lundi 31 août 2020

La crèche

 


La crèche n'est pas moins l'école de la vie intérieure que la croix. On commence par la crèche, on finit par la croix; l'une en contient les éléments, l'autre en renferme la consommation. Et comme en toute science les éléments sont ce qu'il y a de plus important et de plus nécessaire, faisons notre étude de la crèche, et appliquons-nous à exprimer en notre conduite ce qu'elle enseigne. Contemplons le Verbe fait chair, le Fils de Dieu devenu petit enfant. Voyons quelles sont en naissant ses dispositions intérieures ; considérons l'appareil extérieur de sa naissance, et qui sont ceux qu'il appelle à la crèche.
C'est l'amour de son Père, c'est l'amour des hommes qui l'a attiré sur la terre. Le sentiment qui occupe et qui remplit son cœur, est de s'offrir en holocauste à son Père pour réparer sa gloire et sauver le genre humain ; saint Paul, après David, nous l'apprend. En entrant dans le monde, dit cet apôtre, il dit : Les sacrifices et les victimes de l'ancienne loi ne vous ont point plu, mais vous m'avez donné un corps. C'est pourquoi j'ai dit : Voici que je viens, pour accomplir, ô mon Dieu ! votre volonté. Et quelle volonté ? une volonté infiniment rigoureuse, selon laquelle il devait se charger de nos péchés et porter le poids de la justice divine. Il a donc en naissant cette volonté, il s'y soumet avec amour. Dès le berceau, il envisage la croix, il soupire après la croix, et son premier désir est d'y mourir attaché pour apaiser son Père et nous racheter.
Apprenons de là que la croix est le grand objet de la vie intérieure, que la première chose que Dieu nous y présente est la croix ; que le premier sentiment d'un cœur qui se donne à Dieu, est l'acceptation de la croix. Or, qui dit la croix dit un oubli, une perte entière de nous mêmes en Dieu ; un sacrifice parfait de tous nos intérêts pour ne plus penser qu'aux intérêts de Dieu. Il sait seul jusqu'où doit aller ce sacrifice, puisque c'est lui qui nous le propose, qui nous inspire le courage de l'accepter et nous donne la force de l'accomplir. Mais de notre part nous ne devons y mettre aucunes bornes ; il faut l'accepter dans toute son étendue et sans aucune restriction ; il faut l'envisager sans cesse et soupirer après son accomplissement, comme fit Jésus-Christ.
Mais pourquoi naître petit enfant ? Pourquoi ne pas venir au monde comme Adam dans l'état d'homme fait ? Il ne tenait qu'à lui, sans doute, mais il a eu ses raisons pour préférer l'état d'enfance. Et la principale de ces raisons a été qu'il voulait nous apprendre que, du moment qu'on se donne à Dieu, il faut mettre à ses pieds tout jugement, toute volonté, toute force propre ; il faut se remettre dans la petitesse, dans la faiblesse, dans l'imbécillité d'un enfant ; il faut que tout ce qui a précédé soit anéanti, et qu'on entre dans un nouvel état, dans une nouvelle vie, dont Dieu seul est le principe ? Et quelle est cette vie ? dépendance parfaite de la grâce, simplicité, obéissance. Voyons Jésus-Christ naissant : il adore son Père aussi parfaitement dans le berceau que sur la croix. Mais toute son adoration est renfermée dans le cœur : il ne dit rien, il ne fait rien, il est comme anéanti ; et c'est dans cet anéantissement même que consiste la perfection de son hommage. Concevons cela, nous qui nous plaignons sans cesse d'être devant Dieu comme des brutes, sans pensée, sans parole, sans action. Cet état qui est la mort de l'amour-propre, est incomparablement plus agréable à Dieu que tout ce que notre esprit, notre cœur et notre bouche pourraient exprimer de plus sublime. Se taire devant Dieu, s'humilier, s'anéantir devant lui, être en sa présence comme si l'on n'était pas, c'est l'adoration parfaite en esprit et en vérité. Qu'a besoin Dieu de nos lumières et de nos sentiments qui ne font que nourrir un orgueil secret et une vaine complaisance en nous-mêmes ? Plus notre oraison approchera de celle de Jésus enfant, plus elle sera basse et ravalée à nos yeux, plus elle sera élevée aux yeux de Dieu.
Passons à l'appareil extérieur de sa naissance. Rebutée dans toutes les hôtelleries, Marie est réduite à se retirer dans une étable ; c'est là que naît le Fils de Dieu, au sein de la pauvreté, de l'humiliation, de la souffrance. Une crèche remplie d'un peu de paille lui tient lieu de berceau, de pauvres langes l'enveloppent; au milieu de la nuit, dans la plus rude saison de l'année, dans un lieu ouvert à tous les vents, son corps tendre et délicat est exposé aux injures de l'air. Personne n'assiste à sa naissance ; on ne lui donne aucun secours, aucun soulagement.
Quelle entrée dans le monde pour le Fils de Dieu, pour celui qui vient racheter le monde, et qui dès l'origine des choses a été annoncé à nos premiers parents pour le libérateur du genre humain ! Qui eût jamais cru qu'il eût choisi pour lui une naissance si pauvre, si obscure, si souffrante ! Mais que cette naissance est instructive pour ceux que le Saint-Esprit fait naître à la vie intérieure ! Elle leur donne dans ce divin enfant un modèle accompli des trois vertus qui doivent être désormais leurs compagnons inséparables ; détachement parfait de tous les biens de la terre, jusqu'à embrasser la plus rigoureuse pénitence, si Dieu le veut. Ainsi, mépris souverain de tous les honneurs de la terre, jusqu'à souhaiter non-seulement d'être ignoré du monde, mais d'en être le rebut ; renoncement absolu à tous les plaisirs de la terre, jusqu'à vouer son corps à tous les genres de mortification. Voilà ce que Jésus-Christ naissant enseigne à ses enfants intérieurs. Ce qu'il a choisi à la crèche, il l'a aimé, il l'a pratiqué toute la vie. Il a toujours été pauvre, vivant du travail de ses mains, n'ayant pas même où reposer sa tête ; il a toujours été ou inconnu au monde, ou en butte aux calomnies, aux mépris, aux persécutions du monde. Il s'est refusé tous les plaisirs et il a souffert dans sa vie privée et dans sa vie publique toutes les peines corporelles qui y étaient attachées. Sa mort a réuni dans le plus haut degré la pratique de ces trois vertus. Embrassons-les donc dès l'entrée de la vie spirituelle et ne nous en séparons jamais.
Qui sont enfin ceux que Jésus a admis à sa crèche ? C'est une chose bien remarquable qu'aucun n'y a paru que ceux qui y ont été appelés par une voix céleste ou par un signe miraculeux. Ceci nous enseigne que, pour entrer dans la voie intérieure, dont la crèche nous figure le commencement, il faut une vocation divine, et que personne n'y peut entrer de soi-même. Mais nous pouvons apporter de notre part quelque préparation à cette vocation, et pour cela nos dispositions doivent être les mêmes que celle des bergers et des mages.
Il faut donc que nous soyons simples, pauvres d'esprit, petits comme les bergers ; que nous ayons comme eux une grande droiture de cœur, que nous vivions dans l'innocence, ou que nous ayons fait un divorce absolu avec le péché. C'est encore pour l'ordinaire les personnes d'une condition commune, d'une vie obscure et retirée, des personnes ignorées et méprisées du monde, que Dieu appelle à la vie intérieure. De plus, les bergers veillaient même pendant la nuit sur leurs troupeaux : ce qui marque que la vigilance et l'attention sur soi-même, la crainte de Dieu, la fuite des occasions, la délicatesse de la conscience, nous préparent à la vocation du ciel. Ils prêtèrent une oreille attentive aux discours des Anges ; ils y ajoutèrent foi sans réfléchir ni raisonner ; ils quittèrent tout et partirent sur le-champ pour aller voir l'Enfant nouveau-né. Ainsi l'âme doit-elle écouter attentivement ce que Dieu lui dit au cœur, croire à sa parole avec une foi soumise et aveugle, tout quitter pour suivre promptement et fidèlement l'instinct de la grâce.
Dans la personne des mages, des grands et des savants sont aussi appelés à la crèche, mais des grands humbles, détachés de tout, prêts à tout sacrifier pour répondre à l'appel de Dieu : des savants sans suffisance, sans présomption, dociles à la lumière divine, devant laquelle ils font taire tous les raisonnements. Tels ont été un saint Louis, un saint Augustin, tant de Saints de l'un et de l'autre sexe, distingués par l'éclat de leur naissance et de leurs dignités, ou par l'étendue de leur génie et de leurs connaissances.
Le caractère d'Hérode, des pharisiens, des prêtres et des docteurs de la loi, nous fait connaître qui sont ceux que Jésus rejette et qui, de leur côté, ne font aucun usage des moyens ordinaires que la grâce leur fournit de connaître et de pratiquer la vie intérieure.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


Reportez-vous à Litanies des Saints Rois-Mages, Litanies des Saints consacrés à l'Enfance de Jésus, Lumière sur NoëlSur Jésus-Christ, Excellence et nécessité de l'Humilité, L'intérieur de Marie, De l'amour pur, De la jalousie de Dieu, De l'enfance spirituelle, De la lumière divine, Vérités fondamentales touchant la vie intérieure, De la paix de l'âme, De la vie de l'âme, Du repos en Dieu, Sur l'Amour de Dieu, De la confiance en Dieu, De la prière continuelle, Dieu seul, Sur les réflexions dans l'oraison, De la pensée de l'éternité, Sur la pensée de la mort, Sur les paroles du Psaume LXXXll : Je suis devenu, en votre présence, comme une bête de somme, et je suis toujours avec vous, Marthe et Marie, De la pureté d'intention, Le prix d'une âme, De la Providence de Dieu sur ses enfants, De la générosité, De l'anéantissement, Du moi humain, Conduite à tenir à l'égard des tentations, De la violence qu'il faut se faire à soi-même, Des tentations, Du directeur, Du cœur humain, Du monde, Faiblesse et corruption du cœur humain, Aveuglement de l'homme, Remèdes à l'amour-propre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'amour du prochain, De l'esprit de Foi, De la fidélité aux petites choses, Sur les trois mots qui furent dits à saint Arsène : Fuyez, taisez-vous, reposez-vous, De l'emploi du temps, Ce que Dieu nous demande, et ce qu'il faut demander à Dieu, Commerce : Image de la vie spirituelle, De la liberté des enfants de Dieu, Instruction sur la Grâce, Instruction sur la Prière, Sur la sainteté, De la Crainte de Dieu, Conduite de Dieu sur l'âme, Moyens d'acquérir l'amour de Dieu, Quels moyens prendrez-vous pour acquérir, conserver et augmenter en vous l'amour de Dieu ?, Litanies de l'amour de DieuSoupir d'amour vers Jésus, Prière de Sainte Gertrude, Élan d'amour, Prière, Acte d'amour parfait, de Sainte Thérèse d'Avila, Prière de Saint Augustin, pour demander l'amour divin, Motifs et marques de l'amour de Dieu, De l'amour parfait, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Se conformer en tout à la volonté de Dieu, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Instruction sur la Charité, Méditation sur l'excellence de la Charité, Prière pour demander la charité, De la force en soi-même et de la force en Dieu, De la consommation en la Grâce, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la croix, De la Simplicité, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des Vertus, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'Union avec Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Le Paradis de la Terre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la paix du cœur, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Avis important pour ceux qui ont des peines d'esprit, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la vie nouvelle en Jésus-Christ, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la vie parfaite, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des moyens de parvenir à la vraie et solide vertu, Idée de la vraie Vertu, De la vraie et solide dévotion, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, En quelque état que vous soyez, rendez respectable, par vos sentiments et votre conduite, votre titre de Chrétienne, En quoi consiste l'exercice de la présence de Dieu, De la doctrine de Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et Des Conseils Évangéliques, par le R.-P. Jean-Joseph Surin.













