Extrait de "Histoire Satan" par M. l'Abbé Lecanu :
ÉTAT RELIGIEUX ET MORAL DE L’UNIVERS AU TEMPS DE L’ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME
Le dogme religieux commençant à s’altérer dans la Judée, l’observance de la loi devenait uniquement de pratique extérieure, la rigidité pharisaïque tournait à l’hypocrisie ; les saducéens ne laissaient pour espoir et consolation à l’homme que les biens de la vie présente ; la cabale introduisait mille superstitions ; Hérode, tout en rebâtissant le temple avec magnificence, inaugurait les mœurs et les coutumes de la gentilité ; encore un siècle de ce régime, et la loi de Moïse aurait de nouveau disparu sous toutes ces excroissances parasites.
Le monde grec et romain avait complètement perdu la notion de Dieu ; il ne restait plus que des divinités imaginaires, inadmissibles à la raison et au bon sens, aussi bien que le dogme mythologique qui s’y rattachait. L’idée même de la divinité était tombée si bas dans l’estime publique, qu’on ne pensait pas déshonorer les dieux en introduisant dans leurs rangs des tyrans sanguinaires comme Auguste et Tibère, des valets sans pudeur comme Ephestion et Antinous, des courtisanes comme Acca Laurentia, Lais et Lamie, des brigands comme Trophonius, et jusqu’à des bêtes, comme la chèvre Amalthée, le cheval Actéon et le chien Agriodos.
Du côté de l’Égypte, cet antique berceau de la civilisation en Occident, le mal était encore plus grand, car le panthéon, c’est-à-dire le paradis de ce temps-là, était peuplé d’une manière presque exclusive par les bêtes. Outre le chat OElurus, les boeufs Apis et Mnévis, le bouc Azazel de Mendès, chaque nome, chaque ville, chaque village avait son dieu bestial ; et ces dieux avaient des prêtres, et prêtres et peuples les adoraient, leur adressaient des prières et leur offraient des sacrifices, et les nomes limitrophes se faisaient quelquefois de cruelles guerres pour leurs dieux.
C’était un beau spectacle, de voir des multitudes prosternées devant un chien ; un singe ou chat devaient faire de risibles contorsions en recevant la fumée de l’encens. Et s’ils avaient eu de l’intelligence, ils auraient bien ri de stupides adorateurs qui prenaient leurs mouvements pour des oracles.
Neuf villes d’Égypte adoraient les crocodiles : Coptos, Arsinoé, les deux Crocodilopolis, Ombos, Thèbes, Éléphantine, Syène, Philes ; Oxyrinchus adorait un brochet ; Péluse et Casium, des oignons, et cela d’une façon qu’il ne serait pas honnête d’expliquer (Hieron. in Is. lib. XII, cap. 46) ; Athribis et Buto, les musaraignes ; Hermonthis, Héliopolis et Memphis, un bœuf ; Momemphis, Chuse et Aphroditopolis, une vache ; Paprémis, un ours ; Lycopolis, un loup ; Héracléopolis, une belette ; les deux Hermopolis et Babylone, un singe ; les deux Hiéracompolis, un épervier ; Saïs, une chouette ; Thèbes, un aigle ; Latopolis, une dorade ; Lepidotum, une carpe ; Métélis, Térénuthis, Cnuphis, des couleuvres ; Taposiris, la moutarde ; mais la nomenclature serait trop longue (on trouve encore des nécropoles sacrées remplies de milliers de momies de ces dieux religieusement embaumés).
Les Orientaux n’étaient pas plus sages, puisqu’ils prenaient le soleil et la lune pour objet de leurs adorations : à Babylone, sous les noms de Baal et Baaltis, Adab et Atergatis en Syrie, Adramélech et Anamélech dans l’Assyrie, Aglibélus et Malachbélus à Palmyre ; sans compter le culte rendu aux planètes et aux étoiles les plus brillantes, ainsi qu’à une multitude de génies aériens bons ou mauvais de tout sexe, de tout rang, et dont l’histoire n’est guère moins étonnante que la mythologie grecque et romaine, à cela près qu’elle n’est pas aussi ignominieuse.
Les peuples réputés barbares, tels que les Bretons, les Gaulois, les Germains, ne différaient de tout ceci que par une religion moins compliquée et des idées plus grossières.
Le cruel Moloch des Phéniciens régnait par toute l’Afrique.
