côté de celui de son père, les considérant tous deux comme des enfants qu'il avait engendrés à la foi et à la grâce, et avec lesquels il avait une alliance toute sainte et toute divine, et qui surpassait à l'infini celle de la chair et du sang.
Quelque temps après, l'empereur fit appeler Pantaléon, qu'il traita d'abord avec assez de douceur, se contentant de lui représenter l'amour qu'il lui portait, les bontés qu'il avait eues pour lui, le soin qu'il avait pris de le faire instruire et l'intention qu'il avait eue de le nommer son médecin. Il n'est pas croyable, après cela, ajouta-t-il, que tu sois ingrat en mon endroit et que tu te révoltes contre la justice de mes ordonnances, en refusant aux dieux de l'empire le culte que je veux qu'on leur rende. — Il ne faut point vous le cacher, grand prince, dit Pantaléon, je n'adore plus vos dieux, je ne les reconnais plus pour des divinités véritables : je n'adore que Jésus-Christ, mon souverain Seigneur, qui a le pouvoir d'éclairer les aveugles, de rendre l'ouïe aux sourds, la parole aux muets, la marche aux boiteux, et de ressusciter les morts. Si vos dieux avaient cette puissance, ils mériteraient quelque honneur ; mais, pour montrer qu'ils ne l'ont pas, et que Jésus-Christ l'a véritablement faites paraître ici un malade dont toute la médecine désespère ; que vos prêtres invoquent Jupiter, Apollon, Mars et Neptune, et moi j'invoquerai le nom redoutable de Jésus-Christ, et l'on verra par qui il sera guéri, afin que celui-là seul soit reconnu pour vrai Dieu. L'empereur agréa cette proposition. On fit appeler un paralytique qui, depuis très-longtemps, était tellement perclus de tous ses membres, que tous les remèdes humains lui étaient devenus inutiles. Les idolâtres firent ce qu'ils purent par leurs prières, leurs cris et leurs sacrifices, pour obtenir sa guérison, mais ce fut en vain. Les vœux de Pantaléon furent bien plus efficaces. Il leva les yeux et les mains au ciel, et, après avoir fait ses prières au vrai Dieu, il prit le paralytique par la main, le leva de son lit, lui commanda de marcher au nom de Jésus-Christ, et aussitôt cet infortuné se trouva heureusement délivré de son mal et dans le libre usage de tout son corps.
Ce miracle fit un effet merveilleux sur l'esprit de tous les spectateurs. La plupart reconnurent la vérité, et, se relevant de leur paralysie spirituelle, commencèrent à avoir des mouvements utiles pour le Ciel. L'empereur, néanmoins, n'en fut point touché ; au contraire, il s'opiniâtra davantage dans sa superstition, et, prenant cette guérison pour une opération de magie, il forma le dessein d'employer la rigueur de ses plus cruels supplices pour forcer Pantaléon à reconnaître ses dieux. Il le fit premièrement exposer tout nu sur la place publique, où on lui déchira la peau avec des ongles de fer et on lui brûla le dessous des aisselles avec des torches ardentes. Ensuite il le fit jeter dans une chaudière pleine de plomb fondu ; mais Notre-Seigneur, lui apparaissant sous la forme de saint Hermolaüs, son maître en la foi, le délivra miraculeusement de l'un et de l'autre tourment. Il le sauva de même du fond de la mer, où on l'avait précipité avec une pierre au cou ; de la gueule des bêtes sauvages, auxquelles on l'avait exposé, et de la violence d'une roue armée de rasoirs et de pointes de fer, à laquelle on l'avait attaché pour le couper en même temps en mille morceaux. Il arriva même que cette machine, s'étant rompue en mille pièces, les éclats tombèrent de côté et d'autre sur la tôle des bourreaux et en firent un grand carnage.