 

dimanche 30 août 2020

L'intérieur de Marie

 


Marie conservait toutes ces paroles dans son cœur. (S. LUC, ch. 2)


Pour bien juger de l'intérieur de Marie, voyons ce que Dieu a fait pour elle, et ce qu'elle a fait pour Dieu.
Dieu l'ayant prédestinée à être la mère de Jésus-Christ : 1° l'a préservée du péché originel ; 2° l'a enrichie des plus grandes grâces dès le moment de sa conception ; 3° lui a donné de très-bonne heure, et peut-être dès le sein de sa mère, l'usage de la raison ; 4° il l'a élevée à la maternité divine, et lui a donné une part spéciale et unique à la croix et ensuite à la gloire de son Fils.
Marie a répondu à ces grâces de Dieu : 1° en vivant avec une attention sur elle-même aussi grande, aussi continuelle que si elle eût eu quelque chose à craindre de la concupiscence et de ses suites. Quelle doit donc être notre vigilance, nous qui avons éprouvé tant de fois les funestes effets de la concupiscence ?
2° En s'appliquant à suivre tous les mouvements de la grâce avec tant de fidélité, qu'elle n'a jamais commis le péché le plus léger, qu'elle a mérité à tous les instants de sa vie une nouvelle augmentation de grâce, qu'elle n'a pas fait un seul acte intérieur, pas une seule action extérieure, qui n'ait eu pour but de l'unir plus étroitement à Dieu. Quel modèle pour une âme qui s'est donnée pleinement à Dieu !
3° En faisant continuellement de sa raison l'usage le plus parfait. Et quel usage en a-t-elle fait ? Elle l'a soumise constamment aux lumières de la foi ; elle en a fait un sacrifice perpétuel à la raison suprême qui est Dieu ; elle ne s'est jamais permis un seul raisonnement sur les des seins de Dieu, ni sur sa conduite à son égard, quoique cette conduite fût pleine de mystères et de contradictions apparentes. Jamais nous n'avancerons dans la vie intérieure, si nous ne faisons le même usage de notre raison. Dieu conduit les âmes par des voies opposées à toutes les vues humaines ; il se plaît à renverser tous nos jugements, à déconcerter toutes nos prévoyances, à tromper toutes nos attentes. Nous n'avons qu'un seul parti à prendre, qui est de ne point nous regarder, de ne point raisonner sur ce que Dieu opère en nous, et de nous conduire par la foi et par l'obéissance.
4° En se disposant, sans le savoir, à la maternité divine par ce qui devait humainement la priver à jamais de cet honneur. Toutes les filles de Juda s'empressaient de se marier, afin de compter le Messie dans leur postérité. La stérilité était pour elles un opprobre. Marie se croit indigne de prétendre à la qualité de mère de Dieu. Dès l'âge le plus tendre, elle se présente au temple, elle y consacre à Dieu sa virginité, et, selon les idées de la nation, elle renonce pour jamais à la plus haute prétention des personnes de son sexe et de sa tribu. Ce n'est pas en aspirant à de grandes choses, en concevant de grandes vues et de grands desseins, qu'on parvient à la sainteté, ni qu'on se dispose aux desseins de Dieu, bien différents des nôtres. C'est en s'humiliant, en s'enfonçant dans sa bassesse et dans son néant, en se reconnaissant indigne de toute grâce, en craignant toute vue d'élévation, et en la rejetant comme une suggestion de l'esprit d'orgueil.
Quand à la croix de Jésus-Christ, Marie y a eu une si grande part, que, depuis la naissance de son Fils jusqu'à sa mort, elle a ressenti le contre coup de tout ce qu'il a souffert, non-seulement de la part des hommes, mais de la part de Dieu. Pour s'en former quelque idée, il suffit de considérer qu'elle avait pour son Fils un amour aussi grand que puisse l'avoir une créature, qu'elle l'aimait incomparablement plus qu'elle-même ; qu'elle lui était intimement unie, mais d'une union telle que Dieu n'en peut pas former de plus grande ; qu'elle ne vivait point en elle-même, mais dans son Fils ; que tous les sentiments qu'éprouvait J.-C., se communiquaient au cœur de sa mère avec toute la force et l'étendue dont une pure créature était capable. Élevons-nous donc à ce qui se passait dans l'âme de Jésus-Christ touchant la gloire de son Père outragée par les hommes, touchant sa sainteté déshonorée par le péché, touchant sa justice dont il était la victime, touchant tant de millions d'âmes à qui son sang devait être inutile, et même funeste par l'abus qu'elles en devaient faire. Et disons hardiment que l'âme de Marie éprouvait à proportion les mêmes impressions.
Jésus-Christ s'est sacrifié sur la croix en se livrant à toute la rigueur de la justice divine. Marie s'est sacrifiée elle-même, et plus qu'elle-même en sacrifiant Jésus-Christ, et en consentant à l'accomplissement des desseins de Dieu sur la rédemption du genre humain : en sorte que les plus grands sacrifices de la vie intérieure sont incomparablement au-dessous du sien, et par l'étendue, et pour l'intimité, et pour la douleur incompréhensible qu'elle ressentit. Quand nous aurons passé par les dernières épreuves, si Dieu nous en fait la grâce, nous aurons alors une faible idée des épreuves de Marie. Pour le commun des chrétiens, il ne voit dans la passion de Jésus-Christ, que les tourments du corps, et dans Marie, que la compassion qu'elle eut des tourments de son Fils.
L'intérieur de Marie fut donc une copie, mais la copie la plus ressemblante de l'intérieur de Jésus-Christ. Comme Jésus s'immola continuellement à son Père durant tout le cours de sa vie, Marie immola aussi continuellement Jésus dans son cœur, et s'immola avec lui au Père céleste.
Comme Jésus s'humilia et s'anéantit jusqu'à se regarder comme chargé des iniquités de l'univers, Marie s'humilia et s'anéantit en se regardant comme la mère de ce pécheur universel, de cet objet de la malédiction divine, et elle entra pour elle-même, autant qu'il était possible, dans les dispositions de son Fils.
Comme Jésus aima les hommes jusqu'à leur donner non-seulement la vie de son corps, mais la vie de son âme, Marie a aimé les hommes jusqu'à leur donner dans Jésus-Christ ce qui lui était plus cher que sa propre vie et que son âme.
Que dirai-je à présent de l'oraison de Marie ? Qui pourrait en parler dignement ? Jésus-Christ fut l'unique objet de ses pensées, l'unique objet de son amour ; depuis sa résurrection elle ne fut plus que de corps sur la terre, et son âme le suivit, pour ainsi dire, dans le ciel. Elle ne fit plus que languir après son Fils, et que s'élancer vers lui par des désirs d'une véhémence inexprimable. Son unique distraction, si on peut l'appeler de ce nom, fut de prier pour l'Église naissante, et de s'intéresser à son progrès.
Avec une si haute élévation de sentiments, que fut la sainte Vierge à l'extérieur ? Une femme du commun, une femme pauvre et vivant de son travail, occupée pendant trente ans à Nazareth du soin d'un petit ménage, confiée depuis à saint Jean qui partagea avec elle les oblations des fidèles. Quel bruit a-t-elle fait dans le monde ? Par quelles grandes œuvres s'est-elle signalée aux yeux des hommes ? Qu'a-t-elle fait à l'extérieur pour la propagation de l'Évangile ? Cependant, c'est la Mère de Dieu, c'est la plus sainte des créatures ; c'est celle qui a eu le plus de part à la rédemption du genre humain et à l'établissement de la religion chrétienne. Oh ! que les idées de Dieu sont différentes des nôtres ! Oh ! que les voies qu'il prend pour parvenir à ses fins, sont éloignées de nos voies ! Que l'obscurité, que la retraite, la solitude, la prière en silence sont agréables à ses yeux, et mille fois plus grandes que toutes les œuvres d'éclat ! Oh ! que c'est être tout devant Dieu que de n'être rien, de ne prétendre à rien, de n'aspirer qu'à être ignoré, oublié, méprisé, regardé comme ce qu'il y a au monde de plus vil et de plus abject ! Si la vie de la sainte Vierge ne nous apprend pas cette grande vérité, si elle ne nous la fait pas aimer, si elle n'étouffe pas en nous tout désir d'être quelque chose, si elle ne nous convainc pas que, pour se retrouver en Dieu, il faut se perdre tout à fait en soi-même, quel exemple plus sensible, quelle leçon plus puissante sera capable de nous persuader ? Jésus et Marie démontrent à tout chrétien que Dieu ne tire de véritable gloire ici-bas, que de notre anéantissement. Ils nous démontrent encore que, plus on a été anéanti sur la terre, plus on est grand, heureux, puissant dans le ciel.
Quelle est donc la solide dévotion envers la sainte Vierge ? L'imitation de son intérieur, de ses bas sentiments d'elle-même, de son amour pour l'obscurité, le silence, la retraite ; de son attrait pour les petites choses ; de sa fidélité à la grâce ; de la simplicité de son recueillement et de son oraison, dont l'unique objet fut Dieu et sa volonté, Jésus-Christ et son amour ; du sacrifice continuel d'elle-même, et de ce qu'elle aimait et devait aimer plus qu'elle-même. Demandons-lui tous les jours qu'elle nous serve de guide et de modèle dans la vie intérieure, et qu'elle nous obtienne les grâces qui nous sont nécessaires pour répondre aux desseins de Dieu sur nous. Ces desseins sont certainement des desseins de mort et de destruction.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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samedi 29 août 2020

ABRÉGÉ DU CATÉCHISME DE PERSÉVÉRANCE, PREMIÈRE PARTIE, Leçon VI : Connaissance de Dieu par ses ouvrages, 3e Jour de la Création

 

ABRÉGÉ DU CATÉCHISME DE PERSÉVÉRANCE


PREMIÈRE PARTIE


Contenant l'histoire et l'explication de la religion
depuis le commencement du monde jusqu'à la venue du messie.


VIe LEÇON


CONNAISSANCE DE DIEU PAR SES OUVRAGES.

TROISIÈME JOUR DE LA CRÉATION


Retour de pêche (Alexandre Thomas Francia)

Q. Qu'est-ce que Dieu fit le troisième jour ?
R. Le troisième jour Dieu plaça la mer dans le lit qu'il lui avait préparé ; il ordonna à la terre de paraître et de produire de l'herbe verte, des plantes et des arbres.

Q. Que remarquez-vous sur l'étendue de la mer ?
R. Il faut remarquer sur l'étendue de la mer, qu'elle n'est ni trop grande ni trop petite. Si elle était plus grande, la terre serait un marais inhabitable, parce que nous aurions beaucoup trop de pluies ; si elle était plus petite, nous n'en aurions pas assez ; la terre serait stérile, et nous mourrions de faim.

Q. Comment Dieu a-t-il empêché l'eau de la mer de se corrompre ?
R. Dieu a empêché l'eau de la mer de se corrompre par deux moyens ; le premier, c'est le flux et le reflux. La mer est toujours agitée ; pendant six heures elle pousse ses eaux du milieu vers les côtes, et pendant six heures, elle les rappelle des côtes vers le milieu. Le second c'est le sel dont l'eau de la mer est pénétrée. Ce sel a encore l'avantage de rendre l'eau plus pesante et d'empêcher le soleil d'en pomper une trop grande quantité.

Q. Que devons-nous à la mer ?
R. Nous devons à la mer un grand nombre de bienfaits ; 1° elle nous fournit la pluie, le poisson, les perles ; 2° elle nous apporte, au moyen de la navigation, les richesses de tous les pays; 3° elle facilite la rapide propagation de la foi chez toutes les nations.

Q. Que fit Dieu après avoir placé la mer dans le lit qu'il lui avait préparé ?
R. Après avoir placé la mer dans le lit qu'il lui avait préparé, Dieu fit paraître la terre, à laquelle il donna le nom d'aride, afin de nous apprendre que les biens qu'elle produit ne viennent pas de son fonds.

Q. De quoi la couvrit-il ?
R. II la couvrit ensuite d'herbes vertes, parce que le vert est la couleur qui repose le mieux notre œil. S'il eût teint la terre en rouge, blanc ou noir, nous n'aurions pu en soutenir la vue.

Q. Quelle propriété Dieu donna-t-il aux herbes ?
R. Dieu donna aux herbes la propriété de porter leur graine, afin de se perpétuer et de se multiplier, de manière à pourvoir à notre subsistance et à celle des animaux qui nous servent.

Q. Combien distingue-t-on de parties dans la plante ?
R. On distingue quatre parties dans la plante : 1° la racine, qui fixe et nourrit la plante ; 2° la tige qui est destinée à porter la graine et le fruit ; 3° la feuille, qui l'embellit, l'échauffe et la nourrit ; 4° la graine ou le fruit, qui sert à nos besoins et à nos plaisirs, et qui perpétue la plante.

Q. Que faut-il conclure de là ?
R. Il faut conclure de là qu'il suffit d'étudier la moindre fleur pour être rempli de confiance et d'amour envers Dieu, et pour s'écrier avec Notre-Seigneur : Jamais Salomon, dans toute sa gloire, ne fut habillé avec tant de magnificence. Hommes de peu de foi, si Dieu prend tant de soin d'une herbe qui ne dure qu'un jour, quel soin ne prendra-t-il pas de vous, qui êtes ses enfants ?


Je prends la résolution d'aimer Dieu par-dessus toute chose, et mon prochain comme moi-même pour l'amour de Dieu ; et, en témoignage de cet amour, je donnerai mon cœur à Dieu tous les matins.


Reportez-vous à Cantique des créatures ou Cantique de frère soleil, Leçon I : Enseignement vocal de la Religion, Catéchisme, Leçon II : Enseignement écrit, Écriture et Tradition, Leçon III : Connaissance de Dieu considéré en Lui-même, Leçon IV : Connaissance de Dieu par ses ouvrages, 1er Jour de la Création, Leçon V : Connaissance de Dieu par ses ouvrages, 2e Jour de la CréationLeçon VII : Connaissance de Dieu par ses ouvrages, Fin du 3e et commencement du 4e Jour de la Création.












