mercredi 24 mars 2021

De trois degrés de Mortification



Nous conclurons ce Chapitre en expliquant succinctement les trois degrés de mortification que distingue Saint Bernard, afin que par-là, comme par autant d'échelons, nous puissions nous élever au plus haut point de la perfection. Le premier degré est celui que nous enseigne l'Apôtre Saint Pierre dans sa première Épître canonique, quand il dit : « Je vous conjure, mes très chers Frères, de songer que n'étant ici qu'étrangers et voyageurs, vous devez vous abstenir des désirs charnels qui font la guerre à l'âme. » Nous sommes tous ici-bas des étrangers qui allons à notre céleste Patrie : « Car nous n'avons point ici de cité permanente ; mais nous cherchons celle qui doit l'être, ... et tant que nous habitons dans ce corps mortel, nous sommes éloignés du Seigneur. » Comportons-nous donc comme des voyageurs éloignés de notre pays. Un voyageur, dit Saint Bernard, va toujours droit son chemin ; il tâche d'éviter toutes sortes de détours, et tout ce qui pourrait retarder son voyage. S'il voit en passant des gens qui se querellent, ou d'autres qui se réjouissent, il ne s'amuse point à les regarder, il ne s'en met point en peine; mais il marche toujours sans s'arrêter, parce que ces choses ne le regardent point et que ce n'est point son affaire : son unique affaire, est de soupirer après sa patrie, et d'avancer toujours vers le terme de ses désirs : il se contente d'un habit simple et d'une nourriture légère ; il ne se charge de rien d'inutile qui puisse ralentir, ni appesantir sa marche. C'est sur cet exemple que nous devons nous régler dans le pèlerinage de cette vie mortelle : ne nous arrêter à rien d'inutile ; songer que nous ne sommes que voyageurs ; ne prendre que ce qui nous est absolument nécessaire pour nous soutenir dans la route, et achever notre voyage ; nous contenter, comme l'Apôtre, de la vie et du vêtement, et nous décharger de tout ce qui est suspendu, afin d'accélérer notre marche. Soupirons sans cesse après notre chère Patrie, et marquons à chaque instant la douleur que nous ressentons d'en être éloignés ; écrions-nous avec le Prophète : Hélas ! pourquoi le temps de mon exil est-il prolongé ?
Il est certain que ce degré est d'une si haute perfection, que nous aurons atteint presque le but, si nous pouvons y parvenir. Il y a néanmoins encore un pas à faire, et qui nous conduira encore à un plus haut degré de perfection ; car, ajoute Saint Bernard, quoiqu'un voyageur ne s'arrête pas tout-à-fait dans les lieux par où il passe, il a pourtant quelquefois la curiosité de savoir ce qu'on y fait ; et quoique cette curiosité ne le détourne pas absolument de son chemin, elle retarde néanmoins et ralentit en effet sa marche. Il se pourrait même faire qu'il prendrait tant de plaisir à ces distractions, que non-seulement le retour dans sa patrie en serait moins prochain, mais il y aurait à craindre même qu'il n'y arrivât jamais. Qui peut cependant, direz-vous, être plus étranger dans le monde, et plus détaché des choses du siècle que celui qui n'y est que comme voyageur ? Voulez-vous le savoir ? C'est celui qui n'y est que comme un homme mort. Car enfin, un voyageur a toujours quelques besoins pour faire son voyage ; et ne fût-ce que le soin de se pourvoir de ce qui lui est nécessaire, et la peine de le porter, cela pourrait toujours le détourner plus qu'il ne faudrait : à l'égard d'un mort, il ne peut s'apercevoir s'il lui manque quelque chose, si l'on a soin de sa sépulture, etc. En vain le loue-t-on, le blâme-t-on ; le flatte-t-on ; le décrie-t-on, l'estime-t-on, le méprise-t-on ; tout cela lui est indifférent ; il n'entend ni les uns ni les autres. Et voilà le second degré de mortification ; celui-ci est bien plus élevé et bien plus parfait que le premier : Saint Paul voulait nous le désigner quand il disait : Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ. Ce n'est donc pas assez que nous nous regardions dans le monde comme des voyageurs, il faut encore que nous tâchions d'y être comme des hommes morts. Voulez-vous savoir comment cela se peut et se doit faire ? Considérez quel est l'état d'un homme mort : il ne voit point, il n'entend point, il ne parle point, il n'a nul sentiment ; il ne s'enfle point d'orgueil, il ne s'attriste point, et ne s'afflige point de tout ce qui peut lui arriver de plus fâcheux : « Heureux, s'écrie Saint Bernard, celui qui est mort de cette sorte ! Cette mort est une véritable vie, car elle nous conserve sans tache au milieu du siècle, ou plutôt elle nous en sépare tout-à-fait dès à présent. »
« Voilà, sans doute, continue le même Saint, un degré bien sublime, mais peut-être pourra-t-on trouver encore quelque chose de plus élevé. » Où le chercher toutefois, et où le trouver ce sublime degré, sinon en celui qui fut ravi jusqu'au troisième Ciel ? En effet, si vous assignez un troisième degré au-dessus de celui dont nous venons de parler, vous pouvez bien l'appeler un troisième Ciel : car enfin, que peut-on faire de plus fort que de mourir, et d'imiter Jésus-Christ qui s'humilie lui-même jusqu'à la mort ? Peut-on prétendre ajouter quelque chose à cette disposition ? Oui, sans doute, il reste encore quelque chose à y ajouter ; c'est la mort de la Croix, comme le dit l'Apôtre, et comme l'ajoute aussi l'Église dans ses Offices, et spécialement au jour qu'elle a consacré à la mémoire de la Passion du Sauveur : Mourir crucifié. Mourir ainsi, est plus que mourir simplement ; parce que la mort de la Croix est le genre de mort le plus honteux et le plus cruel. Et voilà le troisième degré de mortification, degré plus élevé et plus sublime que le précédent, degré où saint Paul eut l'avantage d'être élevé aussi bien qu'au troisième Ciel. Le monde, dit ce sublime Apôtre, m'est crucifié, et moi je suis crucifié au monde. Il ne se contente pas de dire qu'il est mort au monde, il ajoute qu'il y est crucifié ; et que le monde est une croix pour lui, et lui une croix pour le monde ; comme s'il disait : Tout ce que le monde aime et recherche, plaisirs, honneurs, richesses, estime, applaudissements des hommes, tout cela est une croix, et un objet d'horreur et d'abomination à mes yeux ; au contraire, ce que le monde regarde comme une infamie et comme une croix, c'est ce que j'aime, c'est ce que j'embrasse, c'est où j'attache entièrement mon cœur. Un Chrétien est donc crucifié, quand le monde est une croix pour lui, et qu'il est aussi une croix pour le monde. Ce degré, dit Saint Bernard, est bien plus parfait que les deux autres ; car un voyageur, quoiqu'il ne fasse que passer, et qu'il ne s'arrête pas longtemps à considérer les objets qu'il rencontre, il les voit cependant et s'y arrête un peu : quant à l'homme mort, qui représente le second de gré de mortification, tout lui est égal ; la prospérité et l'adversité, les honneurs et l'ignominie ; il ne met aucune différence entre les uns et les autres. Mais le troisième degré va beaucoup plus loin. Celui qui y est parvenu, ne se contente pas de cette sainte indifférence pour toutes les choses du monde : c'est peu pour lui que l'estime et les louanges des hommes ne lui soient rien non plus qu'à un mort ; elles lui sont même une croix et un supplice : c'est peu aussi pour lui qu'il soit insensible à l'ignominie et au mépris : il en fait encore le sujet de sa joie et de sa gloire : À Dieu ne plaise, dit-il avec Saint Paul, que je me glorifie en quelque autre chose qu'en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel le monde m'est crucifié, et moi je suis crucifié au monde. C'est pour l'amour de Jésus-Christ que tout ce que le monde aime, m'est une croix, et que tout ce qui est une croix pour le monde, est un plaisir et une douceur pour moi : Je suis rempli de consolation, je suis comblé de joie dans toutes mes afflictions ; et je mets toute ma satisfaction à souffrir pour Jésus-Christ.
Voilà, encore une fois, le troisième degré de mortification, que Saint Bernard appelle à juste titre le troisième Ciel, à cause de sa sublimité, et c'est le commun sentiment des Saints et de tous les Maîtres de la vie spirituelle, que c'est en cela que consiste la souveraine perfection de la mortification : Que chacun de nous juge, dit Saint Bernard, jusqu'à quel degré il est parvenu, et, sans jamais nous arrêter, efforçons-nous de faire chaque jour de nouveaux progrès : Parce que c'est en s'élevant de vertu en vertu, que l'on verra le Dieu des Dieux dans la céleste Sion.