Ce fut alors que Maximien, reconnaissant que la constance du Martyr était à l'épreuve de toute sa rage, et qu'elle ne pouvait être vaincue ni ébranlée par les douleurs les plus aiguës, rechercha l'origine de sa conversion, et lui demanda qui était celui qui l'avait si bien instruit dans la religion des chrétiens. Pantaléon connut bien son dessein, qui était de décharger sa fureur sur celui qui l'avait instruit en la foi ; mais, comme il était aussi très-bien persuadé que le saint vieillard Hermolaüs n'avait point de plus ardent désir que de donner sa vie pour Jésus-Christ, il ne fit point difficulté de le nommer à l'empereur, et de lui déclarer le lieu de sa retraite. Aussitôt ce prince l'envoya prendre, et le fit amener devant lui. Le saint prêtre, à qui Dieu avait révélé, la nuit précédente, que le temps de son martyre était proche, parut en son parquet avec une joie et une modestie admirables. Il levait continuellement les yeux vers le ciel, qu'il regardait comme sa patrie ; et, dans cette glorieuse posture, non-seulement il avoua qu'il avait contribué, de tout son pouvoir, à la conversion de saint Pantaléon, mais il rendit aussi compte de sa foi et de sa doctrine : ce qu'il fit avec une vigueur et une fermeté qui jetèrent le tyran dans une extrême consternation. En même temps Jésus-Christ se fit voir à lui pour le consoler et le fortifier, et toute la salle de l'audience trembla. Maximien s'écria que c'était une marque de l'indignation de ses dieux. Mais que diriez-vous, répondit Hermolaüs, si vos dieux tombaient eux-mêmes par terre ? À peine eut-il achevé ces paroles, qu'un officier fendant la presse vint donner avis que la plupart des temples étaient renversés, et qu'on ne voyait partout que des dieux abattus et brisés en mille pièces. L'empereur, bien loin d'attribuer cet événement au vrai Dieu et à la vertu de Jésus-Christ, qui avait triomphé si glorieusement de ses ennemis, dit que c'était une nouvelle opération de magie. Aussi, sans différer davantage, il condamna Hermolaüs à avoir la tête tranchée avec ses deux compagnons, Hermippe et Hermocrate, frères, qu'il avait fait prendre avec lui. Pour saint Pantaléon, il l'envoya en prison, le réservant à de nouveaux tourments par lesquels Dieu voulait augmenter sa gloire sur la terre et ses couronnes immortelles dans le ciel.
Quelque temps après, il fut rappelé en jugement, le tyran lui voulut faire croire qu'Hermolaüs et ses associés s'étaient enfin rendus à ses volontés, et avaient sacrifié aux dieux pour éviter la mort. Le Saint, qui savait, par révélation, qu'ils avaient glorieusement enduré le martyre, et qu'ils régnaient déjà dans les cieux, se moqua de cette fourberie, et protesta que ni les promesses, ni les menaces n'arracheraient jamais la foi et l'amour de Jésus-Christ de son cœur. Sur cette dernière confession, Maximien le fit fouetter très-cruellement et l'envoya décapiter. C'était là ordinairement le dernier supplice par lequel les Martyrs finissaient leur vie ; et Dieu a fait rarement des miracles pour les en préserver : mais il en fit un très-grand pour le rendre inefficace à l'égard de saint Pantaléon ; car, le bourreau l'ayant attaché à un olivier et lui ayant déchargé un coup, son épée devint molle comme de la cire, et ne lui fit pas même de blessure. Ce prodige étonna tellement cet exécuteur de la justice, qu'il se jeta aux pieds du Saint avec ses compagnons, et lui demanda pardon. Le Martyr, se souvenant que Jésus -Christ avait pardonné sur la croix à ses persécuteurs, et même à ceux qui lui étaient la vie, lui pardonna de très-bon cœur, et implora pour lui la miséricorde de Dieu. Et en même temps on entendit en l'air une voix miraculeuse qui déclara qu'il ne s'appellerait plus Pantaléon, mais Pantaléémon (c'est-à-dire : pitié pour tous : avoir pitié (grec)), parce que plusieurs recevraient miséricorde par son moyen.
Cependant, comme il témoignait un désir incroyable de mourir pour son Sauveur, le bourreau, croyant lui faire plaisir, reprit une seconde fois son épée et lui abattit la tête. Cette mort ne fut pas sans miracle : au lieu du sang qui devait couler de son cou, il en coula une grande abondance de lait, qui arrosa la terre et l'olivier auquel il était attaché. De plus, cet olivier, qui n'avait point de fruit, en fut incontinent chargé, pour marquer les grands fruits que la douceur des exemples de saint Pantaléon produirait dans le monde. Enfin, quelque ordre que pût donner l'empereur pour faire brûler son corps, afin d'en abolir la mémoire, il ne put empêcher qu'il ne fût enlevé par les chrétiens et enterré avec beaucoup d'honneur dans le champ d'un homme de lettres, appelé Adamance, qui était au faubourg de Nicomédie : ce qui arriva le 27 juillet, au commencement du IVe siècle.
Depuis, les reliques de ce glorieux Martyr furent transportées à Constantinople, et elles y étaient déjà, dans le lieu appelé Concorde, au temps du second Concile général qui fut célébré en cette ville en 380. On y bâtit, en son honneur, une église, qui fut rétablie par Justinien, comme le rapporte l'historien Procope. L'empereur Charlemagne, ayant obtenu ces mêmes reliques, les fit apporter en France. Le chef fut mis à Lyon et le reste des ossements dans la célèbre abbaye de Saint-Denis, à deux lieues de Paris. La ville de Lavello, au royaume de Naples, conserve encore maintenant, en son église cathédrale, une fiole pleine du sang de ce Martyr, que l'on expose tous les ans au jour de son triomphe, et qui, à ce que l'on raconte, devient liquide en ce temps-là, quoique tout le reste de l'année il soit froid et figé.
Le Ménologe des Grecs et les Martyrologes des Latins marquent tous la mémoire de saint Pantaléon et de ses compagnons, en ce jour, 27 juillet. Baronius en parle aussi dans ses Annales.


(Extrait de Vie des Saints du P. Giry)


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