 

vendredi 28 août 2020

De l'amour pur

 


L'amour pur est l'amour de Dieu non mélangé d'amour-propre. Ainsi, par quelque motif que soit produit un acte d'amour, soit par le motif de l'infinie perfection de Dieu, soit par le motif de l'espérance, soit par celui de la reconnaissance, cet acte est pur, dès qu'il n'est point souillé par l'amour-propre. Dieu seul connaît si nous l'aimons sincèrement et purement. Il a jugé à propos que nous n'eussions là-dessus aucune assurance, et cela pour notre bien, pour nous maintenir dans l'humilité et dans la confiance en lui.
L'amour-propre est donc l'ennemi de l'amour pur, ces deux amours ne peuvent subsister ensemble : l'un exclut nécessairement l'autre. Mais qu'est-ce que l'amour-propre ? C'est un amour de nous-mêmes, qui se rapporte et se termine à nous, et dont Dieu n'est pas la dernière fin. Cet amour-propre a lieu dans les choses spirituelles, quand on aime la vertu, les dons de Dieu, la sainteté de Dieu, Dieu lui-même par rapport à soi, au goût qu'on y trouve, à l'avantage qui en revient : en un mot, quand on s'établit centre de ses affections et de leurs objets ; lorsque cet amour se porte à des objets défendus, c'est un péché mortel ; il n'est que péché véniel ou imperfection, lorsqu'il s'attache à des objets bons et saints en eux-mêmes, et qu'il conserve d'ailleurs à Dieu la préférence qui lui est due pour lui-même, parce qu'alors le désordre n'est pas dans le fond et dans l'essence de l'amour, mais dans la manière dont on aime.
L'amour de Dieu est toujours infiniment pur dans sa source, qui n'est autre que Dieu lui-même. Il est pur, quoiqu'en différents degrés, dans les Anges et dans les bienheureux. C'est une chose indubitable que l'amour-propre n'entre point dans le ciel ; il faut que le cœur en soit purifié, soit dans cette vie, soit dans le purgatoire.
Comme la marche ordinaire de la grâce est de nous attirer à Dieu par une certaine douceur et par des goûts sensibles, le saint amour dans les commençants et toujours mélangé d'amour-propre ; et Dieu ne s'offense point de ce mélange, qui est une suite nécessaire de notre misère. Il se sert même de cet amour-propre, pour nous détacher des choses de la terre, et nous donner du goût pour celles du ciel ; il s'en sert pour nous faire faire dans ces commencements quantité de sacrifices que nous ne ferions pas autrement. C'est bien l'amour de Dieu qui nous porte à ces détachements et à ces sacrifices, à la pratique de la mortification et de l'oraison ; mais si l'amour-propre n'y trouvait point quelque pâture qui lui semble délicieuse et supérieure à tous les plaisirs de la terre, jamais on n'embrasserait la vie intérieure.
L'amour des commençants n'est donc pas pur, et, dans les règles ordinaires, il ne peut ni ne doit l'être. Mais peu à peu Dieu purifie cet amour de son côté ; et il apprend à l'âme à le purifier du sien. Dieu soustrait par intervalles, et pour un temps, les consolations : on est sec et distrait à l'oraison, à la communion ; les goûts, les élans, les transports affectueux deviennent plus rares, et durent moins de temps. L'âme d'abord se désole ; elle croit que Dieu l'abandonne ; elle est tentée de tout quitter. Si, en effet, elle quittait tout, ce serait une preuve qu'elle est mercenaire, qu'elle n'aime et qu'elle ne cherche qu'elle-même dans la dévotion. Mais si elle est fidèle dans le temps de sécheresse, si elle ne se relâche sur rien, si elle donne à Dieu avec la même générosité tout ce qu'il lui demande, elle commence dès lors à aimer Dieu pour lui-même, et non à cause de ses dons. Telles sont les premières purifications de l'amour.
Après des alternatives plus ou moins longues de consolations et de sécheresses, si l'âme est grande et généreuse, Dieu retire tout à fait le sensible, et ne lui fait goûter son amour que très-rarement, et par instants. L'amour ainsi dépouillé et nu devient plus pur et plus simple. L'âme ne sent plus qu'elle aime ni qu'elle est aimée ; elle ne s'en aperçoit plus ; elle n'y réfléchit plus. Elle aime pourtant et plus fortement que jamais ; mais sans retour sur elle-même, l'amour propre ne trouve plus à quoi s'attacher. La créature disparaît et laisse à Dieu le cœur tout entier. Dans cet état on ne produit guère d'actes formels ; mais on est dans un exercice simple et continuel d'amour. La preuve qu'on aime n'est plus dans le sentiment, mais dans l'oubli de soi-même ; on ne rentre plus dans son intérieur pour voir ce qui s'y passe, ni pour en jouir ; mais on s'éloigne toujours de plus en plus de soi pour s'enfoncer et se perdre en Dieu.
Ce ne sont pourtant pas encore là les grandes purifications de l'amour. Elles se font : 1° par les tentations, qui paraissent détruire en nous les vertus, et qui, en effet, les affermissent et les perfectionnent. Tentations contre la pureté, tentations contre la foi, tentations contre l'espérance, tentations contre la charité du prochain, tentations d'impiété et de blasphème, soulèvement de toutes les passions. Tout cela se passe dans les dehors de l'âme ; son fond n'en est pas altéré ; mais elle n'en sait rien ; elle croit y consentir ; et, quoiqu'on la rassure, elle conserve toujours une certaine crainte d'avoir péché. La voilà donc investie, couverte, pénétrée de sa misère ; elle ne voit en elle qu'ordure et corruption ; elle est bien éloignée alors de s'aimer et de s'estimer elle-même ; elle se méprise, se hait, se regarde comme un monstre. Voyez-vous comme l'amour-propre non seulement n'agit plus dans cette âme, et ne souille plus ses actions et ses motifs ; mais encore comme il se change en une disposition tout opposée ? C'est l'amour de Dieu et l'amour le plus pur qui produit cet effet : car l'âme ne se hait ainsi, que parce qu'elle se croit contraire à Dieu, parce qu'elle se croit pécheresse. Oh ! qu'elle est éloignée alors de consentir au péché! Elle préfèrerait plutôt l'enfer. Cependant les misères qu'elle éprouve la persuadent qu'elle n'est que péché et qu'abomination ; et Dieu ne la met en cet état, que pour lui inspirer une sainte haine d'elle-même, fondée sur la détestation du péché. Que cette haine est un bel acte de contrition ! et qu'elle expie d'une manière bien agréable à Dieu, non les péchés actuels de l'âme, mais ceux qu'elle a pu commettre autrefois !
2° L'amour de Dieu se purifie par les humiliations. Cette âme, qui peu de temps auparavant passait pour sainte dans tout une communauté, dans tout une ville, se voit tout à coup flétrie par des calomnies. On perd la bonne opinion qu'on avait d'elle ; on la regarde comme une hypocrite ; ses paroles les plus innocentes sont interprétées en mauvaise part ; ses actions les plus saintes sont jugées criminelles ; on l'abandonne ; on la fuit ; ses amis mêmes, ses plus intimes confidents se tournent contre elle ; l'autorité la condamne. Elle se tait cependant, elle se laisse juger et condamner. Ainsi, à sa conscience qui lui persuade qu'elle est coupable, se joint le témoignage des hommes qui la traitent comme telle. Elle n'a garde de concevoir contre eux ni haine, ni ressentiment ; et, quoiqu'elle ne se reproche aucune des choses dont on l'accuse, elle croit néanmoins mériter d'ailleurs tous les mauvais traitements qu'on lui fait. Que devient alors l'amour-propre ? Il ne trouve plus d'appui ni dans le témoignage de la conscience, ni dans l'opinion des hommes. Tout est soulevé contre lui au-dedans et au-dehors ; l'amour de Dieu qui devient toujours plus pur, le poursuit, le chasse, et ne lui laisse aucun asile.
3° La dernière purification de l'amour se fait par l'abandon de Dieu même. L'amour-propre persécuté semblait avoir encore cette asile. Dieu le lui ôte. En même temps qu'il livre l'âme aux apparences du péché, et à des humiliations très réelles de la part des hommes, il la traite lui même en juge sévère ; il paraît la rejeter et la réprouver. Sa justice lui porte les plus terribles coups ; elle croit sa perte assurée et sans retour. Quel état ! qu'il est affreux, qu'il est désespérant pour l'amour-propre ! Il lutte, il se défend tant qu'il peut dans ce dernier retranchement. Mais enfin il faut céder : Dieu est le plus fort ; et, par un dernier sacrifice qui est le fruit de l'amour le plus pur, l'amour-propre est arraché de l'âme jusqu'à la moindre racine. Par ce sacrifice, l'amour de Dieu est absolument débarrassé de tout mélange, et il règne seul dans le cœur d'où il a banni son ennemi.
Voilà par quels degrés l'amour divin parvient à sa dernière purification. C'est une erreur de dire ou de penser qu'il n'est pas compatible avec l'espérance. On ne perd jamais cette vertu, même dans les plus violentes tentations du désespoir ; Dieu et le démon se reconnaissent à leurs œuvres. Le démon commence par l'orgueil et finit par la chair. Dieu commence par attaquer la chair, et il finit par anéantir l'orgueil, se servant quelquefois à cette fin des tentations de la chair. L'état d'amour pur en tant qu'il exclurait l'espérance, est donc impossible ; le soutenir est une hérésie formelle.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


Reportez-vous à L'intérieur de MarieDe la jalousie de Dieu, De l'enfance spirituelle, De la lumière divine, Vérités fondamentales touchant la vie intérieure, De la paix de l'âme, De la vie de l'âme, Du repos en Dieu, Sur l'Amour de Dieu, De la confiance en Dieu, De la prière continuelle, Dieu seul, Sur les réflexions dans l'oraison, De la pensée de l'éternité, Sur la pensée de la mort, Sur les paroles du Psaume LXXXll : Je suis devenu, en votre présence, comme une bête de somme, et je suis toujours avec vous, Marthe et Marie, De la pureté d'intention, Le prix d'une âme, De la Providence de Dieu sur ses enfants, De la générosité, De l'anéantissement, Du moi humain, Conduite à tenir à l'égard des tentations, De la violence qu'il faut se faire à soi-même, Des tentations, Du directeur, Du cœur humain, Du monde, Faiblesse et corruption du cœur humain, Aveuglement de l'homme, Remèdes à l'amour-propre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'amour du prochain, De l'esprit de Foi, De la fidélité aux petites choses, Sur les trois mots qui furent dits à saint Arsène : Fuyez, taisez-vous, reposez-vous, De l'emploi du temps, Ce que Dieu nous demande, et ce qu'il faut demander à Dieu, Commerce : Image de la vie spirituelle, De la liberté des enfants de Dieu, Instruction sur la Grâce, Instruction sur la Prière, Sur la sainteté, De la Crainte de Dieu, Conduite de Dieu sur l'âme, Moyens d'acquérir l'amour de Dieu, Quels moyens prendrez-vous pour acquérir, conserver et augmenter en vous l'amour de Dieu ?, Litanies de l'amour de DieuSoupir d'amour vers Jésus, Prière de Sainte Gertrude, Élan d'amour, Prière, Acte d'amour parfait, de Sainte Thérèse d'Avila, Prière de Saint Augustin, pour demander l'amour divin, Motifs et marques de l'amour de Dieu, De l'amour parfait, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Se conformer en tout à la volonté de Dieu, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Instruction sur la Charité, Méditation sur l'excellence de la Charité, Prière pour demander la charité, De la force en soi-même et de la force en Dieu, De la consommation en la Grâce, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la croix, De la Simplicité, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des Vertus, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'Union avec Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Le Paradis de la Terre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la paix du cœur, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Avis important pour ceux qui ont des peines d'esprit, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la vie nouvelle en Jésus-Christ, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la vie parfaite, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des moyens de parvenir à la vraie et solide vertu, Idée de la vraie Vertu, De la vraie et solide dévotion, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, En quelque état que vous soyez, rendez respectable, par vos sentiments et votre conduite, votre titre de Chrétienne, En quoi consiste l'exercice de la présence de Dieu, De la doctrine de Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et Des Conseils Évangéliques, par le R.-P. Jean-Joseph Surin.












 

jeudi 27 août 2020

De la jalousie de Dieu

 