Et à tous ces dieux il fallait des victimes humaines, du sang humain, beaucoup de sang : des victimes humaines et beaucoup de victimes, des hommes, des femmes, des enfants, surtout des enfants à Moloch ; beaucoup de victimes humaines aux dieux des druides dans la Bretagne, la Gaule et la Germanie ; des victimes humaines aux dieux de la Grèce ; des victimes humaines aux dieux des Romains. Oui, les Romains, qui abolissaient les sacrifices humains dans les pays dont ils faisaient la conquête, les pratiquaient chez eux, à Rome : combien de citoyens inoffensifs des nations qu’ils redoutaient, n’ont-ils pas enterrés vivants dans le forum ou sur les frontières de l’empire ! Il fallait du sang humain, des immolations d’enfants des deux sexes aux dieux de la Grèce : la farouche Diane Orthosie, qui se repaissait de victimes humaines dans la Tauride, n’était pas inconnue des Lacédémoniens. S’ils ne lui offraient plus de vies dans les derniers temps, ils fouettaient du moins cruellement leurs enfants en son honneur, pour lui offrir du sang. Il fallait des victimes humaines aux dieux de l’Orient, comme le montrèrent les Assyriens et les Babyloniens envoyés par Salmanasar pour repeupler la Samarie après la destruction du royaume de Jéroboam (IV Reg. XVII, 31).
Il fallait du sang humain à Baal, et, à défaut d’autre, il prenait du moins celui de ses prêtres (Levit. XX, 3, 4. — IV Reg. XXIII, 10 ; — III Reg. XVIII, 28).
Il fallait des actions déshonnêtes pour honorer Moloch, le dieu de Tyr, de Sidon, de Samarie, de Carthage ; Vénus, la déesse des Romains et des Grecs ; Isis, la déesse des Égyptiens ; Bel, le dieu de Babylone ; Milytta, la déesse des Assyriens. Mais tirons le voile sur ces abominations, et laissons dans l’oubli des divinités plus immondes encore. Ne parlons pas des collèges de prêtres et de prêtresses consacrés du culte de ces impures divinités, et qui ne pouvaient prétendre à un tel honneur, qu’en renonçant eux-mêmes à l’honneur personnel. Nous ne saurions non plus décrire l’immodestie de beaucoup d’idoles, appeler par leur nom ou même indiquer les images publiquement adorées, portées processionnellement par les dames des plus nobles, familles à Rome ou à Memphis.
L’abomination divinisée, du sang humain et de la boue pour offrandes, l’humanité dégradée pour ministre : tel dieu, tel culte, tel sacerdoce.
Et, dans ce culte, il ne s’agissait ni d’adoration, ni d’amour, ni de prière ; les Juifs seuls et les chrétiens ont su adorer Dieu et le prier, seuls, ils ont osé l’aimer. À l’égard des faux dieux, il s’agissait tout uniment d’emprunter leur science ou leur pouvoir, d’apaiser leur courroux, de se racheter de leur vengeance ou de se prémunir contre leurs coups, en les mettant en opposition les uns contre les autres ; culte intéressé, pure magie, théurgie depuis le commencement jusqu’à la fin. C’est pour cela qu’il fallait un culte infâme à des dieux infâmes, des ministres déshonorés à des dieux abominables. Car la mythologie avait logé dans les deux l’exemple de tous les vices ; la vertu seule en était absente. Une seule divinité, sur les milliers qui peuplaient l'Olympe, a été appelée vertueuse, c’est Isis, et on sait de quel genre de vertu ; une seule appelée chaste, c’est Diane, mais il faut oublier le nom d’Endymion ; on donnait aussi l’épithète de chaste à Lucine, mais c’était par antiphrase ; un seul dieu a jamais été appelé bon, c’est Jupiter, mais c’était par flatterie. Pas une seule vertu dans le ciel des païens, mais en place tous les genres de crimes et de débauches.
