mardi 25 janvier 2022

Les rêves de vie missionnaire de don Bosco, la mort de Pie IX, Rencontre avec le cardinal Pecci



Les années suivantes passent dans une activité incessante. En été de 1872, don Bosco fonde la société des Filles de Marie Auxiliatrice, appelées plus tard Salésiennes, destinées à accomplir pour les jeunes filles le même travail que les Salésiens pour les garçons. Marie-Dominique Mazzarello est leur première supérieure générale.
Don Bosco de nouveau à Rome y consacre toute son influence à créer des rapports convenables entre le Saint-Siège et le gouvernement italien. Beaucoup lui en savent mauvais gré. Les feuilles libérales daubent sur lui. Bismarck s'étonne de voir le gouvernement italien s'entretenir avec un prêtre. Quant à l'empereur, il fulmine sa plus formelle désapprobation, complétée de menaces dans le cas où ces tentatives d'entente se poursuivraient.
« Qu'allons-nous faire ? se demande le ministre Vigliani, avec qui don Bosco a de fréquents entretiens. Notre destin est entre les mains de la Prusse. »
Si la réconciliation escomptée n'a pas lieu, on arrive toutefois à s'entendre sur certains points essentiels. À combien de critiques et d'humiliations don Bosco a-t-il été en butte pour parvenir à ce résultat, Dieu seul le sait !
Don Bosco a réalisé de grandes choses durant ses trente-quatre années d'apostolat, mais il aspire à beaucoup plus. Son horizon ne se limite pas à Turin et au petit Piémont ; il embrasse le monde entier.
Souvent dans le silence du soir, don Bosco reste penché sur une grande mappemonde, tel un général qui rêve de nouvelles conquêtes. Il se remémore avec une douce mélancolie ses premières années de sacerdoce, ses rêves de vie missionnaire. Dieu lui ayant confié un autre poste, il voudrait envoyer ses fils accomplir la tâche qui lui a été refusée. La pensée d'une mission en terre païenne lui hante l'esprit ; elle le poursuit jusque dans son sommeil.
— La nuit dernière, raconte-t-il un soir à des familiers, j'ai eu un drôle de rêve. Je me trouvais dans un pays étranger. Je me voyais au milieu d'une steppe gigantesque, limitée à l'occident par des montagnes tragiques. Des hommes au teint bronzé, avec une longue chevelure en désordre, une peau d'animal jetée sur les épaules et, aux mains, comme armes, une lance et un lasso, sillonnaient cette immensité. Soudain la terre trembla d'une farouche mêlée. Je vis un massacre épouvantable ; la terre était trempée de sang ; l'air vibrait de clameurs belliqueuses et de cris mortels. Puis, tout à coup parut une troupe d'hommes, qu'à leur costume je reconnus aussitôt pour des missionnaires. Ils approchaient de ces malheureux d'un air souriant et se mettaient en devoir de leur prêcher l'Évangile, mais ils furent bientôt attaqués par les sauvages et affreusement mis à mort.
— Quel pays était-ce ? demande don Cagliero.
— Je n'en sais rien ; mais écoutez la suite, mon rêve n'est pas fini. Je vis un nouveau groupe avancer sur la steppe et je reconnus, à mon grand effroi, quelques visages qui m'étaient chers et familiers, oui, quelques-uns d'entre vous, mes fils. Je tremblais en les voyant avancer vers une mort certaine. Je voulais leur ordonner de faire demi-tour, mais ils ne semblaient pas me remarquer. Or, voici que les cannibales déposent leurs armes, et c'est avec les signes de la plus vive sympathie qu'ils accueillent les nouveaux missionnaires. Ces apôtres dressent la Croix parmi eux et se mettent à les instruire. Finalement un des Salésiens entonna un cantique à la Sainte Vierge et les sauvages s'y unirent d'un tel cœur et d'un tel souffle que je me réveillai, trempé de sueur.
— Un drôle de rêve ! dit Dominique Tomatis... et qui doit sûrement avoir un sens.
— Je n'en doute pas, répond don Bosco.
Quel pays a-t-il vu en songe ? Don Bosco ne cesse de se le demander. Il pense à l'Éthiopie, puis à la Chine, à l'Australie, finalement aux Indes. Sur sa table s'amassent quantité de livres empruntés à la bibliothèque de la ville, mais plus il étudie de pays étrangers, plus il sent qu'il s'égare.
Alors, dans les derniers jours de 1874, lui parvient une lettre de l'archevêque de Buenos Aires, le priant d'envoyer quelques-uns de ses fils en Argentine. Cet appel est pour lui une révélation. Fort tard dans la nuit, plongé dans l'étude de cette région, il reconnaît enfin ce qu'il a vu : les pampas de Patagonie, à l'extrême sud de l'Amérique.
Dès lors, don Bosco n'a de cesse qu'il n'ait obtenu de Pie IX l'autorisation d'envoyer ses fils en Patagonie. Le 12 mai, il annonce à tout l'oratoire réuni que la Mission est chose décidée : « La réponse définitive m'est arrivée aujourd'hui, dit-il. Que les volontaires se préparent ! »
Le jour de la Toussaint 1875, les dix premiers missionnaires salésiens s'agenouillent aux pieds de Pie IX pour recevoir sa bénédiction avant leur départ. Le chef de l'expédition est Jean Cagliero ; ses compagnons sont les prêtres Joseph Fagnanon, Valentin Cassini, Dominique Tomatis, Jean Baccino, Jacques Allavena, et les frères lais Barthélemy Scavini, menuisier de son métier, Barthélemy Molinari, maître de musique, Vincent Gioia, cuisinier et cordonnier, et le jeune Étienne Belmonte.