Sainte Thérèse d'Avila


Dieu se nomme en plusieurs endroits des Écritures, un Dieu jaloux, il va jusqu'à dire que ce titre de jaloux est son nom, pour marquer combien il lui est essentiel, et qu'il ne peut pas plus s'en dépouiller que de son être.
Mais de quoi est-il jaloux ? D'une seule chose : de l'hommage de notre esprit et de notre cœur ; non d'un hommage stérile et de simple spéculation, mais d'un hommage qui influe sur tous nos sentiments et toute notre conduite.
Et en quoi consiste l'hommage de l'esprit ? À reconnaître que Dieu est tout, principe de tout, fin de tout, et que hors de lui tout n'est rien. Il consiste en particulier à humilier notre esprit devant lui, à lui soumettre toutes nos lumières ; ou plutôt à être bien persuadé qu'il est lui-même notre lumière, soit dans l'ordre naturel, soit dans l'ordre surnaturel ; que nous ne voyons bien, que nous ne jugeons bien qu'autant que nous voyons comme il voit, et que nous jugeons comme il juge : ce qui emporte pour notre esprit une dépendance absolue du sien ; une mort continuelle à notre propre esprit pour ne consulter que le sien ; une fidélité constante à ne point agir selon notre propre esprit, mais selon le sien. Voilà l'hommage qu'il exige, et qu'il a droit d'exiger de notre esprit, et dont il est infiniment jaloux. Le lui refuser, c'est aller contre ses droits les plus essentiels ; c'est s'arroger l'indépendance en un point qui est la plus belle qualité de l'homme, savoir : l'intelligence et la raison ; c'est prétendre, ou qu'on ne tient pas de Dieu cette intelligence, ou qu'on peut en faire un bon usage sans la régler sur l'intelligence divine : prétention folle, injurieuse à Dieu, et source de tous les égarements de la créature. Lui rendre cet hommage, c'est nous acquitter de notre premier devoir envers l'intelligence suprême ; c'est mettre sa gloire à dépendre de lui dans toutes nos connaissances, dans tous nos jugements ; c'est pour nous un principe de sagesse et de bonne conduite, une assurance de ne jamais nous égarer. Tous les écarts de l'esprit humain en matière de foi et de morale, ne viennent que de n'avoir pas consulté la lumière primitive, la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Il faut donc en toutes choses, mais surtout dans les choses surnaturelles, d'où dépendent notre salut et notre perfection, tenir notre esprit anéanti, pour ainsi dire, sous l'esprit de Dieu.
Et l'hommage du cœur en quoi consiste-t-il ? À l'établir le centre de toutes nos affections, à l'aimer pour lui-même de toutes nos forces ; à nous aimer en lui et par rapport à lui ; à n'aimer aucune créature que d'une manière subordonnée, et soumise à l'amour principal que nous lui devons. Cela n'est-il pas juste ; si Dieu est infiniment aimable, si nous tenons de lui la faculté d'aimer, et s'il est évident qu'il ne peut pas permettre que nos affections se concentrent en nous-mêmes, ou dans quelque créature que ce soit ? La plus simple lueur de raison ne nous apprend-elle pas que cet hommage du cœur est dû à Dieu, qu'il n'est dû qu'à lui, qu'il lui est dû dans toute sa plénitude, qu'il lui est dû à tous les instants de notre existence ; qu'un cœur qui n'aime pas Dieu, qui ne l'aime pas souverainement, qui n'aime pas tout le reste et lui-même par rapport à lui, est un cœur dépravé, un monstre dans l'ordre moral ? Quand nous réfléchissons un moment sur ce qu'est Dieu, et sur ce que nous sommes, pouvons-nous douter que toutes nos affections ne lui appartiennent, qu'il en exige l'hommage, qu'il en est essentiellement jaloux, et qu'il ne peut souffrir le désordre contraire sans le réprouver et le punir ? Au reste, cet hommage si juste et si naturel est le principe de notre fidélité. Portons notre amour où nous voudrons, jamais nous ne serons heureux ici-bas, si nous ne le fixons en Dieu. C'est une chose d'expérience. Tout amour qui n'est pas dans l'ordre, est le tourment de celui qui aime, réunit-il d'ailleurs en lui tous les biens de la terre. Au contraire, tout amour bien réglé, dont Dieu est le premier objet, est pour le cœur une source de paix et de joie, que tous les maux du monde ne sauraient altérer.
Mais jusqu'à quel point Dieu est-il jaloux ? Il l'est sans mesure et à l'infini. Celui à qui tout est dû, qui mérite tout, qui exige tout, est nécessairement jaloux de tout, et ne peut se relâcher sur rien. Ô mon Dieu ! faites-moi concevoir, autant que j'en suis capable, jusqu'où va votre jalousie, afin qu'il ne m'arrive jamais de la blesser en rien. S'il est vrai que je ne dois aimer que vous seul pour vous-même, et que tout autre amour doit vous être rapporté ; s'il est vrai encore que tout amour qui n'est pas votre amour est amour-propre, votre jalousie à l'égard de cet amour-propre est donc infinie ; elle va donc au point de n'en pouvoir souffrir le moindre vestige dans un cœur, et de le poursuivre jusqu'à son entière destruction. Oui, mon Dieu, je le crois ainsi ; ma foi et ma raison me le disent.
Mais si cela est, comment puis-je détruire cet amour-propre si enraciné en moi, qui a commencé avec mon être, qui infecte et qui souille toutes mes affections ? Hélas ! je ne le connais pas dans toute son étendue, et, quand je le connaîtrais, comment puis-je le combattre ? Cet amour, c'est moi-même, et ce qu'il y a de plus intime en moi. Quelle force puis-je trouver en moi contre moi-même ?
Il est vrai, nul homme ne peut par ses propres forces combattre l'amour-propre. Mais il peut se livrer à Dieu ; il peut laisser agir contre cet amour la jalousie de Dieu ; aidé de la grâce, il peut seconder cette jalousie ; et, lorsqu'il s'agit de porter le dernier coup au malheureux moi humain, il peut consentir à souffrir ce coup, et à ne pas remuer sous la main qui l'immole. Il faut bien des combats et des épreuves pour en venir là. Mais une âme fidèle et généreuse, qui se délaisse entre les mains de Dieu, et qui ne se reprend jamais, de quelque manière qu'il la traite, en viendra là infailliblement. La jalousie de Dieu est trop intéressée à ne pas laisser son ouvrage imparfait. Cet ouvrage est commencé du moment que Dieu s'empare de l'âme, et qu'il y établit son règne. Si cette âme ne se retire pas du domaine de Dieu, elle peut compter que Dieu ne se désistera pas qu'il n'ait achevé son œuvre, selon l'étendue de ses desseins. Or, cette œuvre consiste à la purger entièrement d'amour-propre, à ne pas y en laisser la moindre fibre, à détruire le moi humain ; en sorte que l'âme n'aime rien, ne désire rien. Alors Dieu ne trouve plus d'affection propre, d'intérêt propre dans cette âme, et sa jalousie est satisfaite. Il est tellement essentiel que cette jalousie de Dieu à l'égard de l'amour-propre soit pleinement satisfaite, que, si elle ne l'est pas en ce monde, elle le sera en l'autre. Il est de foi que l'amour-propre, fruit du péché originel, n'a point de place dans le ciel, et que le seul amour qui y soit admis, est l'amour pur de Dieu. Si donc une âme, quelque sainte d'ailleurs qu'elle soit, sort de ce monde avec quelque reste d'amour-propre, il faut que le feu du purgatoire l'en purifie : ce feu, comme l'on sait, est le même que le feu de l'enfer, et le purgatoire ne diffère de l'enfer que par la peine du dam et des suites, et en ce qu'il n'est pas éternel.
Mais pourquoi Dieu est-il jaloux de la sorte ? Parce qu'il est Dieu, infiniment saint, infiniment amateur de l'ordre ; parce que son amour, tel qu'il le communique aux bienheureux, est incompatible avec l'amour-propre. Si un élu dans le ciel pouvait jeter un seul regard de complaisance sur lui-même, s'il pouvait un moment aimer sa félicité pour lui-même, s'il pouvait voir dans cette félicité autre chose que la bonté de Dieu, la gloire de Dieu, le bon plaisir de Dieu, à cet instant même il tomberait du ciel, et ne pourrait y rentrer qu'après avoir expié cet acte d'amour-propre.
Ô mon Dieu ! exercez sur moi dès ici-bas toute votre jalousie. Anéantissez mon esprit, purifiez mon cœur, et faites-vous rendre par l'un et par l'autre l'hommage qui vous est dû dans toute sa plénitude. Ainsi soit-il.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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mercredi 26 août 2020

Comment M. Vianney fut persécuté par les démons

 

 

C'est une pensée de Bossuet, dans son Discours sur les Démons, que ce que nous perdons pour la chair, nous le gagnons pour l'esprit. « Le jeûne fortifie et engraisse l'âme, et autant nous assujettissons nos corps par la mortification et la pénitence, autant diminuons-nous les forces de notre irréconciliable ennemi. Il ajoute que c'est aussi ce qui augmente la rage des démons ; car c'est une envie furieuse qui les enflamme contre nous. Ils voient qu'étant leurs inférieurs par nature, nous les passons de beaucoup par la grâce ; ils ne sauraient considérer sans un extrême déplaisir que, dans des membres mortels, approcher la pureté des substances incorporelles (Bossuet, Sermon sur les Démons, pour le premier Dimanche de Carême). »

