Vie domestique de M. Vianney
(Extrait de "Vie de M. J.-B.-M. Vianney" par l'Abbé Alfred Monnin)
Depuis sa naissance jusqu'à sa nomination à la cure d'Ars (1786-1818)
CHAPITRE PREMIER
Naissance de J.-M. Vianney. — Sa première enfance.
Quoique nous ne soyons plus dans cet heureux état où l'innocence nous eût été transmise avec la vie, le très-saint Rédempteur, qui n'est venu au monde que pour réparer nos pertes, ne laisse pas de choisir quelques familles dans lesquelles, par une grâce spéciale, la vertu semble héréditaire, et où les pères et les mères ont une existence si pure et si chrétienne, que leurs enfants, ne pouvant plus recevoir d'eux le privilège de la sainteté par origine, la reçoivent de leurs exemples comme une seconde nature. De même qu'on remarque dans les familles la transmission des vices du sang, on y retrouve aussi la transmission des vertus de la race.
Ces vertus chrétiennes et traditionnelles se remarquaient à un haut degré dans l'intérieur modeste de Matthieu Vianney et Marie Beluse (Matthieu Vianney, fils de Pierre Vianney et de Marie Charavey, de Dardilly, avait épousé, le 11 février 1778, Marie Beluse, fille de Pierre Beluse et de marguerite Tabard, d'Écully. Pierre Vianney avait eu sept enfants : Pierre et Catherine sa sœur jumelle, Michel, Claude, Matthieu, père du Curé d'Ars, Jean-Marie et Catherine), le père et la mère de celui dont nous écrivons l'histoire : celle-ci, plus affectueuse et plus tendre, apportait dans le commerce de la vie une suavité de langage, une amabilité de manières, une élévation de sentiments qui procédaient en elle d'un cœur que la religion avait ennobli ; celui-là, d'un caractère plus fort et plus sec, mais profondément honnête homme, vérifiait ce proverbe d'un ancien : que la vie des champs touche à la sagesse au point de faire croire qu'elles sont de même sans et de même origine. « C'étaient deux justes devant Dieu, qui marchaient, comme Zacharie et Élisabeth, avec fidélité et sans reproche, dans les commandements et les ordonnances du Seigneur (Luc, 1, 6). » Aussi avaient-ils reçu la bénédiction des patriarches ; et, dans l'espace de dix années, le ciel leur avait envoyé six enfants (Voici le nom de ces enfants dans l'ordre et avec la date de leur naissance : Catherine, l'aînée de la famille, qui fut plus tard madame Melin, naquit le 1er juin 1780 et mourut jeune, sans postérité. Elle était d'une piété profonde ; elle avait retenu de sa mère l'habitude de réciter l'Ave Maria toutes les fois que l'heure sonnait. On nous a raconté qu'elle voyait, sur son lit de mort, un ange sous la forme d'un petit enfant qui se tenait proche de son frère Jean-Marie, lequel était au pied de son lit, assistant à ses derniers moments, bien qu'il ne fût pas encore prêtre. Elle est morte en chantant un pieux cantique.
Le 10 septembre 1782, naissance de Jeanne-Marie, qui ne vécut pas au-delà de quatre ou cinq ans, et qui fut « les prémices de Dieu et de l'Agneau » dans cette sainte lignée.
Le 28 septembre 1784, naissance de François, établi plus tard dans la maison paternelle et mort le 6 avril 1855, jour du vendredi saint. Il a laissé deux fils et deux filles avec l'héritage d'une vie sans tache, couronnée par une fin heureuse. C'était, au témoignage de ceux qui l'ont connu, un chrétien d'autrefois. On le citait comme un modèle de résignation à la volonté divine. Quand on se plaignait devant lui des intempéries qui menaçaient les récoltes : « Allez, allez, disait-il, Celui qui a mouillé la terre saura bien la faire sécher. » Huit jours avant sa mort, il disait à sa fille qu'il voyait pleurer à ses côtés : « Ma fille, console-toi, je ne veux pas mourir encore. Je ne mourrai pas avant le vendredi saint : oui, j'irai jusqu'au vendredi saint. »
Le 8 mai 1786, naissance de Jean-Baptiste-Marie, notre saint Curé.
Le 6 octobre 1787, naissance de Marguerite ou Gothon.
Le 20 octobre 1790, naissance d'un autre François qu'on appela Cadet, pour le distinguer de son frère. C'est celui qui, étant parti pour remplacer Jean-Marie, trouva la mort sur les bords du Mein, au début de la campagne de 1813.)
Pendant qu'elle portait dans son sein le second de ses fils, la vertueuse mère l'avait souvent offert au Seigneur et à la bonne Vierge. Elle avait même fait le voeu secret, s'il plaisait à Dieu de ratifier ce désir de son cœur, de le consacrer au service des saints autels. C'est en conséquence de ces prévisions maternelles qu'à son baptême, qui eut lieu le jour même de sa naissance, le 8 mai 1786, l'enfant reçut le double prénom de Jean-Baptiste et de Marie.
Le paganisme lui-même attachait un sens superstitieux au chois des noms. Il y en avait d'heureux et de bon augure. Saint Mélitus, dit saint Grégoire de Nazianze, avait un nom tout de miel qui signifiait la douceur de ses mœurs. Sainte Agnès ne portait pas un nom humain, mais un nom de martyre, dit saint Ambroise. Aucun nom ne convenait aussi bien au Curé d'Ars que celui du saint Précurseur de Jésus-Christ ; sa mission a été d'appeler les hommes à la pénitence : on pouvait dire de lui comme de saint Jean-Baptiste, qu'il était une voix (Saint Jean, 1, 23).
Il fut présenté à l'église par son oncle paternel Jean-Marie Vianney, assisté de sa femme Françoise Martinon.
On dit, — mais le fait, assez singulier pour être rapporté, aurait besoin d'être appuyé sur des autorités plus graves, — que la sage-femme sortit tout à coup comme pour considérer les astres, et qu'en rentrant elle s'écria, sans égard pour l'état de la mère : « Cet enfant sera un grand saint ou un grand scélérat. » Sur quoi le chef de la famille, Matthieu Vianney, étant entré comme elle achevait sa phrase et ayant remarqué l'impression fâcheuse que ce dernier mot avait faite sur sa compagne, réprimanda sévèrement l'imprudente et se moqua de ses pronostics. Toutefois le mot était lâché et il laissa son sillon dans l'âme délicate de la mère, qui ne fut rassurée que plus tard, lorsqu'à la vue des marques de la piété précoce de son enfant, elle put se dire : « Il sera donc un saint, mon petit Jean-Marie ! »
Marie Beluse s'était fait un devoir de nourrir tous ses enfants. Elle ne voulut pas qu'un autre sang que le sien coulât dans leurs veines. Jean-Marie ne devait pas être exclu de ce bienfait ; mais en même temps qu'elle tirait de son sein pour lui la nourriture qui fortifie le corps, elle tirait de son cœur le lait spirituel qui entretient dans toute sa grâce et toute sa fraîcheur l'innocence de l'âme.
Bien différente de la plupart des mères pour qui les premières saillies, qui annoncent chez l'enfant l'éveil de la pensée, ne sont tout à tour qu'un passe-temps qui les amuse ou un fardeau qui les ennuie, tout son soin fut d'épier, pour la tourner vers Dieu, la première lueur d'intelligence qu'elle verrait poindre dans le petit nourrisson.
Dieu aime à avoir les prémices de tout ce qu'il a fait, et le soin d'une mère chrétienne doit être de consacrer à lui rendre hommage les premiers battements du cœur de son enfant, les premiers éclairs qui jaillissent de sa raison, les premiers sons que ses lèvres savent articuler. C'est à quoi madame Vianney n'eut garde de manquer. À dix-huit mois, Jean-Marie savait déjà mettre ses petites mains jointes dans les mains de sa mère et dire après elle : « Jésus ! Marie ! » et toutes les syllabes dont sa langue s'enrichissait chaque jour étaient autant d'emprunts faits aux formules de la prière chrétienne.
On comprend qu'il doit en être ainsi. Dès que l'homme apparaît sur la terre, il est tenu de remplir sa fin, et cette fin se résume dans la prière. C'est à la mère d'y veiller. La mère de notre cher enfant y veillait avec la plus active sollicitude. C'était elle, comme l'a raconté souvent M. Vianney, qui venait réveiller, le matin, toute la jeune famille, afin d'être bien sûre que l'on donnait son cœur au bon Dieu, et que la première pensée comme la première action étaient pour lui.
Un jour que le vénérable Curé d'Ars revenait avec attendrissement sur les souvenirs de son enfance : « Vous êtes bien heureux, lui disions-nous, d'avoir senti de si bonne heure le goût de la prière. — Après Dieu, répondit-il, c'est l'ouvrage de ma mère : elle était si sage !... Mon petit Jean-Marie, me disait-elle souvent, si je te voyais offenser le bon Dieu, cela me ferait plus de peine que si c'était un autre de mes enfants. »
« La vertu, ajoutait-il, passe du cœur des mères dans le cœur des enfants, qui font volontiers ce qu'ils voient faire. »
Il nous souvient de lui avoir entendu dire, en d'autres rencontres, qu'un enfant ne doit pas pouvoir regarder sa mère SANS PLEURER.
On se trompe trop souvent sur l'instant où la notion de Dieu et du culte qui lui est dû devient accessible à une âme régénérée par le baptême et conservée dans l'heureux privilège de son innocence. L'homme se forme à cinq ans sur les genoux de sa mère. À cinq ans, sainte Rose de Lima faisait vœu de virginité. À cinq ans, saint François de Sales attaquait les calvinistes et leur prouvait, par les paroles de son catéchisme, qu'ils étaient dans l'erreur. À cinq ans, sainte Madeleine de Pazzi instruisait les enfants de son âge, et, les jours où sa mère avait communié, elle s'asseyait sur ses genoux et s'appuyait, afin, disait-elle, d'être plus près de Notre-Seigneur, qu'elle adorait ainsi en silence dans le sanctuaire du cœur maternel.
