Mais, dira-t-on, faut-il donc être toujours dans la joie ? Ne faut-il jamais s'affliger ? N'y a-t-il aucune sorte de tristesse qui puisse être utile et avantageuse à l'âme ? Il y en a une sans doute, dit Saint Basile, puisque Jésus-Christ lui-même nous le dit par ces paroles : Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Cassien, après le même Saint Basile, et après Saint Léon pape, distingue deux sortes de tristesses, l'une purement humaine et selon l'esprit du monde, l'autre spirituelle et selon Dieu. La tristesse, selon le monde, est de s'affliger des mauvais succès et des choses fâcheuses qui arrivent dans le cours de la vie : les vrais serviteurs de Dieu doivent être absolument inaccessibles à cette sorte de tristesse. Quand à la tristesse spirituelle, et qui est selon Dieu, celle-ci est bonne et salutaire ; les serviteurs de Dieu peuvent y être sensibles, et s'y livrer. S. Basile et Cassien disent qu'un pareil sentiment de tristesse peut avoir quatre causes. Premièrement, cette tristesse peut procéder de la vue de nos péchés, suivant ces paroles de l'Apôtre : « Maintenant je me réjouis, non pas de la douleur d'esprit que vous avez eue, mais de ce que cette douleur vous a portés à vous repentir : car vous vous affligez selon Dieu ; et la tristesse qui est selon Dieu, produit un ferme repentir, qui est utile pour le salut. » C'est donc une tristesse sainte et selon Dieu, que celle qui nous fait pleurer nos péchés, et qui est causée en nous par le regret de l'avoir offensé. Saint Chrysostôme fait sur ce sujet une remarque digne de la justesse de son esprit : « De toutes les pertes, dit-il, qui peuvent arriver à un homme, il n'y a que celles qui arrivent par le péché, qui puissent se réparer par la douleur et par le regret. » Ainsi donc dans toutes les autres choses, excepté dans le péché, la douleur est inutile, car elle augmente plutôt le sentiment de nos pertes, qu'elle ne le diminue. Mais ces pertes qui sont causées par le péché, se réparent entièrement par la douleur que l'on conçoit du péché : il ne faut donc s'affliger que de ses péchés.
En second lieu, cette tristesse salutaire peut naître en nous de la considération de tant de péchés qui se commettent tous les jours dans le monde : alors ce sentiment est encore très saint, puisqu'il procède d'un zèle ardent pour la gloire de Dieu, et pour le salut des âmes. C'était de cette espèce de douleur dont David avait le cœur pénétré, lorsqu'il s'écriait en s'adressant à Dieu : « Je suis tombé en défaillance, en songeant aux pécheurs qui abandonnent votre loi.... Le zèle m'a desséché, parce que vos ennemis ont mis vos commandements en oubli... J'ai vu les méchants, et je me desséchais de voir qu'ils ne gardaient pas vos ordonnances. »
En troisième lieu, cette tristesse peut venir du désir d'une grande perfection ; et cela arrive, lorsque ce désir est si ardent qu'on ne cesse de s'affliger de ce qu'on ne fait pas plus de progrès dans la vertu : ce sentiment est selon l'esprit de Dieu, puisque Jésus-Christ lui-même a dit : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. »
Enfin, la considération des biens éternels dont on est privé en cette vie, et l'impatience d'en jouir bientôt dans l'autre, est encore un juste sujet de tristesse pour les véritables serviteurs de Dieu. C'était ainsi que les enfants d'Israël, en se rappelant les beautés et les merveilles de Sion, s'affligeaient dans Babylone dans le temps de leur exil ; c'était aussi dans le même esprit que le Prophète Royal s'écriait : Hélas ! pourquoi faut-il que mon exil soit prolongé ! Ces paroles que l'Église adresse à la Sainte Vierge : Nous soupirons, nous pleurons, nous gémissons après vous dans cette vallée de larmes, forment sans doute un concert bien doux et bien agréable aux oreilles de Dieu.
Après avoir établi ces règles, Cassien indique les marques auxquelles on peut discerner la tristesse qui est selon Dieu, d'avec celle qui ne l'est pas. La tristesse qui a les choses de Dieu pour objet, est selon ce grand Maitre de la vie spirituelle, obéissante, affable, humble, douce et patiente ; et comme elle naît de l'amour de Dieu, elle renferme en elle tous les fruits du Saint-Esprit, dont parle Saint Paul, c'est-à-dire, la charité, la joie, la paix, la patience, la bonté, la foi, la modestie et la continence : la tristesse qui a toute autre origine, est au contraire impatiente, et accompagné de chagrin et d'amertume ; elle donne de l'éloignement pour le bien, elle jette dans le découragement, et enfin dans le désespoir. De plus, ajoute Cassien, cette tristesse n'est tempérée par aucune consolation, ni susceptible d'aucun adoucissement. La tristesse selon Dieu, est en quelque façon toujours gaie, elle porte sa consolation avec elle, elle donne du courage et des forces pour pratiquer le bien. On peut ainsi connaître la différence de ces sortes de tristesses d'après le détail que nous en avons fait ci-devant.
On peut encore conclure de tout ce que nous venons de dire, que la joie que nous désirons voir dans les serviteurs de Dieu, n'est pas cette joie vaine et frivole, qui nous transporte jusqu'aux éclats de rire, ni à dire de bons mots, et à se répandre inconsidérément dans les conversations avec toutes les personnes qu'on rencontre ; cette joie n'est pas convenable à des serviteurs de Dieu, c'est plutôt un effet de la légèreté de l'esprit. Ce n'est plus alors une joie sainte, c'est immodestie et dérèglement. La joie dont nous entendons parler, est une joie sage, qui vient d'un intérieur tranquille et réglé, et qui se manifeste extérieurement sur le visage : car, comme la tristesse de l'esprit fait impression sur le corps, suivant ces paroles du Sage : L'esprit triste dessèche les os ; de même la joie intérieure éclate au-dehors, suivant ces autres paroles : Le cœur joyeux rend le visage gai. Aussi lisons-nous de plusieurs Saints, qu'ils faisaient toujours voir sur leur front une joie et une sérénité, qui rendait un témoignage non suspect de la paix et de la satisfaction dont ils jouissaient intérieurement : c'est là proprement cette joie que nous devons souhaiter de pouvoir obtenir.
(Abrégé de la Pratique de la Perfection Chrétienne)
Reportez-vous à De la Tristesse que cause la tiédeur au service de Dieu ; et de la joie que donne la bonne conscience, Que l'Oraison est un puissant remède contre la tristesse, Des causes de la Tristesse, et des remèdes qu'on doit lui opposer, Que les fautes légères où l'on tombe ne doivent pas faire perdre la joie du cœur, Raisons qui nous obligent à servir Dieu avec joie, Comment Saint François voulait que le Serviteur de Dieu montrât toujours un visage joyeux, Des maux réels et considérables que cause la Tristesse, Méditation sur la tristesse, Méditation sur deux sortes de tristesse, et De la réformation de la tristesse.