La vie de M. Vianney confirme cette doctrine d'une manière éclatante. On eût dit que plus il remportait d'avantages sur le démon, plus il l'excitait contre lui. « Quand vous le surmontez, remarque Tertullien, vous ne domptez pas son audace, mais vous enflammez son indignation (de Poenit., n. 7). » C'est-à-dire que cet esprit superbe, qui a entrepris de s'égaler à Dieu, ne croira jamais qu'une simple créature soit capable de lui résister, et, plus une grande âme fait d'efforts pour échapper à son empire, plus il dresse contre elle ses redoutables batteries. Considérant que la majesté de Dieu est inaccessible à sa colère, il décharge sur l'homme, qui en est la vivante image, toute l'impétuosité de sa rage ; comme on voit un ennemi impuissant, lorsqu'il ne peut atteindre celui qu'il poursuit, repaître en quelque sorte son esprit d'une fantaisie de vengeance, en déchirant sa peinture.
De là, ces luttes si fréquentes dans la vie des saints, où les puissances infernales, servant d'instrument à la divine Providence, concourent à la perfection des élus de Dieu par les tentations qu'elles leur suscitent et les victoires qu'elles leur ménagent.
On ne peut prononcer le mot de tentation, sans que le souvenir de la Thébaïde et de saint Antoine se présente aussitôt à l'esprit ; car les tentations de cet homme célèbre sont devenues proverbiales. Pendant qu'il habitait cette montagne de Kolsim d'où il régna sur le désert et sur plusieurs générations de cénobites, les visiteurs qui affluaient en si grand nombre dans sa terrible solitude, n'y venaient presque jamais sans entendre autour de lui un mélange confus et formidable de vois de toutes sortes, un bruit d'armes et de chevaux, comme s'il avait été assiégé par une armée d'esprits invisibles. Saint Hilarion n'était pas plus tôt en prière, qu'il entendait des aboiements de chiens, des mugissements de taureaux, des sifflements de serpents et plusieurs autres cris épouvantables de divers monstres qui tâchaient de l'effrayer. Les démons faisaient autour de la cellule de saint Pacôme un tel vacarme qu'ils semblaient vouloir la détruire de fond en comble. Ils apparaissaient à saint Abraham une hache à la main, comme pour démolir sa cabane ; d'autres fois ils mettaient le feu à la natte sur laquelle il priait.
La vie de saint Benoît, de saint François d'Assise, de saint Antoine de Padoue, de saint Jean de Dieu, de saint Vincent Ferrier, de saint Pierre d'Alcantara, de saint Nicolas de Tolentino, pour ne nommer que les plus illustres ; celle de saint Madeleine de Pazzi, de sainte Catherine de Gênes, de sainte Marguerite de Cortone, de saint Françoise Romaine, de sainte Rose de Lima, de sainte Hedwige, de saint Lidwine, de sainte Thérèse, et, à une époque plus rapprochée de nous, celle de Jean de Castillo et de Sébastien del Campo, jésuites, de Dominique de Jésus-Marie et de Franc, carmes déchaussés, de Christine de Stumbèle, de sainte Crescence de Kauffbeyern, de Christine l'admirable, de la Solitaire des rochers, de Benoîte, la petite bergère du Laus, celle enfin de Marie de Moerl, l'extatique du Tyrol, offrent des similitudes frappantes avec ce que nous allons raconter (voir les légendes du Bréviaire Romain, Surius, les Bollandistes, Papebroch, Ribadéneira, la Mystique de Görres, liv. V, c. XXV, XXVI et XXVII).
Il y avait six ans que M. Vianney était à Ars ; il venait d'ouvrir aux petites orphelines du pays sa chère maison de refuge, quand des bruits étranges commencèrent à troubler le repos de ses nuits et le silence de son presbytère. Voici comment on lui a entendu raconter à lui-même l'origine de ces persécutions : « La première fois que le démon est venu me tourmenter, c'était à neuf heures du soir, au moment où j'allais me mettre au lit. Trois grands coups retentirent à la porte de ma cour, comme si on avait voulu l'enfoncer avec une énorme massue. J'ouvris aussitôt ma fenêtre et je demandai : “Qui est là ?...”, mais je ne vis rien, et j'allai tranquillement me coucher en me recommandant à Dieu, à la très-sainte Vierge et à mon bon ange. Je n'étais pas endormi que trois autres coups plus violents, frappés non plus à la porte extérieure, mais à celle de la montée d'escalier qui conduit à ma chambre, me firent ressauter. Je me levai et m'écriai une seconde fois : “Qui est là ?...” Personne ne répondit.
Lorsque ce bruit commença, je m'imaginai que c'étaient des voleurs qui en voulaient aux beaux ornements de M. le vicomte d'Ars, et je crus qu'il était bon de prendre des précautions. Je priai deux hommes courageux de coucher à la cure pour me prêter main-forte, en cas de besoin. Ils vinrent plusieurs nuits de suite ; ils entendirent le bruit mais ne découvrirent rien et demeurèrent convaincus que ce vacarme avait une autre cause que la malveillance des hommes. J'en acquis moi-même bientôt la certitude ; car, pendant une nuit d'hiver qu'il était tombé beaucoup de neige, trois énormes coups se firent entendre, vers le milieu de la nuit. Je sautai précipitamment à bas de mon lit ; je pris la rampe et descendis jusque dans la cour, pensant trouver cette fois les malfaiteurs en fuite et me proposant d'appeler au secours. Mais, à mon grand étonnement, je ne vis rien, je n'entendis rien, et, qui plus est, je ne découvris sur la neige aucune trace de pas... Je ne doutai plus alors que ce ne fût le démon qui voulait m'effrayer. Je m'abandonnai à la volonté de Dieu, le priant d'être mon défenseur et mon gardien, et de s'approcher de moi avec ses anges, quand mon ennemi viendrait de nouveau me tourmenter. »
Si le but du démon était de frapper de terreur le pauvre Curé, il n'avait que trop réussi ; car M. Vianney a avoué que dans les premiers temps, alors que la cause de ces bruits mystérieux, qui se renouvelaient toutes les nuits pendant des heures entières, n'était point connue, il mourait de peur dans son lit ; sa santé ne pouvait manquer d'en être profondément altérée ; on le voyait sécher et dépérir. Des personnes charitables s'offrirent à faire le guet autour de la maison et à coucher dans la chambre voisine de la sienne. Quelques jeunes gens armés s'établirent en embuscade au clocher, afin de mieux surveiller les abords de la cure.
Il y en eut parfois qui furent très-effrayés, entre autres le charron du village, André Verchère. Une nuit que son tour de faction était venu, il s'installa, avec son fusil, dans un chambre du presbytère. Quand vint minuit, un bruit effroyable se fit entendre à côté de lui, dans la pièce même ; il lui sembla que les meubles volaient en éclats sous une grêle de coups. La pauvre sentinelle de crier au secours, et M. le Curé d'accourir. On regarde, on examine, on fouille les coins et les recoins, mais inutilement.
Quand M. Vianney se fut bien assuré que ces bruits n'avaient aucune cause humainement assignable, il prit le parti de congédier tous ces gardiens dont la présence lui était inutile. Il eut moins peur et finit par s'y habituer.
Il nous a confié qu'avant cette période de luttes extérieures, il y en avait eu une autre, pendant laquelle il avait été tourmenté intérieurement de la manière la plus persistante et la plus pénible par des pensées de désespoir. Il voyait continuellement l'enfer sous ses pieds, et une voix lui disait qu'il y avait sa place marquée d'avance. La crainte d'être damné l'obsédait jour et nuit. Après avoir combattu et surmonté cette tentation, la résistance extérieure était plus facile. que de constance néanmoins, que de force d'âme il lui fallut ! Car ce martyr ne fut pas de quelques nuits ; il dura trente-cinq ans, avec des phases et sous des formes diverses, mais sans qu'il y eût presque jamais d'intermittence.
Ordinairement, à minuit, trois grands coups contre la porte du presbytère avertissaient le Curé d'Ars de la présence de son ennemi ; et, suivant que son sommeil était profond ou léger, d'autres coups plus ou moins rudes se succédaient en approchant. Après s'être donné le divertissement d'un horrible tintamarre dans l'escalier, le démon entrait ; il se prenait aux rideaux du lit et les secouait avec fureur, comme s'il avait voulu les arracher. Le pauvre patient ne pouvait comprendre qu'il en restât un lambeau.
Il arrivait souvent que l'esprit malin heurtait comme quelqu'un qui veut entrer ; un instant après, sans que la porte fût ouverte, il était dans la chambre remuant les chaises, dérangeant les meubles, furetant partout, appelant M. le Curé d'une voix moqueuse : « Vianney ! Vianney ! » et ajoutant à son nom des menaces et des qualifications outrageantes : « Mangeur de truffes ! Nous t'aurons bien, va, nous t'aurons bien !... nous te tenons ! nous te tenons ! » D'autres fois, sans se donner la peine de monter, il le hélait du milieu de la cour, et, après avoir longtemps vociféré, il imitait une charge de cavalerie ou le bruit d'une armée en marche. Tantôt il enfonçait des clous dans le plancher, à grands coups de marteau ; tantôt il fendait du bois, rabotait des planches, sciait des lambris, comme un charpentier activement occupé dans l'intérieur de la maison ; ou bien il taraudait toute la nuit, et il semblait à M. Vianney qu'il allait, le matin, trouver son plafond criblé de trous ; ou bien encore il battait la générale sur la table, sur la cheminée et principalement sur le pot à eau, cherchant de préférence les objets les plus sonores.
Quelquefois le Curé d'Ars entendait, dans la salle basse au-dessous de lui, bondir comme un grand cheval échappé, qui s'élevait jusqu'au plafond et retombait lourdement, des quatre fers, sur le carreau. D'autres fois, c'était comme si un gendarme chaussé de grosses bottes en eût fait résonner le talon sur les dalles de l'escalier. D'autres fois encore, c'était le bruit d'un grand troupeau de moutons qui paissait au-dessus de sa tête. Impossible de dormir avec ce piétinement monotone. Une nuit que M. Vianney était plus agacé que de coutume, il dit : « Mon Dieu, je vous fais volontiers le sacrifice de quelques heures de sommeil pour la conversion des pécheurs. » Sur-le-champ, l'infernal troupeau s'en alla ; le silence se fit, et le pauvre Curé put reposer un instant. Nous tenons tous ces détails de M. Vianney lui-même.
Pendant plusieurs nuits consécutives, il entendit dans la cour des clameurs si fortes et si menaçantes qu'il en tremblait d'effroi. Ces voix parlaient dans une langue inconnue et avec la plus grande confusion, en sorte qu'elles réveillaient en lui le souvenir encore récent de l'invasion. Il comparait leur tumulte au bruit qu'aurait fait une armée d'Autrichiens, ou bien il se servait d'un autre mot non moins caractéristique, disant que des troupes de démons avaient tenu leur parlement dans sa cour.
Ces histoires, on le pense bien, firent grand bruit ; elles excitèrent, comme il arrive toujours, des rumeurs en sens divers et de vivres contradictions. Elles avaient le tort de se passer dans les ténèbres. La nuit est complice de l'erreur. Il se mêle aux choses qu'elle couvre de ses ombres une bague incertitude, dont la critique peut aisément s'armer et l'incrédulité se prévaloir ; tandis que la solitude profonde dans laquelle le Curé d'Ars ensevelissait sa vie rendait cette critique difficile. Toutefois il n'est pas permis de supposer que M. Vianney se soit trompé ni qu'il ait voulu tromper. Certes, ceux qui l'ont connu savent que la mort eût été pour lui préférable au mensonge. Il n'avait pas le tempérament d'un visionnaire ; il n'était point du tout crédule ; il possédait toutes les qualités d'un bon témoin, de bons yeux, de bonnes oreilles, un bon jugement. Ces choses ne se passèrent pas une fois, mais cent et cent fois par an, pendant trente ans ; elles furent attestées par lui des milliers de fois ; il n'y avait rien dont il parlât plus volontiers.
Ainsi, nous trouvons dans les notes de Catherine de nombreuses confidences, recueillies, jour par jour, de la bouche même du saint Curé, et contemporaines des premières persécutions qu'il eut à subir. Qu'on nous permette de les rapporter ici textuellement.
« M. le Curé nous a dit plusieurs fois, ces jours passés : « Je ne sais pas si ce sont des démons ; mais ils viennent par grosses bandes. On dirait un troupeau de moutons. Je ne peux quasi pas dormir. » À quelque temps de là, il nous a dit : « Cette nuit, quand j'étais sur le point de m'endormir, le grappin (Nom de guerre que M. Vianney donnait au démon dans ses moments de belle humeur, et sous lequel il prit l'habitude de le désigner ensuite. C'est chose assez frappante que ce rapport qu'ont eu entre elles quelques âmes saintes, en adoptant, pour qualifier l'ennemi commun, des mots d'une énergie singulière. Le Curé d'Ars appelait Satan le Grappin. Mademoiselle de Montmorency, dans la Solitaire des rochers, l'appelle le Teigneux) s'est mis à faire du bruit, comme quelqu'un qui relie un tonneau avec des cercles de fer. »
On peut se convaincre, en lisant le savant livre de Görres, qu'il n'est pas un seul des phénomènes que nous venons de mentionner qui n'ait ses analogues dans l'histoire de la mystique diabolique : coups frappés aux portes, chants entendus dans la cheminée, hurlements de bêtes féroces, bruits de toute nature... Il faut voir en particulier les chapitres XXI et XXII du livre V, où il est question d'un esprit qui grattait à la porte, chantait dans la cheminée, battait du tambour, se logeait sous le lit ou derrière la taie de l'oreiller, imitait des cris d'animaux sauvages, haletait comme un chien essoufflé... Mais continuons.
« 15 septembre. — M. le Curé nous a recommandé d'élargir sa paillasse parce que le démon le jetait hors de son lit. « Je ne l'ai pas vu, a-t-il ajouté, mais plusieurs fois il m'a saisi et m'a précipité de mon lit. »
« 18 octobre. — M. le Curé nous a dit hier que le démon voulait le tuer.
« 4 décembre. — Ce soir, M. le Curé est venu nous voir et il nous a dit : « Je vais vous raconter quelque chose. Le grappin m'a fait sa visite ; il soufflait si fort que j'ai cru qu'il voulait me renifler. Il semblait vomir du gravier ou je ne sais quoi dans ma chambre. Je lui ai dit : “Je m'en vais là-bas (à la Providence) dénoncer tes intrigues, afin de te faire mépriser.” Il s'est tu tout de suite. »
« Mais voici qui est plus extraordinaire, et c'est le cas de s'écrier avec Bossuet : « Qui pourrait dire la profondeur de Satan, et par quels artifices ce serpent coule (Sermon sur les Démons) !...»
Un soir, c'est Catherine qui parle, M. le Curé était venu chez nous voir un malade. À mon retour de l'église, il me dit : « Vous aimez les nouvelles ; eh bien ! je vous en apporte une toute fraîche. Écoutez ce qui m'est arrivé ce matin. J'avais quelque chose sur ma table ; vous savez ce que c'est ?... » — c'était sa discipline, — « Elle s'est mise à marcher comme un serpent !... Cela m'a un peu effrayé. Vous savez qu'il y a une corde au bout : j'ai pris cette corde ; elle était aussi raide qu'un morceau de bois : je l'ai remise sur ma table ; elle a recommencé à marcher jusqu'à trois fois. — Vous faisiez peut-être branler votre table, objecta une des maîtresses présentes à la conversation ? — Non, reprit M. le Curé, je ne la touchais pas. »
Voilà des témoignages bien nets, bien précis, et dont le Curé d'Ars n'était pas avare : n'importe ! les démentis persévérèrent. Ils partaient surtout des rangs du clergé, qu'on a tort, soit dit en passant, de supposer crédule. La crédulité est en raison inverse de la foi. Philosophe ! race crédule ! a dit un ancien (Sénèque). Il faut croire à quelque chose : ce besoin est si fort, si impérieux dans l'homme, qu'il préfère croire trop, croire tout, plutôt que de ne rien croire. Il préfère abdiquer toute raison plutôt que de renoncer à toute foi. Qui ne croit pas en Dieu est d'autant plus près de croire au diable. Mais quand on a soumis sa raison aux divins enseignements de la foi, qu'a-t-on besoin de croire à autre chose qu'à ce que Dieu a révélé et que l'Église enseigne ?
Les confrères du Curé d'Ars se montraient donc, en général, peu disposés à admettre la réalité de ces manifestations diabolique ; ils leur cherchaient des causes naturelles et physiologiques, et croyaient en trouver dans les jeûnes et les veilles immodérés du saint homme : explication sommaire et commode plus que satisfaisante. « Si le Curé d'Ars vivait comme les autres, disaient-ils, s'il prenait sa dose de sommeil et de nourriture, cette effervescence d'imagination se calmerait, son cerveau ne se peuplerait pas de spectres, et toute cette fantasmagorie infernale s'évanouirait.*

* Nous n'avons qu'un mot à dire touchant les soi-disant explications physiologiques des phénomènes de ce genre. Si ces explications peuvent être admises, lorsqu'il s'agit de se rendre compte de faits entourés de circonstances pathologiques concomitantes qui en décèlent la nature, et qui, d'habitude, ne font jamais défaut, il devient impossible de leur attribuer la même cause, quand ils se trouvent unis, comme chez M. Vianney, à l'accomplissement si régulier de toutes les fonctions de l'organisme, à cette sérénité d'idées, à cette délicatesse de perception, à cette sûreté de jugement et de vue, à cette plénitude de la possession de soi-même, au maintien de cette miraculeuse santé qui ne connaissait presque pas de défaillances, au milieu de l'incessante série de travaux qui absorbaient l'existence du vénérable Curé d'Ars. Et, du reste, ces phénomènes extraordinaires, sensibles pour lui, ne l'étaient-ils pas, en bien des circonstances, également pour les autres ? Les témoignages ici ne manquent pas. Faudra-t-il, pour se donner le vain plaisir de douter, mettre sans motif en suspicion des dépositions respectables et désintéressées ? Disons-le : un scepticisme obstiné à l'endroit des faits d'ordre surnaturel, tels que ceux dont nous retraçons l'histoire, impliquerait, chez des catholiques surtout, une infirmité morale autrement certaine que la créance raisonnée à laquelle de prétendus esprits forts veulent bien donner le nom d'aveugle crédulité.