À trois ans, Jean-Marie recherchait déjà la solitude par amour de la prière. On voyait dans son petit cœur la présence intime de l'Esprit-Saint. Il savait à peine parler, qu'il voulait se mêler à tous les exercices de piété qui avaient lieu en sa présence. Dès qu'il entendait sonner l'Angelus, soit au milieu du jour, soit au coucher du soleil, il donnait l'exemple à toute la maison, et s'agenouillait le premier pour réciter l'Ave Maria avec une gravité enfantine. Il avait dans la demeure paternelle différentes petites cachettes où il disparaissait souvent, et quand on s'enquérait de lui, on le trouvait là, s'essayant à redire tout ce qu'il savait de prières.
Le premier cadeau qu'il reçut fut une image en bois de la très-sainte Vierge, que sa mère lui avait donnée. Mais déjà, pour cette sérieuse nature d'enfant, sa chère petite statue était moins un jouet que l'objet d'une culte et d'une vénération pieuse ; sa vue était la plus gracieuse de ses distractions et le plus sûr remède à ses larmes... « Oh : que j'aimais cette statue ! disait-il à plus de soixante ans de distance. Je ne pouvais m'en séparer ni le jour ni la nuit, et je n'aurais pas dormi tranquille, si je ne l'avais pas eue à côté de moi, dans mon petit lit. »
Il était extrêmement rare qu'une fantaisie d'enfant ou un de ces irrémédiables chagrins comme on en a tant à cet âge, le fît pleurer ; mais alors on avait un infaillible moyen de l'apaiser, c'était de lui mettre entre les mains un chapelet ou une image, non pas comme un joujou, pour le distraire, mais comme un objet auquel il savait donner son prix, et qu'il préférait à tous les amusements et à tous les jeux.
À la campagne, les soirées d'hiver sont longues ; il les employait à causer du ciel et du bon Dieu, qu'on y voit, qu'on y aime, et qu'on n'y offense jamais, avec sa bonne mère, que ces conversations transportaient de joie, en la confirmant dans toutes les espérances qu'elle avait conçues sur son enfant. Parmi les sentiments pieux qui s'épanouissaient dans son âme, et que la main maternelle prenait soin de cultiver, la dévotion à la très-sainte Vierge tenait la première place : elle y grandissait tous les jours, et jetait des racines de plus en plus profondes.
« Il y a longtemps que vous aimez la sainte Vierge ? lui disait une fois son prêtre auxiliaire. » — Je l'ai aimée, répondit-il, avant même de la connaître : c'est ma plus vieille affection. Étant tout petit, j'étais possesseur d'un joli chapelet ; il fit envie à ma sœur ; elle voulut l'avoir : ce fut un de mes premiers chagrins. J'allai consulter ma mère ; elle me conseilla d'en faire l'abandon, pour l'amour du bon Dieu. J'obéis, mais il m'en coûta bien des larmes. »
L'âge fortifiait en lui tous ces bons sentiments, et l'on peut dire que la prière était son passe-temps le plus doux, avant qu'il pût comprendre qu'elle était le premier de ses devoirs. Elle remplaçait sur ses lèvres tant de paroles inconvenantes avec lesquelles il est bien difficile qu'un enfant de la campagne ne se familiarise pas. Quant à lui, il ne connut jamais ce grossier langage ; et comment l'aurait-il appris ? Rien n'entrait par ses yeux ni par ses oreilles qui ne fût une semence de vertu. La maison paternelle était un sanctuaire très-chaste, dont le seuil bien gardé était inaccessible au scandale, sous quelque forme qu'il essayât d'y pénétrer. D'ailleurs, l'enfant ne quittait les genoux de sa mère que pour aller se prosterner devant sa chère image de Marie, dans un angle retiré du logis, et c'est alors que la prière jaillissait de son cœur avec une abondance toute céleste, dont ses parents étaient parfois bien heureux de surprendre le secret.
Il avait quatre ans quand il disparut un jour sans qu'on pût savoir ce qu'il était devenu. Sa mère, craignant un malheur, le chercha longtemps avec une anxiété croissante. À la fin, elle l'aperçut à genoux, blotti dans un coin de l'étable, priant avec ferveur ; elle retint une explosion de joie et d'admiration, pour ne laisser paraître que la peine qu'elle avait ressentie de son absence, et lui dit, sur le ton du reproche : « Pourquoi, mon enfant, m'as-tu donné tant d'inquiétude ? quelle idée d'aller te cacher loin de moi pour faire ta prière ? » Confus du chagrin qu'il pouvait avoir causé à sa mère, l'enfant se jeta dans ses bras en s'écriant : « Mère, pardonnez-moi, je n'ai pas voulu vous faire de la peine, je n'y retournerai plus. » Et il répétait ces derniers mots avec une profonde humilité.
Une autre fois, un voisin qui n'était pas des plus dévots, dit à M. Vianney père : « Je crois que votre petit brunet me prend pour le diable ; il se tue de faire des signes de croix en ma présence. » Sa mère, craignant que l'enfant, tout petit qu'il était, n'y mît de la singularité et ne cherchât à se faire remarquer, lui adressa quelques remontrances, qu'il écouta avec une grande docilité ; puis il répondit : « Je ne savais pas que notre voisin me regardait ; mais, avant de commencer sa prière, et quand on la finit, ne faut-il pas faire le signe de la croix ? »
Il est dit du jeune Tobie que, dès ses plus tendres années, il n'avait aucun des goûts de son âge, mais qu'aimant à s'isoler de la foule, il ne connaissait que le chemin du temple, où il allait assidûment offrir au Seigneur les prémices de son cœur et celles de ses champs (Tobie, I, 4,5,6) : telle fut l'enfance de M. Vianney. Avec quelle angélique piété, avec quel recueillement au-dessus de son âge, nouveau Samuel, il assistait au saint sacrifice ! Loin de se faire presser et tourmenter pour l'accomplissement de ce pieux devoir, comme il arrive à tant d'autres, il était le premier à solliciter cette faveur.
« Il faut faire de votre fils un prêtre, disaient les voisins, témoins de cet empressement, et remarquant qu'il savait déjà les litanies. »
La foi de ses bons parents, leur respect pour les choses saintes, leur attachement à ces pratiques populaires dont se nourrit la piété, leur confiance en la Providence qu'ils invoquaient dans leurs joies et dans leurs peines, tout l'initiait, comme à son insu, à la vie du chrétien. Que de fois on l'a entendu remercier le Seigneur d'avoir pu, presque sans effort, et par le seul spectacle des exemples paternels passant et repassant continuellement sous ses yeux, contracter les heureuses habitudes de l'innocence et se former tout naturellement à la vertu !
On serait tenté de croire qu'en même temps qu'elle restitue à l'homme son empire originel sur le monde extérieur, la vie des champs développe ou protège en lui tous les nobles instincts dont l'ensemble constitue sa grandeur morale. Les mystérieuses voix de la nature disent des choses que le fracas de villes ne dit point ou empêche d'entendre. Les races agricoles sont en général les plus religieuses. Ce contact habituel avec la nature qui fait le fond de leur existence les tient constamment sous l'œil et sous la main de Dieu, qui leur apparaît à travers les merveilles de la création. Ce soleil, ces pluies, ces vents, ces frimas, toutes ces forces bienfaisantes ou funestes leur parlent avec éclat du Maître souverain, qui les tire à son gré du trésor de ses vengeances ou de ses miséricordes. Rien ne peut leur cacher sa divine présence, ni dans les biens qu'elles recueillent, ni dans les calamités qu'elles éprouvent. Le dogme de la Providence s'impose doucement à leur esprit, et ce sentiment profond, inévitable, sans être la religion tout entière, en est au moins le commencement, et la base de toute sagesse pratique.
Cependant le temps approchait où ces joies saintes allaient être troublées. Un jour, la porte de la petite église de Dardilly ne s'ouvrit pas à l'heure des offices du dimanche ; la cloche cessa d'appeler le peuple fidèle à la prière, et lorsque l'enfant demanda à sa mère pourquoi elle ne l'envoyait pas à la messe, la pauvre femme se contenta d'essuyer une larme et de mettre la main sur son cœur, pour lui faire comprendre que c'était là désormais le seul temple où il fût encore permis d'adorer Dieu.
La révolution venait, en effet, de fermer les églises, de renverser les autels, de chasser les prêtres et de défendre, au nom d'une liberté de nouvelle espèce, toute manifestation de la pensée chrétienne. Notre cher enfant avait à peine huit ans, mais déjà il était trop tard pour arracher de son âme un sentiment qui y était entré avec la vie. À mesure qu'il voyait tomber toutes les choses qu'on lui avait appris à aimer et à respecter, il les relevait dans son cœur.
CHAPITRE II
Jean-Marie berger. — Son amour de Dieu et des pauvres.
Cependant l'âge était venu où Jean-Marie devait commencer à payer sa dette au travail commun ; à la campagne cet âge vient de bonne heure ; à sept ans l'enfant est berger. Matthieu Vianney avait dans son étable quatre ou cinq vaches, un âne et trois brebis ; le frère aîné les avait gardés ; c'était au tour de Jean-Marie de les mener brouter l'herbe du petit enclos, et, pendant les grands jours, de les conduire dans les différents fonds que possédaient ses parents : à la Lèche, au Chêne-rond, au Pré-Cusin ou à Chante-merle.
Il semble que de tout temps le bon Dieu ait eu des tendresses et des préférences pour la vie pastorale. Abel était berger. C'est au milieu des troupeaux que le prophète alla chercher le vainqueur de Goliath, l'ancêtre du Messie, le plus grand et le plus saint roi d'Israël. C'est à des gardeurs de troupeaux que les anges annoncèrent la naissance du Sauveur ; ils furent appelés à la crèche avant les rois. De pauvres bergers furent les premiers adorateurs du Verbe éternel, pauvre comme eux et commençant à l'étable de Bethléem le chemin du Calvaire.
Cette adoption des bergers par Celui qui s'est appelé le Bon Pasteur s'est continuée le long des siècles chrétiens. Sans parler de l'illustre patronne de Paris, de la bienheureuse Germaine Cousin et de cette douce bergère du Laus, que sa poétique histoire nous montre vivant, pendant près de cinquante ans, dans l'intimité de la Mère de Dieu, pour bien des prédestinés, tels que saint Vincent de Paul et saint Félix de Cantalice, la vie pastorale a été l'apprentissage de la vie intérieure et le vestibule de la sainteté.
