« Chassez la tristesse loin de vous, dit le Sage, car elle a fait mourir beaucoup de gens, et elle n'est bonne à rien. » Cassien, dans un Traité particulier qu'il a composé sur la tristesse, remarque que cette affection de l'âme est un mal qu'il n'est pas moins dangereux et moins difficile à guérir que les autres infirmités spirituelles : et il prouve, par l'autorité même de l'Écriture Sainte, les fâcheux effets qu'elle produit. « Gardez-vous, dit-il, de la tristesse, et ne lui donnez aucune entrée en votre âme : car si elle s'empare une fois de votre cœur, elle lui fera perdre bientôt le goût de l'oraison et des lectures spirituelles : elle fera que vous trouverez trop long le temps que vous y employez ordinairement, et que par la suite vous l'abrégerez : elle sera même quelquefois cause que vous abandonnerez entièrement l'un et l'autre exercice : enfin, elle répandra tant d'ennui et tant de dégoût sur tous vos exercices spirituels, qu'il vous sera impossible de n'en être pas rebuté. Le Prophète Royal exprime bien ces effets, ajoute Cassien, dans ces courtes paroles : Mon âme s'est endormie d'ennui.
Il ne dit pas que son corps s'est assoupie, il dit que son âme s'est endormie : parce qu'en effet la tristesse et la langueur spirituelle causent à l'âme tant d'ennui et tant de dégoût pour tous les exercices spirituels et pour toutes les œuvres de piété, qu'elle tombe dans une espèce d'assoupissement, qui la rend incapable de faire aucun bien. Ce dégoût va même quelquefois si loin, qu'on se sent choqué de la ferveur qu'on aperçoit dans les autres, et qu'on fait tous ses efforts pour les en détourner. La tristesse produit encore un autre mal, dit le même Cassien : elle nous inspire de l'aigreur et de la dureté pour nos frères. »
Saint Grégoire dit que la tristesse nous porte aisément à la colère. En effet, n'éprouvons-nous pas tous les jours que quand nous nous laissons aller à cette mélancolie, tout nous devient à charge, tout nous blesse et tout nous irrite ? Cette disposition rend l'homme impatient, soupçonneux et intraitable : quelquefois même elle lui trouble l'esprit, au point qu'il semble qu'elle lui ait ôté le jugement, suivant ces paroles du Sage : qu'où il y a de l'amertume de cœur et de la tristesse, il n'y a point de raison. Aussi éprouvons-nous souvent que quand on est attaqué de cette malheureuse passion, on sent des craintes, on connaît des défiances, on est exposé à des imaginations si déraisonnables, que ceux avec qui nous vivons, et qui jouissent de leur bon sens, ne les peuvent regarder que comme des égarements d'esprit. Il arrive encore que des personnes d'ailleurs d'un grand mérite et d'un grand savoir, s'abandonnent quelquefois à cette humeur noire et mélancolique, jusqu'à pleurer sans sujet, et avec autant de faiblesse que des enfants : que lorsqu'elles ont assez de présence d'esprit pour s'apercevoir de cette disposition, elles ont soin de s'enfermer dans leur chambre, pour y pleurer seules et en liberté, et ne se pas faire tort à elles-mêmes, en se montrant publiquement en cet état.
Si vous voulez savoir à fond, dit Cassien, les mauvais effets que la tristesse produit dans le cœur, le Saint-Esprit vous l'apprendra par ces paroles du Sage : « De même que les vers rongent les habits et le bois où ils s'attachent, de même la tristesse ronge le cœur de l'homme. »
La tristesse enfin produit tant de maux que le Sage assure qu'elle est la plus grande de toutes les plaies, et qu'elle conduit promptement à la mort : elle conduit même à la mort éternelle de l'enfer, ajoute S. Augustin.
(Abrégé de la Pratique de la Perfection Chrétienne)
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