Et quelles devaient être les vertus et les mœurs des adorateurs de pareilles divinités ? vertus et mœurs purement publiques, dont le code des lois était la mesure et la règle ; ou plutôt il n’en existait point, puisque les choses que nous appelons mœurs et vertus n’avaient pas même de nom dans la langue des hommes. Le mot vertu vient de vir, qui veut dire un homme fort, et signifie le courage civique ; le mot mœurs vient de mos, qui veut dire la coutume et l’usage, de sorte que les bonnes mœurs étaient la conformité avec l’usage même mauvais et criminel, et les mauvaises tout ce qui s’en écartait. Excluez d’une telle société la charité, car ce mot chez les païens voulait dire égoïsme ; il vient de caro, qui signifie la chair, et s’étend du père et de la mère aux enfants (Si on aime mieux le faire dériver du mot grec [...], il signifiera encore moins, puisque ce mot veut dire enjouement et bonne grâce. Les mots vertu, mœurs, charité, sont exclusivement chrétiens) ; séparez-la en deux parts, dont l’une est esclave et l’autre maîtresse avec droit de vie et de mort, couronnez-la de débauche et d’usures, supprimez-en la crainte de l’enfer et l’espoir du paradis, et vous pourrez alors concevoir une faible idée de ce que dut être, de ce que fut la société païenne.
En tel état Satan avait réduit l’humanité, lorsque Dieu fit apparaître dans la Judée le Messie promis depuis cinq mille ans, au moment où cette société allait tomber en décadence et se dissoudre d’elle-même ; comme il avait appelé et séparé Abraham, au moment où le polythéisme et l’idolâtrie allaient envahir l’univers.
D’abord faible enfant, Satan le poursuivra de sa haine ; il entreprendra de le faire mourir au berceau, et, pour mieux y réussir, il fera massacrer par les mains d’Hérode des milliers d’autres enfants. S’il s’aperçoit bientôt que celui qu’il voulait atteindre lui a échappé, il se réjouira du moins d’avoir fait commettre un si grand crime, couler tant de pleurs et répandre le sang humain à si grands flots.
Plus tard, lorsque le divin Messie, ayant atteint l’âge de la virilité, se mettra à enseigner une doctrine toute céleste, en opposition avec les doctrines sataniques admises comme des vérités par tout l’univers, et montrera des exemples en opposition avec les pratiques et les usages reçus également partout comme la règle du bien et du bon, Satan le poursuivra de nouveau en suscitant contre lui toutes les haines, les passions, les préjugés, et, ne pouvant réussir à étouffer sa voix, le fera mourir de la mort la plus déshonorante, afin que cette parole qu’il redoute soit éteinte, et la doctrine qu'il hait étouffée sous une montagne d’opprobre et d’ignominie.
Mais, ô merveille sur laquelle Satan n’avait pas compté, le Messie, par la mort même qu’il endure, paye à Dieu le prix de tous les crimes que Satan a fait commettre ; les exemples et les doctrines messianiques sont confiés au cœur et à la mémoire de douze hommes, qui ont mission de les répandre par l’univers ; l’esprit divin, descendu sur eux à cinquante jours de là, les remplit de plus de courage que n’en ont jamais eu les héros, de plus de sagesse que n’en ont jamais possédé les philosophes, de plus de puissance que n’en ont jamais réuni les princes des grandes monarchies et les chefs des grands empires.
Les célestes vertus, la sainte vérité, les divines lumières s’établiront donc au sein de l’univers, et y fonderont le royaume de Dieu au centre de l’empire de Satan. Ce royaume, si faible et si petit d’abord, mais destiné à grandir, sera un dissolvant qui désagrégera les éléments des empires fondés et organisés avec tant de soin, de perfidie et de puissance apparente par Satan, et de leurs débris formera de nouveaux royaumes et de nouveaux empires, qui s’appelleront chrétiens.
Le serpent est donc vaincu, il a la tête écrasée ; mais il cherche encore à mordre le talon qui l’opprime.
Il élèvera dogmes contre dogmes, morale contre morale, Église contre Église ; cette œuvre s’appellera gnosticisme. Il résistera par le fer et le feu pendant trois cents ans ; cette résistance s’appellera persécutions. Il divisera par des doctrines pernicieuses, par le schisme, l’hérésie, et cela s’appellera arianisme, nestorianisme, protestantisme, jansénisme, donatisme, mahométisme, orthodoxisme, et de cent autres noms divers. Il maintiendra dans les bas-fonds de la société l’ignorance, les mauvaises mœurs, les pratiques de la magie, le culte de la chair, les usages du paganisme, les sociétés secrètes. Quelquefois le scandale descendra d’en haut, par les mauvais princes, par les maîtres de la science et de la philosophie ; mais vains efforts, triomphes éphémères : l’Église des douze regagnera peu à peu tout ce qu’elle aura perdu ; la tempête aura inutilement soufflé sur la barque, les flots de la mer l’auront inutilement couverte ; l’œuvre divine marchera à la conquête du monde, quelquefois plus vite, quelquefois plus lentement, mais toujours et sans s’arrêter.
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