La solitude est mauvaise pour qui n'y vit pas avec Dieu, et ce métier de berger dans la liberté des champs, si innocent en lui-même, ne protège pas toujours les mœurs des enfants, outre qu'il les condamne à une profonde et dangereuse ignorance des choses spirituelles ; pour notre Jean-Marie, ce fut un repos et une faveur, une source de lumières et de bénédictions. Le grand Dieu qui se cache aux superbes, mais qui prend plaisir à se révéler aux petits, se faisait entendre à son cœur par les beautés de la nature au milieu desquelles il vivait, les contemplant des regards limpides et intelligents de l'innocence.
Il est impossible, lorsqu'on a le cœur pu, d'habiter les champs et de n'être pas touché de Dieu ; il s'y révèle plus qu'ailleurs, avec toutes sa magnificence, dans la germination des plantes, dans le chant des oiseaux, dans le bruit des forêts, dans le murmure des eaux, dans la hauteur des montagnes, dans l'immensité des plaines, dans la voûte du ciel ornée des constellations de la nuit ; il y darde les rayons de son soleil, il y assemble ses nuages, il y verse ses pluies et ses rosées, il y roule sa foudre, il y accable l'homme de sa majesté, il l'éblouit du spectacle varié des terres, des bois, de la verdure, et en même temps il s'insinue dans son cœur et l'attire doucement à lui. Si l'intimité avec la nature affaiblit quelquefois les âmes déjà faibles, il est certain qu'elle fortifie les âmes fortes. Les grandes pensées, les grands sentiments s'exaltent encore dans le tête-à-tête de l'homme avec l'œuvre de Dieu. Quand on interroge la nature avec une volonté inclinée au bien et qu'on dépose en elle un ferment de bonnes pensées, elle rend au centuple cette semence de sagesse et d'amour : ainsi faisait-elle pour notre cher enfant.
Mais sa piété ne trouva pas seulement, dans cette vie douce et reposée des champs si favorable à la contemplation, un pur et quotidien aliment, elle y donna des exemples et préluda aux saintes fonctions de pasteur des âmes, qu'il devait remplir un jour avec tant d'éclat et de renommée.
À quelque distance du village de Dardilly est un délicieux petit vallon plein d'ombre et de fraîcheur, véritable puits de verdure, sorte de sanctuaire qui provoque la prière et la rêverie. Une ou deux fontaines y naissent sous les buissons et sous la mousse, et forment un ruisseau qui se cache à l'ombre des aunes et des trembles. Ce qu'il y a de corbeilles odorantes d'églantiers et d'aubépine encadrant sa rive, ce qu'il arrose de prairies, ce qu'il visite d'anses secrètes, ce qu'il a vu de petits bergers jouant sur ses bords, ce qu'il a contemplé d'innocents tableaux et de scènes champêtres, qui pourrait le dire ? Il y a là des beautés de solitude, de nature et de silence que vraiment on ne peut compter, sans parler de celles qui se voient pas, et qu'il vaut mieux sentir que peindre. De chaque côté s'étagent, au milieu des accidents de terrain les plus variés, ici d'épaisses coudraies, là de gras pâturages, des bois de charmes et de chênes, plus loin des champs sans ombre, où le soleil mûrit le maïs et la vigne. On nomme ce lieu Chante-merle, du nom des oiseaux qui viennent y boire et y chanter. Là étaient les principaux pacages des Vianney ; sur le ruisseau un joli pré ; à mi-coteau de riches moissons ; et, couronnant les hauteurs, de belles touffes d'arbres verts que le défrichement a fait aujourd'hui disparaître. C'est là que le plus souvent Jean-Marie conduisait son âne et ses trois brebis.
Le voyez-vous, son bâton d'une main, tandis que de l'autre il serre contre sa poitrine sa petite statue de la sainte Vierge, qui ne le quitte pas ? Le voilà à travers les halliers, sur les bords du ruisseau, à l'ombre des sapins. Les bergers, ses compagnons, saluent de loin son arrivée de leurs bruyantes acclamations ; ils l'entourent avec une sympathie déjà respectueuse, car sa bonté, sa douceur et sa complaisance lui ont gagné tous les cœurs ; et c'est un désappointement général quand il n'est pas là. Mais lui, au milieu des témoignages naïfs de leur affection, il est occupé de plus graves pensées. Il avise un petit tertre, à côté d'un vieux saule qui se voit encore ; il court y déposer religieusement sa chère madone sur un autel de gazon ; puis, lorsqu'il lui a offert, le premier, ses hommages, il invite toute la bande à en faire autant.
Il ne se sentait pas de joie, quand il voyait ses compagnons à genoux autour de l'image vénérée. C'est alors qu'un naïf enthousiasme s'emparant de son cœur, quelque chose de cette flamme dont l'âme du prêtre devait être l'inépuisable foyer, s'allumait déjà dans l'âme ingénue de l'enfant. Après avoir récité la Salutation angélique avec une ferveur communicative, il se levait gravement et se mettait à prêcher à la troupe recueillie la dévotion à la très-sainte Vierge, dans un langage empreint de la plus expressive tendresse.
Ainsi l'avait fait à son âge saint Bernardin de Sienne. « Il prenait plaisir à imiter les prédicateurs qu'il avait ouïs, contrefaisant leur voix et leurs gestes et rapportant tous les discours qu'ils avaient tenus. Pour cet effet, il se mettait en quelque lieu, et les autres petits enfants étaient assis autour de lui, pendant qu'il les prêchait, et exerçait de bonne heure le métier où il devait exceller (Ribadenéira. Vie de saint Bernardin de Sienne, 20 mai). »
Représentez-vous, assis sur le bord d'un champ ou dans une clairière, cet essaim d'enfants suspendus aux lèvres du nouveau petit Bernardin. Ils ont oublié leurs jeux, ils se sont dépouillés de l'étourderie naturelle à leur âge ; ils sont là, dans l'attitude de l'attention et du respect ; ils osent à peine respirer, de peur de troubler la sainte et naïve inspiration qui les charme.
Il n'en était pourtant pas toujours ainsi. Le jeune prédicateur n'avait pas invariablement à se louer des dispositions de son auditoire. Maintes fois, l'amour du jeu l'emportant, par une légèreté très pardonnable, ils abandonnaient le sermon pour des exercices moins calmes. Ce n'était pas sans peine que Jean-Marie se voyait, comme son patron, condamné à faire entendre sa voix dans le désert ; mais pour se consoler il se retirait à l'écart, installait sa chère statue dans le creux d'un arbre, se mettait à genoux et passait à ses pieds de longues heures en prière.
Souvent, pour le faire avec plus de recueillement et de liberté d'esprit, il confiait son troupeau à la garde du plus raisonnable de ses compagnons, à qui il promettait de rendre une autre fois le même service, puis il cherchait l'endroit le plus retiré du vallon ; il s'enfonçait dans les taillis et les hautes herbes, afin d'être à l'abri de toutes les surprises et de satisfaire à son aise son amour de la prière et de la contemplation.
Nous avons visité, avec une pieuse curiosité et un religieux respect, ces lieux qui furent le théâtre de l'enfance de notre Saint. Nous avons pris plaisir à nous égarer le long des sentiers que le pied du petit berger a foulés tant de fois. Longtemps nous avons promené nos regards sur ce tranquille paysage, en songeant que l'influence des horizons joue un grand rôle dans la vie de l'homme. C'est la patrie qui fait notre existence ; elle donne chaque jour pour nourriture à nos sens ses images, ses bruits, ses lumières et ses ombres ; c'est sur elle que viennent se mouler les formes de notre pensée et les souvenir de notre cœur ; nous l'aspirons par tous les pores ; nous en composons tout notre être. Cette union de l'homme avec ce qui l'entoure est une loi du Créateur. Dieu nous a faits les âmes du monde et nous a répandus sur la terre, afin que chaque montagne, chaque vallée, chaque rivage ait une voix et une prière.
Ces réflexions nous faisaient admirer davantage et presque vénérer tout ce que nous voyions, et nous nous disions : « C'est donc là, ô Dieu des pauvres, ô Dieu des petits, ô Dieu des humbles et des faibles, c'est de ce coin de terre ignoré où cet enfant vivait seul à seul avec vous, avec vos anges et les œuvres de votre création ; c'est de ces broussailles où il vous adressait sa prière, qu'il vous a plu de faire surgir ce prêtre, cet apôtre, cet homme de Dieu ! C'est là que vous l'éleviez pour vous, au milieu des désordres de cette sanglante époque, loin du double courant d'anarchie et d'impiété qui inondait la France et la couvrait de ruines ; que vous le prépariez lentement à devenir une des gloires de votre Église !... Lorsqu'il se relevait pour retourner à son petit troupeau, il sortait de votre entretien, emportant en son cœur votre esprit de pauvreté, d'humilité, de douceur, d'obéissance, de sacrifice, et tous ces germes que nous avons vus se développer plus tard et devenir la sainteté. » Et il nous semblait qu'il sortait de chaque objet autour de nous comme une exhalaison de pureté et d'amour qui embaumait l'atmosphère.
Un jour, le petit berger, — il n'avait encore que sept ans, — conduisait, avec Marion Vincent, une voisine du même âge que lui, son âne chargé de blé au moulin de Saint-Didier ; il faisait très chaud, et les deux enfants s'arrêtèrent dans un chemin creux pour s'y reposer à l'ombre ; leur petit babil devint alors plus intime.
« Je crois, dit Jean-Marie, que nous nous accorderions bien nous deux.
— Oui, dit à son tour Marion ; si nos parents voulaient, nous nous marierions.
— Oh ! pour ce qui est de moi, reprit vivement Jean-Marie, n'en parlons pas, n'en parlons jamais... »
Cet enfant avait-il déjà entendu la voix de l'Esprit-Saint lui révéler les joies du sacrifice et les gloires de la virginité, lui faisant voir et sentir le néant et le vide des choses terrestres au prix des biens invisibles ?... Il est certain que, dès cet âge si tendre, toutes ses pensées, toutes ses émotions paraissent s'être concentrées dans le désir de servir Dieu et de s'attacher uniquement à lui.