(Abrégé de la pratique de la perfection chrétienne)


Reportez-vous à De plusieurs moyens qui nous faciliteront la pratique de la mortification, Quelque progrès que l'on ait fait dans la vertu, Il ne faut jamais s'arrêter dans la pratique de la mortification, Avis importants sur la pratique de la Mortification, Qu'il faut se mortifier surtout dans le vice, ou dans la passion dominante, sans toutefois négliger les petites mortifications, Exercices de Mortification, Qu'il en coûte beaucoup moins à se mortifier, qu'à ne se mortifier pas, Ce n'est pas mener la vie d'un Chrétien, ni même d'un homme, que de ne se point mortifier, De deux sortes de Mortifications, Que de la pratique de la mortification dépend absolument notre avancement, De la violence qu'il faut se faire à soi-même, De la haine de soi-même, et de l'Esprit de Mortification qui en est inséparable, Un des plus grands châtiments que Dieu puisse exercer contre l'homme, c'est de l'abandonner à ses passions, et aux désirs déréglés de son cœur, De la nécessité de la Mortification : En quoi elle consiste, De l'union étroite qui doit être entre la Mortification et l'Oraison, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la nourriture du corps, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Méditation sur le combat de la chair contre l'esprit, Moyens pour persévérer dans la sobriété et dans l'abstinence, De l'anéantissement, Méditation sur le Carême : Jésus ayant jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim ensuite, Instruction sur le Carême, Méditation sur le véritable jeûne, Méditation sur la Loi du jeûne, Catéchisme spirituel de la Perfection Chrétienne, par le R.P. Jean-Joseph Surin, Prière pour demander la victoire sur ses passions, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et Sur la vaine curiosité.