Don Bosco accompagne ses missionnaires sur le bateau dans le port de Gênes ; il ne les quitte que lorsque sonne le départ. Il sait qu'il n'en reverra plus certains.
Pendant plusieurs mois, il attend impatiemment des nouvelles du lointain pays. Finalement, la voici la lettre désirée, dans laquelle don Cagliero lui donne des détails consolants sur son apostolat parmi les « slums » de Buenos Aires.
« Mon Dieu, soupire don Bosco en déposant la feuille, protégez mes fils, qui sont si loin de moi. Qu'ils récoltent dans l'allégresse ce qu'ils sèment dans les larmes ! »
En Europe, son œuvre est en plein essor. L'oratoire compte maintenant huit cents enfants. Don Bosco a ouvert neuf maisons nouvelles en Italie. Celle de Nice est la première en France. En 1876, il fonde l'Œuvre de Notre-Dame Auxiliatrice pour les vocations tardives et l'Union des Coopérateurs Salésiens, sorte de tiers-ordre qui assure à l'entreprise l'appui moral et financier de plusieurs milliers de laïques.
En novembre, il envoie un second contingent de missionnaires en Argentine. Pie IX lui a fait parvenir cinq mille lires pour les frais du voyage. Au commencement de la nouvelle année, départ d'une troisième escouade de missionnaires, parmi lesquels les six premières Filles de Marie Auxiliatrice, selon le plus ardent désir de don Cagliero.
Le jour du premier de l'an 1878, don Bosco prononce ces paroles prophétiques : « Bientôt vont survenir de graves événements qui frapperont l'attention de l'univers. » Le 8 janvier, c'est déjà la mort du roi Victor-Emmanuel. Le 7 février, c'est le grand pape Pie IX qui s'éteint.
Durant le convoi funèbre au Campo Verano, la haine de ses ennemis se déchaîne encore une fois contre l'infortuné pontife. « À bas le pape ! Au Tibre la charogne ! » Des pierres volent contre le corbillard ; c'est tout juste si on ne précipite pas le cercueil dans le fleuve.
Pie IX a demandé une sépulture sans faste, mais on lui érige, avec les offrandes qui affluent de toute la chrétienté, un magnifique mausolée, un chef-d'œuvre de l'art chrétien, le plus beau du siècle.
Les cardinaux prient don Bosco d'entrer en relation avec le gouvernement italien au sujet du prochain conclave. Le simple prêtre turinois se rend immédiatement chez le ministre de l'Intérieur, Crispi, pour lui exposer les désirs du Sacré Collège.
— Bien, répond le puissant homme d'État, vous pouvez assurer aux cardinaux que le gouvernement respectera et fera respecter la liberté du conclave et que rien ne viendra troubler l'ordre public.
— Je vous remercie, Excellence.
— De grâce, non ! C'est plutôt à moi de vous remercier. Les cardinaux ne pouvaient me députer meilleur messager que vous. Vous rappelez-vous notre première rencontre à Turin ?
— Vous ne l'avez pas oubliée, Excellence ?
— Comment ne m'en souviendrais-je pas ! Vous fûtes mon sauveur. J'étais jeune encore. Je flânais dans le plus absolu dénuement à travers les rues de Turin, quand je vous vis arriver, entouré d'une grande troupe de pauvres garçons. Vous vîntes à moi et me demandâtes s'il me manquait quelque chose, si vous pouviez faire quelque chose pour moi.
— Je voyais que vous aviez faim, Excellence.
— Vous ne vous trompiez pas. Je vous ai avoué que je n'avais rien mangé depuis plusieurs jours. Vous m'avez accueilli à votre oratoire. Six semaines durant j'y fus votre hôte, moi, le révolutionnaire sans foyer ; je pris part à vos repas avec vous, avec maman Bosco et vos enfants. Finalement, vous m'avez aidé à trouver une mansarde, près de l'église de la Consolata, et vous ne m'y avez pas oublié. Vous m'y avez envoyé plusieurs fois de l'argent et même une paire de souliers neufs. Je suis allé plusieurs fois à confesse à vous ; vous en souvenez-vous ?
— Ce qui se passe au confessionnal, je l'oublie immédiatement. Mais si vous désirez le même service, je suis toujours à votre disposition.
— On n'est pas toujours préparé à pareille chose, dit le ministre en souriant. Puis, il demande à don Bosco des renseignements sur son oratoire et sur l'ensemble de ses œuvres. « Vous êtes dans la bonne voie, et vous pourrez toujours compter sur mon appui ».
En revenant au Vatican, don Bosco rencontre le cardinal Joachim Pecci, camerlingue de la sainte Église. Il se présente à lui avec une respectueuse simplicité enfantine :
— Que votre Éminence me permette de lui baiser la main !
— Qui êtes-vous ?
— Un pauvre prêtre qui, aujourd'hui, baise la main de Votre Éminence ; à peu de jours d'ici, il espère bien lui baiser les pieds.
— Je vous défends bien de prier pour cela.
— Vous ne pouvez me défendre de demander à Dieu l'accomplissement de sa volonté.
— Mais quel est votre nom ?
— Je suis don Bosco.
— De grâce, ne faites pas ce à quoi vous songez !
Néanmoins, le désir de don Bosco se réalise quelques jours plus tard. Le cardinal Pecci, archevêque de Pérouse, est élu pape et prend le nom de Léon XIII.
Le 16 mars, il reçoit don Bosco en audience privée, et lui donne sa bénédiction, pour lui et pour tous ses fils d'Italie et d'ailleurs. « Votre œuvre est l'œuvre de Dieu, lui dit-il en terminant. N'ayez donc aucune crainte. Bon courage ! »
Don Bosco quitte, heureux, le Vatican et retourne à Turin. Ses enfants l'attendent.

(Don Bosco, l'Apôtre des Jeunes, G. Hünermann)


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