Après Dieu, ce qu'il aimait avec le plus de passion, c'étaient les pauvres. Ces deux amours se donnent la main et ne vont pas ordinairement l'un sans l'autre ; car, comment aimer Dieu sans aimer les hommes que Dieu a tant aimés ? L'immense charité qui devait plus tard s'identifier avec sa vie même, enflammait déjà son jeune cœur. Le cœur avait absorbé chez lui les autres facultés, et l'on ne voit pas qu'il se soit fait remarquer à cet âge par les grâces de l'esprit et les dons de l'intelligence ; son cœur avait grandi de tout ce qui lui manquait d'ailleurs : point de réflexions, mais des sentiments ; point de vives et spirituelles saillies, mais de nobles et généreux élans ; point de raisonnements, mais des actes ; rien de calculé, tout est spontané, simple et grand comme l'inspiration. Est-ce que le cœur se forme par de lentes études ? Non ; le plus souvent il s'élance, et d'un bon il arrive au sublime, sans qu'on sache quelle route il a suivie.
Nous avons vu que la maison Vianney était l'asile ouvert à tous les malheureux ; ils s'y donnaient rendez-vous à la nuit tombante, et il n'était pas rare que la grange en reçût jusqu'à vingt à la fois. Dans la mauvaise saison, Matthieu Vianney avait soin de faire allumer, au milieu de la cuisine, un grand feu de fagots, clair et pétillant, pour les réchauffer ; puis, on mettait sur ce foyer une vaste marmite de pommes de terre que les enfants mangeaient ensuite avec les pauvres, assis à la même table. Après le souper, la prière se faisait en commun, et le chef de la famille allait installer ses hôtes soit au fenil, soit dans le cellier, veillant lui-même à ce qu'ils fussent bien au chaud et qu'ils ne manquassent de rien, pendant que la maîtresse du logis balayait le tour du foyer et faisait disparaître les traces souvent trop visibles de la misère des convives que le Seigneur lui avait envoyés... Que l'on nous pardonne ce détail : dès que l'on pense à ce divin Sauveur, dont ils sont l'image et les favoris, on a, pour voir les pauvres, d'autres yeux que ceux de la nature, et, malgré leur abjection, on continue d'avoir pour eux de l'estime et du respect.
C'est parmi ces pauvres que vint un jour s'asseoir Benoît-Joseph Labre : le fait est hors de doute. La mémoire de l'hospitalité qui lui fut donnée par les Vianney s'est conservée dans le pays et dans la famille qui s'honorent de son passage ; il n'est pas un habitant de Dardilly qui n'en ait entendu parler. L'enfance du Curé d'Ars a été bercée par ce souvenir : il aimait à le rappeler dans ses catéchismes ; il s'en entretenait déjà avec ses condisciples du petit séminaire de Verrières, comme l'un d'eux, M. l'abbé Ballet, des Missionnaires de Lyon, nous l'a attesté. M. Vianney disait avoir eu en sa possession une lettre autographe du Bienheureux, et regretter beaucoup de s'en être dessaisi.
Jean-Marie n'avait pas de plus grande joie que de seconder ses parents dans l'exercice de cette noble et sainte hospitalité. Il amenait à la maison tous les mendiants qu'il rencontrait sur son chemin ; une fois, il vint à bout d'en réunir vingt-quatre.
À la vue de ces malheureux, dont quelques-uns traînaient avec eux, associés à leur misère et à leur dénûment, des petits garçons et des petites filles de son âge, et de plus jeunes encore, son cœur s'attendrissait ; rien ne pourrait donner une idée de son industrieuse activité pour subvenir aux besoins les plus pressants de la colonie. Il les faisait approcher du foyer les uns après les autres, en commençant par les plus petits. Son bonheur était de ramasser la desserte de la table paternelle, de la leur distribuer, en y ajoutant tout ce qu'il pouvait retrancher sur sa propre nourriture.
Il passait ensuite l'inspection de leurs vêtements et demandait à sa mère, dont il connaissait la tendre compassion, pour l'un un pantalon, pour l'autre une chemise, pour celui-ci une veste, pour celui-là des sabots. Après l'aumône de la main, il n'oubliait pas l'aumône du cœur, mais l'une ne venait jamais qu'après l'autre, qui lui servait de véhicule.
Quand il avait affaire à des enfants de son âge, il leur apprenait Notre Père... Je vous salue, Marie..., les actes de foi, d'espérance et de charité, les principales vérités de la religion ; il leur disait qu'il fallait être bien sages, bien aimer le bon Dieu, ne pas se plaindre de leur sort, et en supporter patiemment les rigueurs en vue de la vie éternelle. Quoiqu'il s'adressât discrètement aux petits, il était écouté des grands avec un intérêt qui tenait à la fois de la reconnaissance et de l'admiration. À leur départ tous le bénissaient, et comme la charité ne provenait pas en lui du désir de mériter des éloges ou une gratitude purement humaine, mais d'une inspiration céleste, il se dérobait au plus vite à ce concert de louanges.
Tel fut, dans sa première enfance, ce juste à qui le Seigneur réservait une destinée pure et éclatante devant lui. Il l'y préparait par toutes ces grâces, rosée matinale que Dieu accorde souvent à sa créature, pour qu'elle sache plus tard résister au poids et à la chaleur du jour.
CHAPITRE III
Première communion de Jean-Marie. — Il est employé aux travaux des champs. — Ses dispositions à la prière et à la vertu.
Cette vertu précoce du jeune Vianney est d'autant plus digne d'admiration, qu'elle offre le contraste le plus frappant avec les mœurs générales de l'époque désastreuse, où il grandissait en âge et en sagesse devant Dieu et devant les hommes : c'était en vérité le lis fleurissant au milieu des épines.
La France était alors veuve de son clergé ; en peu de mois, ce veuvage s'était étendu à toutes les églises, en sorte que le culte public avait presque entièrement cessé. On aurait dit une nation sans Dieu, si la foi des populations n'avait maintenu les exercices religieux dans l'intérieur des familles, et lorsque cela se pouvait, dans quelques rares sanctuaires. Là, en l'absence des prêtres, les vieillards les plus respectés, de pieux laïques, de saintes femmes, des religieuses expulsées de leurs monastères, présidaient à la récitation des prières de la messe, rappelaient les jours de fête, d'abstinence et de jeûne, pendant que quelques hommes courageux faisaient sentinelle aux limites de la paroisse pour surveiller l'approche des persécuteurs. Un très petit nombre seulement de prêtres fidèles purent rester dans le pays, traqués comme des bêtes fauves, errant à l'aventure sous toutes sortes de déguisements, se cachant dans les granges, au fond des bois, offrant quelquefois au milieu de la nuit le divin sacrifice et administrant les sacrements au péril de leur vie. Les prêtres assermentés étaient rares, et là où il s'en était trouvé, comme à Dardilly, la déconsidération et le mépris public les condamnaient à un isolement presque absolu. Ils n'étaient entourés le plus souvent, dans leurs églises solitaires, que des autorités constituées, des gens attachés à leur service et de quelques indifférents qui, ne pouvant s'accoutumer à se passer d'office le dimanche pas plus que du cabaret les jours de décadi, venaient à l'église en demandant tout bas pardon à Dieu d'aller entendre le jureur. Les vrais chrétiens, comme les Vianney et les Beluse, n'y paraissaient jamais ; ils préféraient faire un long trajet pour aller entendre la messe d'un prêtre fidèle, à Écully ou ailleurs.
Cependant, le 9 thermidor avait ralenti la violence des persécutions ; on commençait à respirer. D'un côté, le paroxysme révolutionnaire était tombé ; de l'autre, le courage des populations s'était relevé et discipliné dans la lutte. À la faveur d'une tolérance forcée, mais précaire, quelques prêtres proscrits reparurent, toutefois avec de grandes précautions. Même avant thermidor, dès le commencement de mai de cette année 1794, la paroisse d'Écully dut à sa bonne renommée le privilège de donner une hospitalité clandestine à plusieurs prêtres tant réguliers que séculiers, et à deux religieuses. Ces prêtres courageux étaient un génovéfain nommé M. Balley, deux membres distingués de la congrégation de Saint-Sulpice, MM. Royer et Chaillou, l'un directeur, l'autre économe du grand séminaire de Lyon, et M. l'abbé Groboz (c'est ce même abbé Groboz qui fut depuis secrétaire intime du cardinal Fesh).
Les religieuses étaient sœur Deville et sœur Combet, de l'institut de Saint-Charles. Ces pieuses filles donnèrent comme tant d'autres un solennel démenti aux sycophantes de la révolution ; elles convainquirent de calomnie ces fables ridicules, débitées par la malveillance et accueillies par la crédulité, où des écrivains irréligieux et frivoles les livraient à une pitié insultante et dérisoire, affectant de les représenter comme victimes des préjugés et gémissant sous le poids de la plus effroyable tyrannie.
Au lieu de profiter des nouveaux décrets, elles persévérèrent dans leur sainte vocation, continuant d'observer leur règle, autant qu'elles le pouvaient, et par leur généreuse fermeté, elles rendirent à la religion un témoignage qui l'honorait ainsi qu'elles-mêmes. Elles furent d'un immense secours dans ces temps difficiles : c'étaient elles qui dirigeaient l'action des fidèles et mettaient de l'unité dans leurs efforts.
On vit alors les familles les plus honorables d'Écully et de Dardilly se concerter, se liguer sous le sceau du secret, organiser la surveillance du culte, l'entretien et la garde des missionnaires. On les vit défendre la vie de ces intrépides confesseurs et leur incognito par mille industries, mille sacrifices et quelquefois à travers mille dangers, avides d'entendre la sainte parole, de recevoir les sacrements, de participer au divin sacrifice, et, pour remplir ces devoirs, se réunissant dans bois, dans les fermes écartées, par les temps les plus rigoureux, et souvent à de grandes distances. Quelquefois, lorsque, à l'aide de factionnaires échelonnés le long des chemins, on s'était assuré la sécurité du moment, on se risquait à chanter des cantiques et même à donner aux cérémonies une pompe et une solennité qui rappelaient un peu le temps passé. C'était alors une fête pleine d'émotion : les vieillards pleuraient à ce spectacle qui leur remémorait les anciens jours ; les âmes nobles et fières, — il y en a partout, dans le christianisme, et elles sont plus nombreuses en temps de persécution, — s'attachaient avec amour à ce culte proscrit, auquel le mystère, le danger bravé et le devoir accompli, malgré les obstacles et les menaces d'une loi impie, donnaient de nouveaux charmes ; les femmes surtout se retrempaient avec délices dans cette piété, qui est un des besoins de leur cœur.