Ainsi a-t-on coutume de raisonner quand on juge avec des idées préconçues ; ainsi a raisonné tout le dix-huitième siècle, et encore aujourd'hui, dans un certain monde, on ne sait pas raisonner autrement. Le sens des choses surnaturelles s'est tellement affaibli parmi nous, que nous ne pouvons nous décider à croire aux phénomènes qui dépassent la sphère naturelle où nous respirons habituellement. Nous aimons mieux nier ces faits, les attribuer à l'illusion et à la supercherie, que de nous donner la peine de les examiner sérieusement et de nous exposer ainsi à rencontrer quelque agent invisible et supérieur dont nous redoutons la présence. Le merveilleux effraye autant qu'il attire : nous voulons le connaître, et n'osons l'approcher.
Au plus fort de ces préventions, voici ce qui arriva : — ce drame infernal a été raconté de la même manière par les différentes personnes qui en furent témoins ; un de ces témoins vit encore et s'est offert à en signer les détails. — C'était dans l'hiver de 1826, il y avait à Saint-Trivier-sur-Moignans un vénérable curé, nommé M. Granger, qui s'était mis en rapport avec l'abbé Vianney, dès les premiers jours de son ministère à Ars ; il avait su l'apprécier et il le voyait souvent. Jaloux de procurer à ses paroissiens le bienfait de la présence au milieu d'eux d'un prêtre si mortifié et si zélé, il le pria de se joindre aux missionnaires qui donnaient alors les exercices du grand jubilé. M. Vianney consentit à tout ce que son voisin voulut : il resta trois semaines à Saint-Trivier, prêcha de temps en temps et confessa beaucoup.
Comme les vexations auxquelles il était en butte, de la part du démon, faisaient alors grand bruit, ses confères s'en amusaient et lui disaient sur le ton du badinage : « Allons ! allons ! cher Curé, faites comme les autres ; nourrissez-vous mieux : c'est le moyen d'en finir avec toutes ces diableries. »
Un soir, on le prit sur une gamme plus haute ; la discussion s'anima du côté des contradicteurs, et leur raillerie s'échappa en jets plus amers et moins contenus. Il fut convenu que toute cette mystique infernale n'était que rêverie, délire, hallucination, et le pauvre Curé fut traité, en toutes lettres, de visionnaire et de maniaque. Il ne répondit pas un mot à ces savantes diatribes ; il se retira dans sa chambre, insensible à tout, sauf à la joie d'avoir été humilié. Un instant après, Messieurs les rieurs se souhaitaient une bonne nuit et gagnaient leur appartement respectif, avec l'insouciance de philosophes qui, s'ils croyaient au démon, n'avaient du moins qu'une foi très-médiocre à son intervention dans les affaires du Curé d'Ars.
Mais voilà qu'à minuit ils sont réveillés en sursaut par un affreux vacarme : la cure est sens dessus dessous ; les portes battent ; les vitres frissonnent ; les murs chancellent ; de sinistres craquements font craindre qu'ils ne s'écroulent. En un instant, tout le monde est debout. On se souvient que le Curé d'Ars a dit : « Vous ne serez pas étonnés si, par hasard, vous entendez du bruit cette nuit. » On se précipite dans sa chambre... il reposait tranquillement. « Levez-vous, lui crie-t-on, la cure va tomber ! — Oh ! je sais bien ce que c'est, répond-il en souriant. Il faut aller vous coucher ; il n'y a rien à craindre. » On se rassure, et le bruit cesse. À une heure de là, quand tout est redevenu silencieux, un léger coup de sonnette retentit. L'abbé Vianney se lève et trouve à la porte un homme qui avait fait plusieurs lieues pour venir se confesser à lui. Il se rend aussitôt à l'église et y reste jusqu'à la messe, occupé à entendre un grand nombre de pénitents.
Un des missionnaires, M. l'abbé Chevalon, de pieuse mémoire, ancien soldat de l'Empire, demeura si frappé de cette étrange aventure qu'il disait, en la racontant : « J'ai promis au bon Dieu de ne pus plaisanter sur ces histoires d'apparitions et de bruits nocturnes ; et quant à M. le Curé d'Ars, je le tiens pour un saint. »
Le lecteur aura remarqué, sans doute, la coïncidence des événements de la nuit avec l'arrivée soudaine d'un pécheur venu de loin pour se confesser. C'était chose ordinaire, qui, après de nombreux précédents avait fini par devenir un indice presque infaillible. Chaque fois que les taquineries du démon redoublaient de fréquence et d'intensité, le Curé d'Ars prévoyait que la grâce lui amènerait bientôt quelque grand pécheur à convertir : ses pressentiments étaient rarement trompés. Si bien que par la suite, au lieu de se troubler de cette recrudescence de colère infernale, il l'accueillait comme le signe avant-coureur des miséricordes de Dieu et des consolations réservées à son ministère. Souvent, quand il se levait après une nuit de lutte et d'insomnie cruelles, il trouvait, à la porte, des étrangers qui avaient marché toute la nuit et qui le priaient d'entendre leur confession.
L'esprit du mal variait ses moyens d'attaque : il ne se contentait plus de frapper aux portes et de troubler le repos de M. Vianney par des bruits effrayants, il était sans cesse à imaginer de nouveaux tours dont l'audace déguisait mal la faiblesse. Souvent il se cachait sous son lit, voire sous son chevet, et faisait, toute la nuit, retentir à son oreille tantôt des cris aigus, tantôt des gémissements lugubres, des plaintes étouffées, de faibles soupirs ; quelquefois il l'entendait geindre bruyamment comme un homme qui se livre à un travail pénible, d'autres fois râler comme un malade à l'agonie.
'Le démon est bien fin, disait-il un jour, dans son catéchisme, mais il n'est pas fort. Un signe de croix le met en fuit. Tenez, il n'y a pas encore trois jours qu'il faisait un grand tapage au-dessus de ma tête. On aurait dit que toutes les voitures de Lyon roulaient sur le plancher... Pas plus loin qu'hier soir, il y avait des troupes de démons qui secouaient ma porte ; ils parlaient comme une armée d'Autrichiens ; je ne comprenais pas un mot de leur jargon. J'ai fait le signe de la croix ; ils sont tous partis. »
Il y eut une nuit où il fut réveillé en sursaut et se sentit soulevé en l'air : « Peu à peu je perdais mon lit, dit-il ; je m'armai vitement du signe de la croix, et le grappin me laissa. »
Une autre nuit, le diable imagina de prendre la forme d'un coussin très-doux, très-moelleux, dans lequel la tête du pauvre Curé enfonçait voluptueusement comme dans de la ouate ; en même temps il en sortait un gémissement plaintif. Il avoua que cette fois il eut grand peur ; il lui sembla que ce nouveau genre de piège mettait son âme en péril. Il invoqua le secours du ciel, et l'illusion disparut.
Ayant été appelé à Montmerle, après la mission de Saint-Trivier, le démon le suivit sur ce nouveau théâtre de son zèle, et comme il devait y faire beaucoup de bien, le mauvais esprit s'apprêta lui-même à lui faire le plus de mal qu'il pourrait : c'est pourquoi il le molesta de son mieux et sans répit. Dès la première nuit, il le traîna dans son lit tout autour de sa chambre, en sorte qu'il ne put pas fermer l'œil. Le lendemain, M. Vianney s'étant rendu à l'église de bonne heure, suivant son habitude, trouva la foule entourant son confessionnal ; mais à peine y fut-il entré, qu'il se sentit soulevé et ballotté comme s'il avait été emporté dans une frêle barque sur un courant rapide.
Il a souvent cité ce fait, et la première fois que M. l'abbé Toccanier, alors vicaire de Montmerle, vit le saint prêtre, dont il devait être plus tard le compagnon et l'ami, M. Vianney lui dit : « J'ai fait une mission chez vous, anciennement, et je m'en suis bien vu avec le grappin. Il s'amusait, la nuit, à me promener dans ma chambre sur un lit à roulettes. »
Les effets que nous avons mentionnés jusqu'ici semblent indiquer que la malice et la lutinerie ne sont pas étrangères au royaume des esprits. « Leurs manifestations, dit le savant Görres, ont quelque chose d'indéterminé, de singulier, quelquefois de bruyant et d'espiègle. On dirait qu'ils aiment à regarder de temps en temps à travers ces masques comiques, et à voir les pauvres mortels se pavaner dans leur sotte gravité et s'enorgueillir de leur vaine civilisation, qui ne croit pas, mais qui tremble ; qu'ils aiment à descendre parmi eux, dans un moment de bonne humeur, pour les agacer et se moquer d'eux. Toutefois, on voit qu'ils redoutent ceux qui ne badinent pas avec eux. L'ironie a une certaine affinité avec l'esprit malin. Aussi y a-t-il quelque chose de déréglé et de désagréable dans le comique de ces esprits, et, à travers leurs plaisanteries, nus avons vu plus d'une fois percer comme un éclaire de lumière équivoque du feu qui les dévore (Mystique, 2e part., liv. V, c. XXIII). »
C'est ainsi que nous avons entendu M. le Curé se plaindre de ce que le démon avait voulu le tuer... Quand il alla à Saint-Trivier pour y prêcher le jubilé, il partit à pied, avant le jour, et sans être accompagné ; il marchait en récitant son chapelet ; l'atmosphère était comme embrasée, et, de chaque côté de la route, les buissons lui paraissaient en feu. C'était Satan qui, prévoyant les heureux fruits que M. Vianney allait faire dans les âmes, enveloppé du fluide ardent qui le dévore, le suivait pas à pas, cherchant à l'effrayer et à le décourager. Lui, cependant, n'en continuait pas moins son chemin, confiant en la très-efficace protection de la Mère de Dieu et de son bon ange, et ne voyant dans ces nouvelles manœuvres de l'ennemi que le présage des bénédictions de Dieu sur ses travaux. En effet, son passage à Saint-Trivier fut marqué par les plus consolants triomphes de la grâce.
Une des fantaisies les plus bizarres du démon, celle qui trahit le mieux ses ignobles instincts, est l'histoire du tableau contre lequel il s'est acharné si longtemps. M. le Curé avait sur son palier, à la place même où l'on voit encore aujourd'hui une image grossière de la sainte Vierge, une toile qu'il aimait beaucoup, bien que ce fût une œuvre très-médiocre. La vue de cette peinture parlait à son âme et l'attendrissait en lui rappelant le plus chaste et le plus divin de nos mystères : c'était une Annonciation.
Voyant que M. le Curé honorait cette sainte image d'un culte particulier, que faisait ce méchant grappin ? Tous les jours il la couvrait outrageusement de boue et d'ordure. On avait beau la laver, on la retrouvait, le lendemain, plus noire et plus contaminée que la veille. Ces lâches insultes se renouvelèrent jusqu'à ce que M. Vianney, renonçant aux consolations qu'elle lui donnait, prit le parti de la faire enlever. Beaucoup ont été témoins de ces odieuses profanations, ou du moins en ont pu observer les traces sensibles. M. Renard dit avoir vu ce tableau indignement maculé : la figure de la sainte Vierge n'était plus reconnaissable.
Ce fait doit être mis au rang de ceux dont il est le moins permis de douter. Nous avons entendu M. le Curé y faire publiquement allusion, et, parmi ses auditeurs assidus, il n'en est point qui n'en sache les détails par cœur.
Nous n'en finirions pas si nous voulions rapporter la série entière de ces persécutions et de ces combats qui durèrent autant que la vie de notre héros. Il y avait peu de sujets de conversation sur lesquels il fût plus fécond et plus intarissable que sur celui-là. Il ne faisait aucune difficulté de répondre aux questions sans nombre qu'on lui adressait à ce propos ; quelquefois, il ne les attendait même pas : c'était lui, le premier, qui racontait sur un ton aimable et plaisant ses plus récentes aventures avec le grappin.
« Monsieur le Curé, lui disaient ses missionnaires, le démon nous laisse bien tranquilles. Nous avons beau vivre près de vous, nous ne voyons rien, nous n'entendons rien ; c'est apparemment que nous n'en valons pas la peine. » — « Oh ! répondait-il, c'est que vous êtes bien sages. » — « Ces bruits, ces voix que vous entendez dans la nuit, tout ce tintamarre ne vous fait pas peur ? — « Oh ! non, je sais que c'est le grappin : ça me suffit. Depuis le temps que nous avons affaire ensemble, nous nous connaissons ; nous sommes camarades... D'ailleurs, le bon Dieu est meilleur que le diable n'est méchant ; c'est LUI qui me garde. Ce que Dieu garde est bien gardé. »
Que de fois, dans cette courte visite d'une heure après midi, où, pendant plusieurs années, il nous a été donné de voir de si près la sainteté, que de fois M. Vianney nous a dit gaîment à mes confrères et à moi, — il me semble l'entendre encore avec sa petite voix si faible et si douce : " « Aujourd'hui, le grappin est venu gratter à ma porte ; il ne m'a pas laissé dormir... » ou bien : « Aujourd'hui, il était bien en colère : c'est bon signe. Il soufflait comme un bœuf !...» Et, en disant cela, M. le Curé imitait la respiration forte et bruyante du grappin.
Sur la fin de sa vie, les attaques du démon furent moins vives et moins continuelles : elles cessèrent tout à fait les six derniers mois. Auparavant déjà, ses malices étaient moins noires et ses menées plus timides : c'étaient comme les derniers traits d'un ennemi qui se retire, désespérant de vaincre, ou comme les voix confuses d'une armée en déroute, qui se perdent et s'éteignent dans le lointain. Le prince des ténèbres ne venait plus gère l'importuner la nuit ; il se contentait de troubler l'instant de repos que le Curé d'Ars prenait après son repas, et dont il avait un extrême besoin. Tantôt il lui donnait le charivari à sa porte, contrefaisant tour à tour le grognement d'un ours, le hurlement d'un loup, l'aboiement d'un chien, tantôt il l'appelait de sa voix rude et insolente : « Vianney ! Vianney ! viens donc ! » lui donnant à entendre que de nombreux pénitents l'attendaient.
C'est très-souvent que le saint homme nous a confié, soit aux uns, soit aux autres, le désappointement qu'il eut un jour, lorsque le diable, détachant un précieux bénitier qui était à la tête de son lit, le mit en pièces sous ses yeux, et le broya comme avec un pilon. Il en fut de même d'un pot d'onguent servant à des liniments pour sa jambe malade, après la chute qu'il fit au mois de novembre 1858.
Plus tard, une statue de sainte Philomène avait été entreposée dans une des salles basses du presbytère, jusqu'à ce qu'elle fût bénite par M. Vianney et envoyée dans une paroisse de l'Auvergne, en reconnaissance des bienfaits obtenus par l'intercession de la chère et glorieuse thaumaturge. Le jour où cette bénédiction eut lieu, le Curé d'Ars dit à son missionnaire et aux personnes présentes à la cérémonie : « Pendant tout le temps que sainte Philomène a été ici, le démon a fait des siennes... Cette statue l'ennuyait ; il a bataillé autour d'elle tant qu'il a pu ; mais il s'attaquait à forte partie. »
Après cet ensemble prodigieux de faits et cette masse imposante de preuves et de témoignages, on a moins de peine à croire que l'incendie du lit de M. Vianney, survenu trois ans avant sa mort, soit l'œuvre du démon, comme on est autorisé à l'inférer de plusieurs propos très-claires et de l'opinion générale de la population (Görres, dans sa Mystique diabolique, 2e part., liv. V, c. XXIII, cite plusieurs cas d'incendie allumé par le démon).
Voici le fait dans toute sa simplicité, et ici, je n'ai qu'à évoquer mes souvenirs personnels, car j'étais présent. Plusieurs mois du plus intime et du plus doux tête-à-tête me mirent en position d'apprendre beaucoup de choses, qui devaient plus tard entrer dans la composition de cet ouvrage.
Un matin, on était aux jours gras et on célébrait, pour la première fois, les quarante heures à Ars : la foule était énorme, le travail de Dieu dans les âmes plus profond et plus éclatant que jamais. En sortant de très-bonne heure pour me rendre à l'église, je fus saisi, sur le seuil de la porte, d'une odeur de roussi si infecte et si pénétrante que je faillis être renversé. Je traversai rapidement la place. La sainte messe, le catéchisme et quelques confessions me conduisirent jusqu'à sept heures. Quand j'eus fini, je trouvai tout le village attroupé autour de la cure,. J'aurais pu croire à un événement tragique, s'il n'avait été manifeste, en regardant cette foule, que l'impression générale était la gaîté ; on riait, on plaisantait, on s'interpellait d'un bout de la place à l'autre, et les mots de lit et de grappin étaient tout ce que je pouvais saisir dans ce brouhaha.
« Qu'est-ce ? demandai-je en m'approchant d'un groupe. » — « Comment ! vous ne savez pas que le diable a mis le feu, cette nuit, au lit de M. le Curé ? Voyez, voyez !...» Je vis, en effet, à traves la porte entrebâillée de la cour, quelques hommes passer en emportant des débris à demi consumés. J'entrai et allai droit à la chambre de M. Vianney, où je trouvai tout le désordre et toutes les traves d'un incendie à peine éteint. Le lit, le ciel de lit, les rideaux et ce qui était à l'entour, quelques tableaux qui tiraient leur valeur de la dévotion de M. le Curé, les vieilles peintures sur verre qu'il aimait tant et dont il nous disait, quelques jours auparavant, que « ses bons sains  étaient la seule chose en ce monde à laquelle il tînt encore un peu, et qu'il n'avait pas consenti à les vendre, parce qu'il voulait les laisser en héritage aux missionnaires, » tout avait été consumé. Le feu ne s'était arrêté que devant la châsse de sainte Philomène, et, à partir de ce point littéralement pris, il avait tracé du haut en bas une ligne droite et d'une précision géométrique, détruisant tout ce qui était en deçà de la sainte relique, épargnant tout ce qui était au delà. Comme il s'était allumé sans cause apparente, il s'est éteint de même : et c'est chose vraiment remarquable et en quelque façon miraculeuse, qu'il ne se soit pas communiqué, par les épais rideaux de serge, au plancher si noir et si enfumé, qui aurait dû flamber comme de la paille. Ce qu'il y eut aussi de très particulier, c'est que M. le Curé, qui était survenu au milieu de ce déménagement et de ce pêle-mêle, n'eut pas l'air de s'en apercevoir. Il croisa plusieurs personnes chargées de débris ; il ne leur fit aucune question. Je le trouvai à la sacristie, et je voulus lui dire quelques mots de l'accident qui mettait le pays en émoi ; il se contenta de faire une petite moue accompagnée d'un geste d'indifférence. Ce ne fut qu'après la sainte messe, en signant les images, qu'il s'interrompit tout à coup : — je le vois encore, la plus levée, son regard doux et profond arrêté sur moi : — « Il y a longtemps, me dit-il, que je demandais cette grâce au bon Dieu ; il m'a enfin exaucé... Je pense que, cette fois, je suis bien le plus pauvre de la paroisse : ils ont tous un lit, et moi, grâce à Dieu, je n'en ai plus... » Puis, sans autre réflexion, il se remit à signer les images que la foule lui présentait.
« Pauvre monsieur le Curé ! dis-je avec un accent tel qu'il crut voir de le pitié là où il n'y avait que de l'admiration. — Oh ! reprit-il, il y a moins de mal que si c'était le plus petit péché véniel. » Une fois déjà, il avait exprimé la même pensée, dans une circonstance que l'on connaîtra plus tard.
À midi, quand il vint me voir, nous causâmes un peu plus au long de l'événement de la nuit. Je lui dis qu'on s'accordait généralement à le considérer comme une mauvaise plaisanterie du démon, et je lui demandai s'il croyait vraiment que l'esprit malin y fût pour quelque chose. Il me répondit très positivement, avec le plus grand sang-froid : « Oh ! mon ami, c'est bien visible ! Ne pouvant pas brûler l'homme, il a voulu se donner le plaisir de brûler son lit... Il est en colère, ajouta-t-il, c'est bon signe : il va nous venir de l'argent et des pécheurs. »
C'est alors qu'il me fit cette belle et profonde réflexion : « Le démon n'est jamais plus fâché que lorsqu'il voit que, de ce même argent dont il se sert pour corrompre et perdre les âmes, nous faisons sortir leur salut. » En effet, M. Vianney reçut dans la semaine des sommes importantes pour son œuvre des missions, et il y eut un mouvement extraordinaire à Ars, durant quelques jours.
Il me parla aussi des quarante heures, des bienfaits de cette sainte institution, des joies que la présence visible de l'adorable eucharistie ajoutait aux joies ordinaires du pèlerinage. Ses yeux étaient pleins de larmes ; son âme débordait dans chacune de ses paroles. « C'est bien une autre flamme, disait-il, et un autre incendie !... C'est un incendie d'amour. »
On est tenté de se demander si Satan a quelquefois pris un corps pour tourmenter sa victime, s'il lui est apparu visiblement et sous quelle forme. Nous ne pouvons répondre que par deux faits. M. Vianney vit, un jour, à trois heures du matin, un gros chien noir, les yeux flamboyants, le poil hérissé, grattant la terre du cimetière, à l'endroit où avait été déposé, quelques semaines auparavant, le corps d'un homme mort sans confession. Cette vue l'effraya beaucoup. On lit dans la légende de saint Stanislas de Kostka que, pendant une maladie qui vint à la suite de ses mortifications, l'angélique jeune homme vit aussi le démon sous la forme d'un horrible chien prêt à s'élancer sur lui. L'affreuse vision se renouvela trois fois; et trois fois il la mit en fuit avec le signe de la croix.
M. Vianney a encore raconté que le diable lui était apparu sous la forme de chauves-souris qui remplissaient sa chambre et voltigeait autour de son lit ; les murailles en étaient toutes noires.
Il est une autre question que le lecteur se sera faite sans doute. M. le curé a-t-il été seul à entendre les bruits dont nous avons parlé, ou bien a-t-on des exemples que d'autres personnes aient été témoins immédiats de ces manifestations surnaturelles ? Les exemples, il est vrai, ne sont pas très-nombreux. Il en est pourtant d'assez remarquables, sans parler de ceux que nous avons mentionnés en commençant.
En 1829, au plus fort de cette lutte, un jeune prêtre du diocèse de Lyon, le fils de la bonne veuve d'Écully avec laquelle nous avons fait connaissance, dès les premières pages de ce livre, et qui rendit de si touchants services à M. le Curé, l'abbé Bibost, vint à Ars faire une retraite auprès de l'homme de Dieu. M. Vianney, qui avait encouragé et guidé ses premiers pas dans la carrière sacerdotale, le reçut avec une extrême bonté, et voulut qu'il logeât chez lui.
Je connaissais particulièrement ce prêtre, dit M. l'abbé Renard, et la Providence me favorisa en faisant coïncider avec le sien un voyage que je fis dans ma paroisse natale. « Dès notre première entrevue, la conversation tomba sur les choses extraordinaires qui se passaient à Ars, et dont la rumeur remplissait le pays : « Vous couchez à la cure, lui dis-je, eh bien ! vous allez me donner des nouvelles du diable. Est-il vrai qu'il y fait du bruit ? l'avez-vous entendu ? — Oui, me répondit-il, je l'entends toutes les nuits. Il a une voix aigre et sauvage qui imite le cri d'une bête fauve. Il s'attache aux rideaux de M. le Curé et les agite avec violence. Il l'appelle par son nom ; j'ai saisi très-distinctement ces paroles : “Vianney ! Vianney ! que fais-tu là ? Va-t'en ! va-t'en !” — “Ces bruits et ces cris ont dû vous effrayer ?” — “Pas précisément. Je ne suis pas peureux, et, d'ailleurs, la présence de M. Vianney me rassure. Je me recommande à mon ange gardien, et je viens à bout de m'endormir. Mais je plains sincèrement le pauvre Curé ; je ne voudrais pas demeurer toujours avec lui. Comme je ne suis ici qu'en passant, je m'en tirerai tant bien que mal, à la garde de Dieu !” — Avez-vous questionné M. le Curé là-dessus ? » — « Non, la pensée m'en est venue plusieurs fois, mais la crainte de lui faire de la peine m'a fermé la bouche. Pauvre Curé ! pauvre saint homme ! comment peut-il vivre au milieu de ce tapage ? »
En 1842, il vint à Ars un ancien militaire attaché, dans ce temps-là, à une brigade de notre gendarmerie départementale. Ce brave homme s'était levé à minuit, et, mêlé à un groupe de pieux fidèles, il attendait, à la porte de l'église, l'arrivée de M. Vianney. Comme le saint Curé tardait à paraître, il avait senti le besoin de s'isoler, et, pour vaincre le sommeil, il avait fait quelques pas autour de la cure. Cet homme était triste : il avait eu de récents chagrins. Il lui en restait un sentiment vague d'inquiétude et de terreur religieuse dont il ne se rendait pas compte. Ce sentiment le poussait vers Dieu, mais il hésitait sur le seuil du confessionnal. La vérité l'attirait et elle lui faisait peur. Beaucoup d'âmes ont connu ces combats. Pour l'amener à faire le pas décisif, il fallait une force plus grande que celle de ses réflexions aidées du silence de la nuit.
Tout à coup, il est arraché à sa rêverie par un bruit étrange qui semblait partir de la fenêtre du presbytère. Il écoute... une voix forte, aigre et stridente répète, à plusieurs reprises, ces mots qui arrivent très-distinctement à son oreille : « Vianney ! Vianney ! viens donc ! viens donc !... » Ce cri le glace d'horreur. Il s'éloigne, en proie à la plus vive agitation. Une heure sonnait en ce moment à la grande horloge du clocher. Bientôt M. le Curé paraît, une lumière à la main. Il trouve cet homme encore tout ému ; il le rassure, le conduit à l'église, et, avant de l'avoir interrogé et d'avoir entendu le premier mot de son histoire, il le renverse par ces paroles : « Mon ami, vous avez des chagrins ; vous venez de perdre votre femme, à la suite de ses couches. Mais ayez confiance ; le bon Dieu viendra à votre aide... Il faut d'abord mettre ordre à votre conscience ; vous mettrez ensuite plus facilement ordre à vos affaires. » — « Je n'essayai pas de résister, dit le gendarme, je tombais à genoux comme un enfant, et je commençai ma confession. Dans mon trouble, je pouvais à peine lier deux idées ; mais le bon Curé m'aidait. Il eut bientôt pénétré le fond de mon âme ; il me révéla des choses dont il ne pouvait avoir connaissance et qui m'étonnèrent au delà de toute expression. Je ne croyais pas qu'on pût lire ainsi dans les cœurs. »
A la Providence, au dire de Catherine et des autres directrices que nous avons interrogées, on entendait, la nuit, des bruits de pas dans les escaliers et dans les dortoirs. On faisait enquête sur enquête, et l'on ne découvrait rien.
En 1857, un missionnaire d'Ars, que de cruelles douleurs tenaient éveillé, entendit, à minuit, des coups violents frappés contre le mur de son alcôve, à un endroit où personne ne pouvait avoir accès. La religieuse qui le soignait les a entendus comme lui.
Parmi tant d'âmes bourrelées qui ont trouvé le repos à Ars, nous savons deux malheureux qui, la veille du jour où sont tombées leurs chaînes criminelles, ont entendu toute la nuit des bruits affreux, des coups frappés à la porte et contre le mur de l'appartement où ils avaient leur dernière entrevue. Le moment était grave et solennel : il décidait de leur éternité.
Nous omettons beaucoup d'autres traits, parfaitement avérés, pour ne pas étendre hors de toute mesure un chapitre déjà long. Toutefois, cette étude serait incomplète si nous ne rappelions qu'il est venu à Ars, à diverses époques et de divers lieux, plusieurs personnes donnant des marques plus ou moins évidentes de possession. Deux de ces malheureux, un homme et une femme, sont connus de tous les habitants d'Ars ; ils y ont fait de fréquentes apparitions, et ont presque toujours trouvé, aux pies de M. Vianney, un peu de soulagement et de réconfort, dans un état des plus extraordinaires et des plus effrayants.