La mère de Jean-Marie était de toues ces réunions, et son fils l'y accompagnait souvent. Un jour, M. Groboz rencontra cet enfant, et, frappé de son air modeste et pieux, il s'approcha pour le caresser, puis il lui demanda quel âge il avait : « Onze ans, répondit le petit Vianney. — Et depuis quel temps ne t'es-tu pas confessé ? — Je ne me suis jamais confessé. — Jamais ! reprit le bon abbé Groboz. » Et il voulut que cet acte important se fît à l'heure même. Sans doute il trouva l'enfant bien préparé et digne du don de Dieu, car il exigea de sa mère qu'elle le lassât chez ses grands parents, à Écully, afin qu'il fût plus à portée de suivre les catéchismes préparatoires à la première communion.
C'étaient les deux Sœurs dont nous avons parlé qui remplissaient les fonctions de catéchises ; et tel était le charme qu'elles savaient répandre sur leur enseignement, que les pères et les mères se joignaient aux enfants pour jouir de cette parole sainte dont ils étaient affamés. Jean-Marie leur fut particulièrement recommandé, et elles en prirent un soin que justifiaient d'ailleurs ses qualités ; elles le proposaient pour modèle à ses petits compagnons. Sa ferveur était tellement reconnue que souvent un sentiment de jalousie leur faisait dire : « Voyez donc, là-bas, le jeune Gras (Nom populaire des Vianney) qui fait assaut avec son bon ange ! »
Des mains des bonnes Sœurs les aspirants à la première communion passaient dans celles des missionnaires, qui les réunissaient tantôt dans une maison, tantôt dans une autre, et toujours pendant la nuit, pour écarter les soupçons de la police républicaine. Plusieurs familles respectables d'Écully leur offraient un asile pour ces assemblées nocturnes : c'étaient les Pingeon, les Margaron, les Mièvre, noms chers au pays et qui auraient une histoire, si la renommée se mesurait toujours à la grandeur du dévoûment.
Personne ne pouvait lutter d'exactitude avec Jean-Marie pour aller à ces rendez-vous où le divin sacrifice, comme aux premiers jours du christianisme opprimé, se célébrait dans l'ombre et le mystère.
Nous n'avons rien pu recueillir de précis et d'intéressant sur les circonstances qui accompagnèrent la première communion du saint enfant. On a écrit qu'il avait accompli ce grand acte de sa vie en 1799, dans la maison du comte de Pingeon, aujourd'hui maison Bret : cela est probable et semble résulter des renseignements que nous avons pris nous-mêmes ; quelques personnes nous l'ont affirmé sur les lieux ; mais ce ne fut point dans la nuit de Noël ; car nous avons sur ce sujet le témoignage de M. le Curé d'Ars, qui se rappelait fort bien que c'était au temps des fauchaisons, et que la porte du hangar converti en chapelle était encombrée par des chars de foin, stationnant là exprès sans doute pour donner le change et prévenir une invasion des malintentionnés.
Toutes ces circonstances exceptionnelles, qui ne nous ont pas permis de retrouver plus de traces de cette auguste cérémonie, durent ajouter encore aux pieuses impressions du jeune communiant et en faire un des actes les plus mémorables de sa vie. L'autel, qu'entouraient les parents et un très petit nombre d'amis sûrs, était ordinairement dressé dans une grange ou dans une chambre haute. C'était avant l'aube, à petit bruit, que se célébrait le saint sacrifice. Il y avait dans les précautions qu'on était obligé de prendre pour se dérober aux soupçons et à la surveillance hostile, dans le mystère qui accompagnait les préliminaires de ce grand jour, quelque chose qui sentait l'ère des persécutions, je ne sais quel parfum des catacombes ; l'âme de l'adolescent n'en était que plus fortement émue, et les circonstances de cette première participation au pain des forts, dans ces temps d'épreuve et d'apostasie, y laissaient une empreinte qui ne s'effaçait plus. Si les fleurs de la première communion présagent d'ordinaire les fruits de l'âge mûr, on doit croire que le cœur de notre Saint fut, en ce jour, un sanctuaire tout embaumé pour le divin Époux.
De toutes les créatures de Dieu l'une des plus attrayantes sans contredit et des plus aimables est le jeune homme attaché à ses devoirs ; par un privilège spécial à son âge, il conserve encore l'innocence quand il a déjà la vertu. Les sentiments affectueux dont son cœur surabonde se concentrent en Dieu comme dans leur source, s'épanchent en flots de tendresse et de dévoûment sur ses parents, et de là se répandent autour de lui en amitié, en charité, en bonté. Comme il s'empresse pour obéir ! comme il paraît heureux de la satisfaction qu'il donne ! quel respect et quelle confiance dans son regard ! quelle candeur dans son sourire ! quelle sérénité dans ses joies ! quelle douceur et quelle générosité dans ses larmes !...
Tel apparut Jean-Marie Vianney, lorsqu'il revint parmi les siens, rapportant dans son cœur et sur son front les plus suaves impressions du jeune âge. La grâce, qui l'entourait comme d'une auréole, dès son berceau, et qui lui donnait déjà des disciples dans les compagnons de son âge, avait augmenté avec les années ; elle répandait sur sa jeunesse le parfum de l'innocence. Sa présence communiquait à ceux qui l'approchaient le calme de la pureté. Sachant qu'il ne devait l'amour qu'à son Dieu, jamais il ne souilla dans son cœur la source de l'amour ; il passa sans transition de l'ignorance à la haine du mal ; il fut toujours un ange ou un saint. Nous lui avons entendu dire : « Quand j'étais jeune, je ne connaissais pas le mal, je n'ai appris à le connaître qu'au confessionnal. »
Sa sœur Marguerite a rendu de lui ce témoignage : « Notre mère était si sûre de l'obéissance de Jean-Marie, que lorsqu'elle éprouvait, de la part de l'un de nous, de la résistance ou de la lenteur à exécuter ses ordres, elle ne trouvait rien de mieux que de les intimer à mon frère, qui obéissait sur-le-champ, et puis de nous le proposer pour modèle, en disant : « Voyez, lui, s'il se plaint, s'il hésite ou s'il murmure ! Voyez s'il n'est pas déjà loin ! »
« Il allait ordinairement travailler au champs avec les gens de la maison. Tant que la tâche était commune, il fournissait consciencieusement, selon ses forces, son contingent de travail, et tout se passait amiablement ; mais un jour qu'il avait été envoyé à la vigne, seul avec François, il avait dû s'excéder de fatigue pour atteindre son frère qui, en sa qualité d'aîné, se croyait obligé d'e faire plus que lui. Le soir venu, le pauvre Jean-Marie se plaint à sa mère que François va trop vite et qu'il ne peut pas le suivre. « François, dit-elle, va donc plus lentement, ou bien, de temps en temps, donne un coup de pioche à la passée de ton frère. Tu vois bien qu'il est plus jeune et moins fort que toi ; il faut avoir un peu pitié de lui. — Mais, répond François, mon frère n'est pas obligé d'en faire autant que moi. Que dirait-on, si l'aîné n'avançait pas plus que le cadet ? »
« Le lendemain, une religieuse, chassée de son couvent par l'orage révolutionnaire et retirée dans sa famille, à Dardilly, fit cadeau à mon frère Jean-Marie, qu'elle avait pris en affection à cause de sa piété, d'une de ces statuettes de la sainte Vierge, renfermées dans un étui cylindrique qu'on ouvre et ferme à volonté.
« Ce présent, continue Marguerite, vint fort à propos, et mon frère crut avoir trouvé, dans la sainte image, un renfort et un secours contre l'activité de François. La première fois donc qu'on les envoya ensemble à la vigne, il eut soin, avant de commencer son ouvrée, de déposer à quelques pas de lui sa petite statue, et, en avançant vers elle, de prier la sainte Vierge de l'aider à atteindre son frère aîné. Arrivé à l'image, il la ramassait lestement, la plaçait de nouveau devant lui, reprenait sa pioche, priait, avançait, tenait tête à François qui se morfondait sans pouvoir le dépasser, et qui, en rentrant le soir, avoua, non sans quelque dépit, que la sainte Vierge avait bien aidé son petit frère, et qu'il avait fait autant de besogne que lui. Notre mère, en femme sage et prudente, se contenta de sourire et ne dit pas un mot, de peur de donner prise à l'amour-propre. »
Ces travaux des champs, si pénibles et si assidus qu'ils fussent, ne détournaient jamais le pieux enfant de la prière. Dieu accompagne les âmes pures dans la contemplation de ses œuvres, comme un ami qui fait à son ami les honneurs de son domaine. Et parce que tout devient précieux, quand c'est un ami qui le donne, tout se transfigure pour l'homme qui est uni à Dieu ; tout lui paraît divin ; et, jusque dans les moindres détails, et particulièrement dans ces mille nuances délicates qui sortent de la sphère de l'utile pour constituer le beau, il découvre comme la surabondance du cœur de Celui qui est tout amour, et par qui tout a été fait (Saint Jean, I, 3).
Jean-Marie apprenait de jour en jour à lire plus couramment, dans ce grand livre de l'univers visible « dont les lettres sont les astres et leurs orbites, et dont le sens est Dieu. » Au contact des images d'un monde supérieur qui peuplaient les belles solitudes de sa terre natale, une voix prévalait dans sa conscience, la voix des aspirations religieuses, l'hymne de la reconnaissance et de l'amour envers le Maître souverain et adorable, que nous cache et nous révèle à la fois l'immense création, ce voile transparent de l'invisible. S'il ne pouvait pas, comme il l'aurait désiré, et comme le lui rappelaient avec tant de charme les souvenirs de sa première enfance, se cacher à l'ombre des autels, dans le secret de la face du Seigneur, il l'invoquait du moins, il aspirait sa présence, il le contemplait avec ravissement dans les merveilles de sa sagesse et de sa puissance, à travers ces cieux profonds qui racontent sa gloire ; il se sentait plus près de lui, depuis sa première communion : c'est dans le sanctuaire de son cœur, vivant tabernacle, qu'il se retirait pour lui offrir ses continuelles adorations. Et c'est ainsi que Notre-Seigneur, méconnu et chassé de ses temples, avait encore, dans la solitude, des âmes délicates qui lui rendaient l'hommage qu'on lui refusait ailleurs.
« Quand j'étais seul aux champs, avec ma pelle ou ma pioche à la main, a dit souvent le Curé d'Ars, je priais tout haut, mais quand j'étais en compagnie, je priais à voix basse ! » Touchante attention d'un enfant de treize ans, qui, dans ses actions les plus louables, craignait déjà de s'imposer aux autres et de leur donner occasion de trouver sa piété trop austère ! C'est ainsi qu'est la vertu : toujours discrète, jamais importune, elle sait que le bien demande à être fait avec tant de circonspection qu'on puisse être approuvé non seulement de Dieu, mais encore des hommes.
« Si maintenant que je cultive les âmes, ajoutait-il, j'avais le temps de penser à la mienne, de prier et de méditer, comme quand je cultivais les terres de mon père, que je serais content ! Il y avait au moins quelque relâche dans ce temps-là ; on se reposait après dîner, avant de se remettre à l'ouvrage. Je m'étendais par terre comme les autres ; je faisais semblant de dormir, et je priais Dieu de tout mon cœur. Ah ! c'était le beau temps ! »
« Que j'étais heureux, répétait-il moins d'un mois avant sa mort, lorsque je n'avais à conduire que mes trois brebis et mon âne ! Pauvre petit âne gris ! il avait bien trente ans, quand nous l'avons perdu... Dans ce temps-là, je pouvais prier Dieu tout à mon aise ; je n'avais pas la tête cassée comme à présent : c'était l'eau du ruisseau qui n'a qu'à suivre sa pente ! »
Une sagesse prématurée avait révélé à cet enfant, si nouveau dans la vie et déjà si avancé dans la perfection, une chose que bien des âmes ignorent, tout en se croyant très éclairées : c'est que le règne de Dieu est au dedans de nous ; et que, sans sortir de notre sphère d'activité, quelque modeste qu'elle puisse être, nous avons sous notre main, dans l'accomplissement des devoirs de notre état, le premier moyen de salut et le plus sûr. Toute la perfection est là, et elle est là pour tous. Dieu pèse les cœurs et non les œuvres ; il ne regarde pas ce que nous faisons, mais comment et pourquoi nous le faisons. Qu'est-ce qu'un verre d'eau dans l'univers ? donnez-le à un pauvre, c'est le prix de l'éternité. La vie chrétienne tout entière se compose ainsi de petites actions qui accomplissent de grands devoirs.
Jean-Marie comprenait cela : « Il faisait beaucoup, selon le mot de l'Imitation, parce qu'il aimait beaucoup ; il faisait beaucoup, parce qu'il faisait bien ce qu'il faisait (Imitat., I. I, ch XV).
Soit qu'il allât aux champs, soit qu'il en revînt, il récitait toujours quelque prière ou son chapelet. S'il rencontrait des enfants de son âge, il les engageait à le suivre, et, chemin faisant, il leur apprenait le catéchisme.
Un soir qu'il revenait de la vigne avec son frère aîné et une bande de travailleurs, il avait pris son chapelet qu'il égrainait en marchant à quelques pas en arrière des autres. Un des vignerons se tournant vers François, lui dit sur le ton de la moquerie, de manière à être entendu de Jean-Marie : « Et toi, ne vas-tu pas aussi marmotter des patenôtres avec ton frère ? » François rougit un peu ; mais notre généreux enfant, sans se déconcerter et sans rien répondre, continua tranquillement sa prière.
Bien qu'il eût été, pendant le jour, occupé à des travaux très pénibles pour son âge, on le voyait, le soir, étudier au flambeau son catéchisme, ses évangiles et ses prières, et, quand il les savait par cœur, les méditer gravement et ne suspendre sa studieuse application que lorsque, vaincu par le sommeil, il était forcé d'accorder à la nature quelque soulagement.
Sans aucun attrait pour les divertissements que les jeunes gens regardent comme un besoin et un droit acquis à leur âge (Nous tenons de deux cousines de M. Vianney, ses contemporaines, qu'on ne le vit jamais jouer), sa seule distraction, aux heures de loisir et de délassement, était de façonner avec de l'argile des petites figures de prêtres et de religieuses, des chandeliers et des autels entourés d'assistants en prière. Quoiqu'il attachât un certain prix à ces créations enfantine, il n'avait pas de peine à les céder dans le cas que voici. S'il apprenait qu'une messe se dît quelque part, son premier mouvement était d'y courir ; sur l'observation qu'on lui faisait qu'il devait travailler, il n'insistait pas, mais il était facile de lire sur son visage la peine qu'il en ressentait. Que quelqu'un alors lui proposât de se charger de sa tâche, à la condition qu'il lui donnerait ses petits saints et ses petites saintes, il ne se faisait pas prier ; il abandonnait tout et courait à la messe. On le voyait à genoux dans un coin, les yeux baissés, le corps immobile, abîmé dans une profonde contemplation. Sa dévotion était si sensible, qu'il lui arrivait souvent de répandre des larmes abondantes. Après la messe, il ne manquait jamais de faire une petite action de grâces, tourné contre l'autel où reposait le Saint-Sacrement ; puis il allait s'agenouiller devant l'image de la sainte Vierge, et il revenait à sa besogne le visage épanoui, le cœur content.
Pendant son absence, on s'amusait quelquefois à lui cacher ses instruments de travail ; il s’apprêtait au badinage de la meilleure grâce du monde et ne s'impatientait jamais, mais sondant du regard la contenance des personnes présentes, il arrivait facilement à découvrir l'auteur principal de la mystification ; alors il le remerciait, gentiment, d'avoir pris soin des ses outils et promettait de lui rendre dans l'occasion le même service. C'est par ces manières douces, aimables et attachantes, qu'il se faisait chérir de tous.
Le souvenir des tranquilles années de son adolescence, passées dans les durs et humbles travaux des champs, est resté cher à M. le Curé d'Ars. Il y revenait volontiers dans ces moments de cordial et familier abandon qui lui étaient naturels. « Pendant ma jeunesse, j'ai travaillé la terre ; je n'en rougis pas ; je ne suis qu'un cultivateur ignorant. En donnant mon coup de pioche, je me disais souvent : « Il faut aussi cultiver ton âme ; il faut en arracher la mauvaise herbe, afin de la préparer à recevoir la bonne semence du bon Dieu. »
Ainsi parlait-il de lui-même, dans son humilité profonde ; mais il n'y eut jamais d'ivraie dans cette âme vraiment faite pour Dieu, où la simplicité, la droiture, la piété, la douceur et la pureté semblaient germer d'elles-mêmes et se développer sans effort, comme le produit spontané d'une nature saintement féconde.
CHAPITRE IV
J.-M. Vianney commence ses études chez M. le curé d'Écully
Cependant Dieu s'était levé, il avait jugé sa cause ; et voilà qu'une fois encore la parole éternelle s'était accomplie... Les chrétiens redisaient dans la langue des prophètes ces chants de triomphe destinés à convaincre d'impuissance les persécuteurs de tous les siècles.
Après avoir vu leurs sanctuaires abattus, leurs autels profanés, leurs prêtres proscrits et égorgés, le livre exercice du culte était devenu pour eux le sujet d'une joie immense, que ceux-là seuls peuvent comprendre qui ont été torturés dans leur conscience, ce dernier asile de la liberté et de la dignité humaine.
C'est alors qu'un grand homme de lettres, indigné contre les excès du siècle, dont il avait partagé les premiers entraînements, écrivait : « Destructeurs imbéciles, vous avez crié victoire, et où est-elle cette victoire ? Tous les jours vous frémissez de rage, en voyant l'affluence qui remplit nos temples ; ils ne sont plus riches, mais ils sont toujours sacrés ; ils sont nus, mais ils sont pleins ; la pompe a disparu, mais le culte est demeuré ; on n'y foule plus le marbre et les tapis précieux, mais on s'y prosterne et on y pleure sur des décombres ; l'appareil du sacrifice est pauvre, mais l'adoration est profonde et la piété pure (La Harpe). »
On était au lendemain du 10 brumaire ; la révolution, lasse d'elle-même, avait trouvé son maître. Le premier Consul croyait avoir fait beaucoup pour l'Église, en lui rendant, quoique dans une mesure assez restreinte, un peu de cette liberté qui est sa force et sa vie, en rouvrant au culte ceux de ses monuments que le marteau de 93 avait épargnés, et en lui restituant, sous forme de dotation publique, une faible partie de ses vastes possessions d'autrefois ; mais une chose essentielle restait à opérer, et cette chose dépassait les bornes de son pouvoir : c'était de ressusciter la France chrétienne des anciens jours, en réparant les ruines que dix années d'anarchie religieuse et sociale avaient faites dans les âmes. Sauver les âmes est une œuvre impossible aux conquérants et aux hommes d'État ; leur mission, quand ils y sont fidèles, peut la favoriser, le sacerdoce catholique seul peut l'accomplir. De saints prêtres, tel est le besoin de la religion dans tous les temps ; mais dans quel temps ce besoin était-il plus manifeste qu'au sortir d'une crise, qui par la mort et par l'exil avait dépeuplé le sanctuaire ?
Les temples étaient rouverts, mais sous leurs voûtes froides et silencieuses le peuple, affamé des vérités saintes dont il avait été si longtemps sevré, attendait souvent en vain la parole qui fait vivre l'âme. Une foule de paroisses abandonnées, beaucoup d'autres administrées par d'anciens constitutionnels ou par de tout jeunes prêtres, attestaient la misère profonde de l'Église de France.
La commune d'Écully fut une des premières à recueillir le bienfait du nouvel ordre de choses ; et ce qui combla de joie tous les habitants du pays, c'est que Mgr de Mérinville, chargé, au nom du cardinal Fesch, de réorganiser le diocèse de Lyon, eut l'heureuse idée de récompenser cette religieuse population, en plaçant à sa tête un des confesseurs de la foi qu'elle avait abrités durant les jours mauvais.