Sans se prononcer d'une manière ouverte et sans consentir, pour des raisons fondées sur la prudence et l'humilité, à pratiquer les exorcismes, M. Vianney les traitait au saint tribunal, l'un comme si le corps seulement, l'autre comme si l'âme et le corps eussent été possédés. Au milieu des crises les plus violentes, nous les avons vus se calmer instantanément sous la bénédiction et la parole du saint prêtre de Jésus-Christ. Mes confrères et moi avons assisté à des scènes d'un caractère à tout le moins fort étrange. Nous pourrions redire ici des choses prodigieuses que nous avons entendues si elles se rapportaient plus directement à notre sujet, et si elles n'impliquaient, de notre part, la prétention de résoudre une question que nous ne pouvons ni ne voulons préjuger, manquant à la fois de lumière et d'autorité pour cela. Mais nos lecteurs ne nous pardonneraient pas de leur avoir dérobé la connaissance d'une pièce que nous trouvons dans des manuscrits très-authentiques, et qui se présente avec tous les signes de la plus incontestable sincérité, sous le titre de Dialogue entre une possédée des environs du Puy-en-Velay et le Curé d'Ars. Ce colloque a eu lieu, l'après-midi du 23 janvier 1840, dans la chapelle de Saint-Jean-Baptiste, en présence de huit témoins. Voici le résumé ou plutôt la reproduction littérale qui en a été faite sous la dictée de M. le Curé.