L'abbé Charles Balley vint prendre possession de la cure d'Écully vers le milieu de février de l'année 1803. Dès les premiers jours qui suivirent son arrivée, il se vit en relation avec tout ce que la ville, si rapprochée de sa paroisse, et les campagnes voisines avaient de familles recommandables ; tant était grande la confiance qu'il avait su inspirer par ses talents, ses vertus, la noblesse et la fermeté de son caractère. On le connaissait beaucoup à Lyon, où il avait passé les jours de la terreur, caché dans la rue Saint-Jean, recevant l'hospitalité des plus honnêtes familles du quartier, et en particulier de la famille Loras. C'était chez elle, quand les recherches du Comité de salut public devenaient plus actives, qu'il se dérobait aux sbires de la police républicaine.
M. Loras avait pu apprécier le mérite de ce saint prêtre ; dès qu'il apprit sa nomination à la cure d'Écully, il le pria de se charger de l'éducation de ses fils, au nombre desquels était celui qui est devenu plus tard évêque de Dubuques. On ne pouvait faire à M. Balley une demande plus agréable : il chérissait la jeunesse ; il aimait à s'en entourer, à l'encourager, à la soutenir. Sa première pensée, en se voyant curé, avait été de faire de son presbytère une succursale des petits séminaires du diocèse et une pépinière de prêtres.
Heureux le pasteur qui comprend qu'une des œuvres les plus saintes et les plus utiles à l'Église, est de faire éclore les vocations sacerdotales, d'en cultiver et d'en développer les germes autour de lui, dans les enfants qu'il laisse approcher de sa personne, à l'exemple du Sauveur ! Un bon prêtre, qui nous doit, à quelque titre que ce soit, d'avoir pu suivre sa vocation, est le premier anneau d'une chaîne de bienfaits qui, pour la plus grande gloire de Dieu, le bonheur et le salut des âmes, ira toujours en se multipliant, à travers les années, jusqu'à la consommation des siècles. On a dit du grand évêque de Milan que son plus bel ouvrage a été l'illustre docteur de l'Église, saint Augustin ; on peut dire de même qu'une des plus belles œuvres, la plus belle qu'ait rencontrée le ministère de M. Balley, c'est assurément d'avoir découvert et favorisé la vocation du Curé d'Ars.
L'œuvre des premières communions, retardée par la longue interruption du ministère régulier, attira aussi l'attention du nouveau titulaire. Il organisa les catéchismes ; ses recommandations transformèrent chaque maison en sanctuaire, où les enfants recevaient de la bouche de leurs parents les éléments de la doctrine chrétienne ; il achevait ensuite à l'église ce qui avait été commencé au foyer de la famille. C'est en chaire principalement qu'il donnait carrière aux ardeurs de son zèle ; sa sainte âme se répandait tout entière en des discours où l'on ne savait ce qu'il fallait le plus admirer, de la science qui éclaire, de l'onction qui pénètre, ou de la force qui entraîne.
Ainsi les temps d'épreuves et le deuil de l'Église étaient oubliés. Sorti des déserts et des retraites ténébreuses où, pour le malheur de tous, on l'avait quelque temps réduit à se cacher, le Sauveur revenait, promettant le pardon, distribuant les grâces, au sanctuaire de son amour, dans la paix des saints tabernacles ; il remontait sur les mêmes autels d'où il avait béni les ancêtres ; on retrouvait près de lui les douces émotions des anciennes fêtes chrétiennes.
La famille Vianney, qui avait de nombreuses relations avec Écully, était de celles qui participaient le plus à ces joies divines ; mais nul, dans la famille, n'en jouissait autant que notre Jean-Marie.
Dès ce jour, il commença à être d'Écully ; il n'y avait pas une cérémonie religieuse dans cette paroisse privilégiée, il ne s'y célébrait pas de fête, il ne s'y donnait pas une bénédiction du Saint-Sacrement à laquelle il n'assistât. La distance n'était pas un obstacle : qu'était-ce qu'une lieue ? On en aurait fait dix, en ce temps-là, pour entendre une messe...
« Permettez-moi, disait-il à son père souffrant, d'aller encore aujourd'hui à Écully. Je dirai tant de Pater et d'Ave, qu'il faudra bien que vos douleurs cèdent. »
Des rapports ne tardèrent pas à s'établir entre le nouveau curé et le pieux enfant de Dardilly. Il y a une attraction des âmes, comme il y a une attraction des corps. Le spectacle de la ferveur de ce saint prêtre à l'autel fit une grande impression sur le jeune Vianney ; il voulut le voir, lui parler ; et le premier effet des entretiens qu'il eut avec lui fut de réveiller dans son cœur un désir qui y dormait depuis longtemps. Initié aux maux de son époque et aux blessures profondes faites à la religion, par son contact fréquent et intime avec un homme qui avait été meurtri dans la lutte, il ressentit, en entendant M. Balley, un immense désir de se dévouer, lui aussi, corps et âme, à l'Église affligée. Il vit dès lors plus clairement sa place à sa destinée, et il les vit dans le sacerdoce royal de Jésus-Christ. Il comprit que ce divin sacerdoce, pour lequel le monde n'a bien souvent que la couronne d'épines qui décora la tête du premier Pontife et de l'éternelle Victime de la nouvelle loi, attendait, appelait de nouveaux apôtres ; et cette voix, en excitant dans son âme tout ce qu'il y avait d'amour et de dévouement, fit taire les scrupules de son humilité devant l'attrait et le mérite du sacrifice.
Dès sa plus tendre enfance, ce but s'était présenté à lui comme le sommet de l'échelle sacrée, dont il commençait à dresser les degrés mystérieux dans son cœur ; ce n'avait été d'abord qu'un instinct, mais à l'âge où il était arrivé, c'était une vocation. « Si j'étais prêtre un jour, disait-il, je voudrais gagner bien des âmes au bon Dieu. » Sa première communion avait déjà ravivé la flamme de ces bons désirs ; il s'en était ouvert alors à ses parents ; mais il faut convenir que le moment était mal choisi. Les maux de l'Église ne paraissaient pas près de finir. Pie VI venait de mourir à Valence, et, à qui n'aurait pas tenu compte de la promesse faite à saint Pierre, il eût semblé que la papauté s'éteignait en lui. L'avenir était donc plus sombre que jamais. Se séparer de ce jeune homme à l'âge où il pouvait rendre à sa famille les meilleurs services, l'encourager à poursuivre un but incertain, ne parut pas à ses parents une conduite sage et prudente. Sans combattre directement le projet de leur enfant, ils convinrent d'en ajourner l'exécution jusqu'à des temps plus heureux.
Que fit alors le jeune Vianney ? Ce qu'il a si souvent conseillé depuis à des âmes soumises à la même épreuve : il plaça sa vocation sous la garde de l'obéissance et de la prière. On lui disait d'attendre, il attendit, bien convaincu que ce que Dieu voulait arrivait tôt ou tard, et qu'il avait, dans les trésors de sa sagesse et de sa puissance, des moyens que les plus habiles ne connaissent pas. Là où la vue des politiques se trouble, et où leur sagesse s'arrête, le regard simple de la foi découvre de faciles issues.
Le coup de tonnerre de Marengo et le concordat de 1801, qui en fut la suite, venaient d'ouvrir à bien des espérances enfouies dans le sein de Dieu une de ces issues miraculeuses... Le jeune Vianney crut devoir en profiter : jugeant que l'heure était venue de reprendre le projet qu'il n'avait cessé de nourrir au fond de son cœur, il se sentit inspiré d'aller trouver le curé d'Écully. C'était là le médiateur préparé de Dieu, pour lui ouvrir les portes de sa carrière apostolique, et le conduire par la main sur le terrain où l'appelait la Providence.
M. Balley n'eut pas plus tôt fixé sur lui son œil doux et pénétrant, habitué à lire au fond des consciences, qu'à l'exemple du Sauveur, dont il est écrit qu'ayant regardé un jeune homme, ce seul regard le lui fit aimer (Saint Marc, X, 21), il se prit d'une particulière et tendre affection pour cette nature simple et droite, ce cœur candide, cette âme élevée. Il encouragea le jeune Vianney à demeurer ferme dans sa résolution, et lui dit même à cette occasion : « Soyez tranquille, mon ami, je ferai pour vous tous les sacrifices qui seront en mon pouvoir. »
C'était plus qu'il ne fallait pour amener les parents de Jean-Marie à condescendre à ses pieux désirs ; leur opposition n'avait plus de motif, et le patronage du curé d'Écully était trop précieux pour qu'on mît à l'accepter l'ombre d'une hésitation. En peu de jours tous les préparatifs furent faits, et le nouvel élève fut installé chez les parents de sa mère, à Écully.
Telles étaient l'estime et la sympathie dont il jouissait universellement, que les habitants de Dardilly auraient tous voulu contribuer à son éducation et s'y seraient offerts de grand cœur, s'ils n'eussent craint d'humilier sa famille. Celle-ci cependant ne put refuser à tout le monde ce concours qu'on regardait comme un honneur. Madame Bibot, une pieuse veuve d'Écully, demanda comme une faveur et obtint la charge gratuite de blanchir le linge et de mettre en ordre le trousseau de Jean-Marie. Ce fut pour elle l'occasion de l'aller voir quelquefois, et toujours elle rapportait des ses visites une impression nouvelle de piété et d'édification.
Nous avons visité la petite ferme du Point-du-jour (Nom du hameau habité par la famille Humbert, alliée des Béluse), qui fut, pendant deux ans, l'asile des vertus naissantes de notre Bienheureux, et le secret témoin des efforts qu'il fit pour les accroître, alors que chaque jour il apprenait à mieux connaître Celui auquel il préparait son cœur ; là, pas plus qu'à Dardilly, il ne rencontra jamais aucun objet dont les impressions préparent pour l'avenir de périlleux combats à la vertu. Sa piété prit de nouveaux et rapides accroissements, effet des bénédictions divines attirées par une fidélité constante à la grâce.