LA POSSÉDÉE. — Je suis immortelle.
M. LE CURÉ. — Vous êtes donc la seule personne qui ne mourrez pas ?
LA POSSÉDÉE. — Je n'ai fait qu'un péché dans ma vie, et je fais part de ce beau fruit à tous ceux qui veulent. Lève la main, absous-moi ! tu la lèves bien quelquefois pour moi.
M. LE CURÉ, lui parlant latin. — Tu quis es ?
LA POSSÉDÉE, lui répondant dans la même langue. — Magister Caput. Et continuant en français, mais en français diabolique : Vilain crapaud noir, que tu me fais souffrir !... Nous nous faisons mutuellement la guerre ; c'est à qui vaincra l'autre. Mais, quoi que tu en aies, il t'arrive bien de temps en temps de travailler pour moi : tu crois ton monde disposé, et il ne l'est pas... Pourquoi fais-tu l'examen de conscience de tes pénitents ? à quoi bon tant de recherches ? est-ce que celui que je leur fais faire ne suffit pas ?
M. LE CURÉ. — Tu dis que tu fais l'examen de conscience de mes pénitents ? Ils ont pourtant recours au bon Dieu avec de s'examiner.
LA POSSÉDÉE. — Oui, du bout des lèvres. Je te dis que c'est moi qui fais leur examen. Je suis plus souvent dans la chapelle que tu ne penses : mon corps s'en va, mais mon esprit demeure... J'aime bien quand on y cause... Tous ceux qui y viennent ne sont pas sauvés... Tu es un avare.
M. LE CURÉ. — C'est difficile que je sois un avare. J'ai peu, et le peu que j'ai, je le donne de bon cœur.
LA POSSÉDÉE. — Ce n'est pas de cette avarice que je parle, c'est d'une autre. Tu es avare des âmes ; tu m'en arraches tant que tu peux ; mais je tâcherai bien de les ravoir. tu m'as arraché une robe noire ; à moi maintenant de la rattraper... Tu es un menteur. Il y a longtemps que tu dis que tu veux t'en aller, et tu restes toujours. Que fais-tu donc là ? Tant d'autres se retirent pour se reposer ! que ne fais-tu comme eux ? Tu as bien assez travaillé. Tu voulais aller à Lyon (C'était vrai ; M. le Curé, dans ce temps-là, songeait beaucoup à Fourvières). À Lyon, tu serais aussi avare qu'ici. Tu voulais te retirer dans la solitude (C'était vrai encore ; il était combattu entre ces deux idées d'une retraite à Fourvières ou à la Trappe). Pourquoi ne le fais-tu pas ?
M. LE CURÉ. — Qu'as-tu encore à me reprocher !
LA POSSÉDÉE. — Je t'ai bien interloqué, dimanche dernier, pendant la messe. Hein ! te rappelles-tu ?... (Ce dimanche était le deuxième après l'Épiphanie. M. le Curé a avoué que, jusqu'à l'évangile, il avait ressenti un trouble intérieur extraordinaire). Ta robe violette (Mgr Raymond Devie, évêque de Belley) t'a écrit dernièrement. Mais j'ai si beau et si bien fait, qu'elle a oublié une chose essentielle : ce qui l'a fort contrariée (M. Vianney avait effectivement reçu ce jour-là une lettre de son évêque).
M. LE CURÉ. — Monseigneur me laissera-t-il partir ?
LA POSSÉDÉE. — Il t'aime trop. Sans cette... (Ici la possédée a désigné la très-sainte Vierge sous un nom que notre respect pour la glorieuse Mère de Dieu nous défend même d'insinuer), tu serais déjà loin. Nous avons bien fait tout ce que nous avons pu auprès de la robe violette pour te faire déguerpir, nous n'avons pas réussi à cause de... (la sainte Vierge). Ta robe violette est aussi avare que toi : elle me fait également bien souffrir. N'importe, nous l'avons endormie sur un abus qui est dans son diocèse... Allons ! lève la main sur moi, comme tu le fais sur tant d'autres qui viennent ici tous les jours. Tu crois les convertir tous, tu te trompes. C'est bon pour un moment, mais je les retrouve ensuite. J'ai bien aussi quelques-uns de tes paroissiens sur mon catalogue.
M. LE CURÉ. — Que dis-tu d'un tel ? (Un prêtre d'une vertu éprouvée).
LA POSSÉDÉE. — Je ne l'aime pas (ces mots furent prononcés avec une rage concentrée et accompagnée d'effroyables grincements de dents).
M. LE CURÉ. — Et un tel ?
LA POSSÉDÉE. — À la bonne heure, celui-là ! il nous laisse faire ce que nous voulons. Il y a des crapauds noirs qui ne me font pas tant souffrir que toi. Je sers leur messe. Ils la disent pour moi...
M. LE CURÉ. — Sers-tu la mienne ?
LA POSSÉDÉE. — Tu m'ennuies !... Ah ! si la... (la sainte Vierge) ne te protégeait pas !... Mais, patience ! nous en avons fait tomber de plus forts que toi... Tu n'es pas encore mort... Pourquoi te lèves-tu si matin ? Tu désobéis à la robe violette qui t'a ordonné d'avoir soin de toi... Pourquoi prêches-tu si simplement ? tu passes pour un ignorant. Pourquoi ne prêches-tu pas en grand, comme dans les villes ? Ah ! comme je me plais à ces grands sermons qui ne gênent personne, qui laissent les gens vivre à leur mode et faire ce qu'ils veulent ! À tes catéchismes, il y en a bien qui dorment, mais il y en a d'autres à qui ton simple langage va jusqu'au cœur.
M. LE CURÉ. — Que penses-tu de la danse ?
LA POSSÉDÉE. — J'entoure une danse comme un mur entoure un jardin.

Dans une autre circonstance, une malheureuse donnant aussi des marques de possession dit à M. Vianney : « Que tu me fais souffrir !... S'il y en avait trois comme toi sur la terre, mon royaume serait détruit... Tu m'as enlevé plus de quatre-vingt mille âmes. » Le Curé d'Ars, se tournant vers son missionnaire, lui dit : « Entendez-vous, monsieur le missionnaire, le démon prétend qu'à nous deux nous détruisons son empire, et que nous lui avons enlevé vingt mille âmes ?...» Le chiffre de quatre-vingt mille avait été prononcé d'une manière très-distincte : l'humilité seule du saint Curé le lui faisait réduire des trois quarts. Il s'adressa ensuite à la fille de la possédée : « Vous commencerez aujourd'hui une neuvaine à sainte Philomène, et vous m'amènerez votre mère demain, à la sacristie : j'entendrai sa confession, après que j'aurai dit la sainte messe. En attendant, faites-la mettre à genoux : je vais lui donner ma bénédiction. » La pauvre enfant suppliait le saint Curé de vouloir bien délivrer sa mère. Il s'en défendit, prétextant qu'il n'y était pas autorisé.
Le lendemain, la jeune fille parla de réunir sept hommes qui devaient porter sa mère à l'église. Il ne fallait, assurait-elle, rien moins que ce nombre-là pour exécuter cette périlleuse manœuvre. On lui répondit : « Le saint Curé vous a dit de lui amener votre mère : cela suffit ; vous n'aurez besoin de personne » L'énergumène se laissa, en effet, conduire comme un agneau, sans opposer la moindre résistance.
Cette femme passa dix jours à Ars, fit une confession générale, reçut Notre-Seigneur et partit beaucoup plus calme. Elle avait dit devant plusieurs personnes, dans un moment où le mauvais esprit l'inspirait : « Quel sale pays que votre Ars ! comme il y sent mauvais ! tout le monde sent mauvais ici... Parlez-moi de la Rotonde (lieu de plaisir très-connu des mauvais quartiers de Lyon) : c'est là qu'il sent bon la rose, le jasmin et l'œillet !...» Puis, s'adressant à ceux qui l'entouraient : « Ah ! si les damnés pouvaient venir à Ars, ils en profiteraient mieux que vous tous ! »
Quelqu'un lui demanda : « Qui est-ce qui fait tourner les tables ? » Elle répondit : « C'est moi... le magnétisme, le somnambulisme : tout cela est mon affaire. »
Les faits qui viennent de passer sous nos yeux dans leur effrayante réalité, n'étonneront que ceux qui sont demeurés systématiquement étrangers à l'histoire de la sainteté dans le monde. Les légendes du bréviaire en sont pleines. Il est peu de monuments hagiographiques qui n'en offrent les traces*. La tradition de ces faits n'a jamais cessé dans le monde. Plus nombreux et plus éclatants aux temps privilégiés, où la foi était plus vive et la piété plus tendre, ils deviennent plus rares et plus obscurs en nos jours de défaillance et d'affadissement. À aucun moment ils ne disparaissent tout à fait.

* Il y a un livre dont nul ne peut, sans abjurer sa foi, décliner le témoignage et la compétence : c'est le rituel romain, l'organe le plus pur et le plus autorisé de la doctrine orthodoxe, le monument le plus authentique de la tradition. Non-seulement l'existence des démons est affirmée à chaque page, mais les ruses de Satan, ses manœuvres tortueuses, ses noires entreprises contre les hommes y sont signalée minutieusement, je dirai presque, décrites.
Qu'on lise ces exorcismes : « Créature de l'eau, sois exorcisée !... Seigneur, que cette eau qui sert à vos mystères ait la puissance de chasser les démons !... Partout où tu seras jetée, que l'esprit immonde soit mis en fuite, que tout caprice, que toute ruse, que toute malice ténébreuse du diable s'évanouisse !... »
Dans la magnifique préface que l'Église chante le samedi saint, à la bénédiction solennelle des fonts, les diverses opérations diaboliques sont clairement dénoncées. Le prêtre ordonne à tout esprit immonde, au nom du Dieu vivant, de s'éloigner de cette eau qui doit servir à la régénération des âmes. Les termes qu'il emploie sont très-remarquables. Il veut que « la méchanceté de la fraude diabolique disparaisse sans laisser de traces, tota nequitia diabolicea fraudis absistat ; qu'il ne reste dans cette eau aucun mélange d'une vertu contraire, nihil hic loci habeat contrarioe virtutis admixtio... Il parle de circonvolutions insidieuses, de subreptions latentes et hypocrites, d'infection corruptrice : non insidiando circumvolet, non latendo subrepat, non inficiendo corrumpat... S'il y a quelque chose d'étrange, c'est l'inattention avec laquelle des chrétiens, soumis pourtant de cœur et d'esprit à la sainte Église, passent à côté de ces formules si claires, si positives, sans être frappés des conclusions qu'elles renferment.


Quelques-uns nous accuseront d'avoir bravé, en écrivant ce chapitre, les règles du simple bon sens. Ils auraient raison, s'il s'agissait de choses renfermées dans le domaine du bon sens ; mais celles que nous venons d'exposer dépassent de beaucoup ses limites. Trop étroit pour les comprendre, il ne peut exiger qu'elles se raccourcissent pour se mettre à sa portée : c'est à lui de s'étendre et de se proportionner à elles, en complétant par l'expérience les lois qu'il s'est faites, et en se mettant ainsi en état de saisir ce qui lui échappait auparavant. Car de nier simplement serait ici comme ailleurs un procédé par trop puéril et antiphilosophique. C'est serait fait alors de toute vérité : nous ne pourrions plus croire à notre propre témoignage.
Une fois que la critique s'est emparée de ces faits et a rempli son devoir en les discutant sincèrement, il faut se résigner à les adopter tels qu'ils se présentent ; il ne s'agit plus dès lors que de savoir comment la raison doit les comprendre. Or, il en est de l'explication de ces faits comme de leur acceptation : il ne s'agit pas de ce qui a dû être, mais de ce qui a été réellement. Vouloir rejeter complètement ce qu'il y a d'objectif dans ces phénomènes, s'obstiner à n'y voir que la création fantastique et les jeux d'une imagination frappée, sous l'unique prétexte que cela ne peut pas être autre chose, c'est évidemment sacrifier le monde extérieur et ses lois. Si des perceptions aussi claires, aussi fréquentes, ne sont que des rêves, rien n'empêche de regarder comme un songe la vie tout entière.
On aura beau faire et beau dire, il y aura toujours des choses qui resteront inexplicables autrement que par l'intervention d'une puissance au-dessus et en dehors de la nature. Et ce n'est pas une des moindres preuves de la grandeur de l'homme que le ciel et l'enfer se disputent ainsi sa conquête, et l'estiment assez pour entrer directement en lutte à cause de lui.

(Vie de J.-M.-B. Vianney par Alfred Monnin)


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