Soit par le malheur des temps dans lesquels s'écoula sa jeunesse, soit aussi par les desseins de ses parents sur sa carrière et son avenir, arrivé à l'âge où la plupart des jeunes gens achèvent leurs études classiques, Jean-Marie ne savait presque rien encore. Cette considération, qui en aurait peut-être arrêté d'autres, ne découragea point son maître.
Il ne savait rien, disons-nous ; il pouvait à peine lire le latin de ses Heures ; mais après tout, la science la plus haute et la plus utile, celle que le livre divin de l'Imitation appelle une profonde sagesse et une grande perfection, c'est la connaissance et le mépris de soi-même (Imit. de Jésus-Christ, liv. I, II). Jean-Marie possédait cette science : il avait eu pour précepteur Celui dont l'Esprit souffle où il veut (S. Jean, III, 8), et dont la parole retentit au fond de l'âme, avec ce je ne sais quoi de souverain, où le Maître se fait si bien sentir ; il avait appris de lui à être doux et humble de cœur (S. Matth., II, 29), à mettre au pied de sa Croix les fatigues et les sueurs de sa vie laborieuse. Il avait grandi dans la méditation, le silence et l'obscurité, à l'exemple des Saints.
Comme si Dieu eût voulu rendre plus impossible à son serviteur toute tentation de vaine gloire, pour le détacher encore plus de lui-même, il permit qu'il rencontrât beaucoup de difficultés dans la carrière où sa voix l'appelait, et qu'il se heurtât contre des obstacles presque insurmontables. Sa conception était lente, sa mémoire ingrate, ses progrès peu sensibles. Son excellent maître, loin de le décourager par des reproches intempestifs, l'aidait, le consolait, cherchait à lui inspirer un peu de confiance en lui-même.
Quelquefois, le pauvre enfant était à bout d'efforts et de volonté ; l'incertitude et la défaillance le prenaient au cœur ; il demandait la permission d'aller voir ses parents. M. Balley la lui refusait doucement ; il sentait partir sous le poids d'un pareil découragement. « Où veux-tu aller ? lui disait-il avec bonté. Tes parents voyant l'inutilité de ton travail et de leurs sacrifices, ne demanderont pas mieux que de te garder à la maison. Alors, adieu tous nos projets ! adieu le sacerdoce et le salut des âmes !...» Ces paroles rendaient le jeune homme à lui-même, à son énergie, à ses résolutions ; elles amenaient toujours un redoublement d'application et d'efforts que Dieu ne laissait pas sans récompense.
Ici, nous trouvons dans les notes recueillies par l'ancienne directrice de la Providence d'Ars, catherine Lassagne (c'est dans les souvenirs de cette humble fille, qui fut toujours la confidente discrète de saint Curé, que nous avons puisé à pleines mains les matériaux à l'aide desquels nous avons essayé de dessiner et de faire reparaître cette grave et douce figure. Nous ne croyons pas qu'il existe un miroir capable de la refléter, à toutes les époques de sa vie, comme Catherine a pu demander de le faire à son souvenir et à son cœur. Il est difficile de trouver ailleurs, pour le peindre, des couleurs plus naïves et plus vraies), une page caractéristique, comme on n'en rencontre que dans la vie des saints. C'est une de ces inspirations soudaines, en dehors des voies ordinaires, qui viennent directement du ciel, et qui, lorsqu'on a le courage de les suivre, font qu'on ne rencontre plus rien de difficile dans la carrière des mortifications et des sacrifices.
Se trouvant si dénué des facultés sans lesquelles il ne pouvait espérer de voir s'ouvrir pour lui la sainte carrière à laquelle il aspirait, notre jeune homme songea à recourir à l'emploi direct des moyens surnaturels, pour triompher des obstacles qui entravaient la marche de ses études. Après avoir pris conseil de son directeur il fit vœu d'aller à pied, en demandant l'aumône, au tombeau de saint François Régis, afin d'intéresser en sa faveur l'apôtre du Vivarais, et d'obtenir la grâce d'en savoir assez pour devenir, lui aussi, un bon et fidèle ouvrier du Seigneur. Il partit ; mais, comme l'atteste le récit pieux de Catherine, il eut le long de la route bien des affronts à essuyer ; il lui arriva souvent de se voir refuser le gîte que la pitié accorde au dernier des mendiants. Parce qu'on trouvait qu'il n'avait pas l'aire d'un pauvre, on le prenait pour un voleur et un vagabond. Arrivé à la Louvesc, il fut obligé de faire commuer son vœu ; et, au lieu de revenir en demandant son pain de porte en porte, il paya ses dépenses avec l'argent dont il s'était muni par précaution. Mais il ne laissa pas que de faire à pied ce long pèlerinage.
Tant de générosité, en regard de si incessantes épreuves, devait avoir sa récompense ; ses prières furent exaucées. Saint François Régis, auquel, par reconnaissance, il a voué depuis un culte très dévot, lui obtint de Dieu la grâce qu'il désirait, au point d'étonner son maître et ceux qui avaient le plus désespéré du succès. À dater de ce jour, les difficultés s'évanouirent comme par enchantement ; l'arbre de la science eut des fruits moins amers ; et l'élève qu'on avait cru incapable ne trouva plus rien dans la culture des lettres, qui fût au-dessus sinon de son intelligence, au moins de son courage.
Plus de cinquante ans après, à l'occasion d'une aumône à un pèlerin, le saint Curé, faisant allusion à son voyage de la Louvesc : « Il vaut mieux, disait-il, donner que demander... Je n'ai mendié qu'une fois dans ma vie, en allant au tombeau de saint François Régis ; je m'en suis mal trouvé : on me prenait pour un voleur, et on ne voulait me donner ni pain ni abri. J'ai fait changer mon vœu par un des pères de la Louvesc, pour n'être pas obligé de tendre la main en revenant. »
La grâce qui avait inspiré au jeune Vianney ce grand acte de foi et d'humilité lui suscita, quelques années plus tard, un illustre imitateur dans la personne d'un juif converti, le savant théologien Liebermann, fondateur de la congrégation des missionnaires du Cœur-Immaculé de Marie. Il venait de quitter les ténèbres du judaïsme, il aspirait au sacerdoce ; mais d'insurmontables barrières se dressaient devant lui. Ne pouvant attendre son secours que du ciel, il eut l'idée d'un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette ; il le fit, revêtu des insignes de la pauvreté. Dieu permit en outre qu'aucune humiliation ne lui fût épargnée : chemin faisant, il fut pris pour un malfaiteur, et, comme tel, honni, outragé, méprisé, jusqu'à ce qu'enfin, à bout d'humiliations et de forces, mais plein d'amour, de grâce et de consolation, il tomba à genoux devant les mures de la santa Casa... La lumière lui vint à flots ; il connut les desseins de Dieu sur lui ; il vit que tous les obstacles qui s'opposaient à sa vocation s'aplaniraient, que l'honneur du sacerdoce lui était réservé, et il se retira, emportant dans son cœur une certitude qui depuis ne le quitta plus.
Cette période de cinq ou six années d'études offre encore quelques traits intéressants, que nous ne devons pas passer sous silence.
Aussitôt que Jean-Marie eut pris possession de la chambre qui lui était destinée chez ses parents, les Humbert d'Écully, son premier soin fut de conclure avec sa cousine Marguerite, aujourd'hui madame veuve Fayolle, certains arrangements relatifs au mode de vivre dont il entendait ne pas se départir : par exemple, il voulait qu'elle lui servît sa soupe sans aucune espèce d'assaisonnement. « Aie bien soin, lui disait-il, de me tremper ma soupe avant d'y avoir mis ton beurre ou ton lait ; je ne veux ni de l'un ni de l'autre. »
Quand la ménagère avait été fidèle à sa consigne, il l'en récompensait par l'air de contentement répandu sur sa figure, la gaîté de sa conversation et la promesse de quelque pieux présent, comme d'une médaille, d'une image ou d'un cantique ; quand elle y manquait, ce qui lui arrivait de temps en temps, soit par mégarde, soit de propos délibéré, Jean-Marie lui en faisait de vifs reproches, il en éprouvait un déplaisir sensible. Elle le voyait sombre, ennuyé, mélancolique, sans courage et sans goût : il mangeait sa soupe, dit-elle, comme si chaque morceau eût dû l'étrangler.
Dans sa nouvelle résidence, il continuait, comme dans la maison paternelle, à être l'ami des pauvres ; il ne put jamais supporter la vue d'un malheureux sans que ses entrailles en fussent émues. Il amenait coucher à la ferme du Point-du-jour tous ceux qu'il rencontrait sur son chemin. Allant une fois d'Écully à Dardilly, il en vit un qui n'avait point de chaussures ; il lui donna ses souliers neufs, et, arrivé chez lui les pieds nus, il fut bien grondé par son père, qui tout charitable qu'il fût, ne l'était pas à la manière de son fils.
Jean-Marie savait aussi à propos donner un bon conseil. Un de ses cousins germains reçut un jour d'un ami, qui venait d'entrer au couvent, une lettre enthousiaste dans laquelle on lui dépeignait, sous les couleurs les plus séduisantes, les avantages de la vie religieuse. Vivement impressionné à cette lecture, le jeune homme demeura quelques jours pensif, incertain, combattu par le désir de partager les joies de son ami, et le regret de laisser derrière lui un père et une mère âgés et infirmes, dont il était l'unique soutien. Il s'ensuivit une des ces luttes entre le cloître et la famille, dont on connaît les détails, et qui se renouvellent, depuis tant de siècles, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Seulement le parents du jeune homme étaient chrétiens ; quand ils connurent les perplexités auxquelles leur fils était en proie, ils lui dirent : « Tu es à Dieu avant d'être à nous ; il s'agit de connaître sa volonté. Va-t-en trouver ton cousin et lui demande son avis. Il est si sage et si raisonnable, qu'on peut s'en rapporter à son jugement. »
Le conseil fut suivi. Jean-Marie prit la lettre, la lut et conclut, sans la moindre hésitation, en disant : « Reste où tu es, mon ami, tes vieux parents ont besoin de toi : les secourir, les assister, leur fermer les yeux, voilà ta vocation. »
En l'absence des qualités brillantes que le Ciel lui avait refusées, on voyait déjà poindre en lui ce discernement parfait, cet esprit droit et ferme, qui devaient plus tard caractériser si éminemment le prêtre, et attirer à lui les multitudes.
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