Le 4 décembre 1887, don Bosco se traîne jusqu'à l'autel de la petite chapelle qui jouxte sa chambre et y célèbre sa dernière messe. Deux jours après, il se fait porter à l'église de Marie-Auxiliatrice pour assister à la cérémonie d'adieux de quelques-uns de ses missionnaires qui partent pour l'Équateur. Il voudrait leur adresser la parole, mais la voix lui manque. De ses mains défaillantes il bénit ses fils qu'il ne reverra plus ici-bas.
La Sainte Vierge réserve encore une grande joie à son fidèle serviteur. Le jour de l'Immaculée Conception, Mgr Cagliero, accouru de l'autre bout du monde pour assister aux dernières heures de son Père, entre dans la chambre :
— « C'est toi, Jean ? » murmure don Bosco. Il voudrait aller au-devant de lui, mais il retombe sans force dans son fauteuil. « Tu vois, je suis rendu au bout. Il ne me reste plus qu'à bien finir. »
L'évêque de Patagonie presse le vieillard dans ses bras :
— Je voulais vous revoir encore une fois. Les Missions ont tant besoin de votre bénédiction !
— Les Missions... Ah, oui ! Sais-tu bien pourquoi le pape doit protéger nos Missions ? Avec la bénédiction du Saint-Père, vous passerez en Afrique, vous traverserez l'Afrique. Vous irez en Asie, en Tartarie et en beaucoup d'autres pays. Ayez foi et confiance !
— Je vous amène une visite qui va vous faire plaisir.
Mgr Cagliero ouvre la porte et introduit une fillette fortement bronzée :
— C'est une petite Fuégienne. Voici les prémices que vous offrent vos fils des extrémités de la terre.
Sans s'effaroucher, la petite Indienne avance et débite de son mieux en italien :
— Ô Père, je vous remercie d'avoir envoyé vos missionnaires pour mon salut et celui de mes frères.
Un sourire éclaire le visage dévasté de don Bosco :
— Que c'est gentil, répond-il. Que le bon Dieu te bénisse, mon enfant, et que la Sainte Vierge te protège !
Puis s'adressant à l'évêque :
— Répandez en la Terre de Feu le culte de la Sainte Vierge. Si vous saviez combien Marie, secours des chrétiens, veut sauver d'âmes par les Salésiens !
Longtemps sa main s'attarde sur la noire chevelure de la petite Fuégienne.
— Jean, reprend-il soudain, il reste quelques grappes sur la véranda. Je me doutais bien que tu viendrais et je les ai gardées pour toi ; fais-moi le plaisir de les manger avec ta petite protégée.
— Le froid va pénétrer dans la chambre, si j'ouvre la porte, dit en hésitant Mgr Cagliero.
— Comment ! il fait si beau ! Va et fais ce que je te dis. Combien de fois, Jean, t'en souviens-tu, combien de fois m'as-tu chipé des raisins quand tu étais écolier !
Imagine-toi que tu es encore le gentil bambin d'alors et goûte-moi ça ! En Patagonie il ne doit pas y avoir de raisin. Je crois qu'avec ton aide, je suis encore capable d'aller jusqu'à la véranda. L'air frais va me faire du bien.
Don Bosco, appuyé sur le bras de son disciple, se traîne dehors et présente la plus belle grappe à la petite Indienne : « Prends, mon enfant. C'est ton Père qui te la donne ! »
Il regarde longtemps vers la cour de récréation, si animée d'ordinaire par des centaines d'enfants :
— Comme c'est tranquille en bas ! Où sont mes chers enfants ?
— Ils sont tous à l'église de Notre-Dame Auxiliatrice, en prière devant le Saint Sacrement exposé, explique l'évêque.
— Mes chers enfants, mes bons enfants ! C'est de les quitter qui me rend la mort pénible. Mais qu'ils ne se fassent pas de chagrin ! Je ne les oublierai pas au ciel. Jean, tu iras leur dire de jouer et de rire comme à l'ordinaire. Ce fut toujours ma plus grande joie.
Le 17 décembre, don Bosco entend pour la dernière fois ses enfants à confesse. Assis, tout cassé, dans son confessionnal sans guichet, il appuie sa tête sur l'épaule de ses pénitents ; il leur adresse une courte exhortation, le plus souvent, une seule phrase, mais qui va droit au cœur et s'y grave à jamais : « Heureux celui qui se donne à Dieu aux jours de sa jeunesse... Qui hésite à se donner tout entier à Dieu est en danger de perdre son âme. — Celui qui sauve tout ; celui qui la perd perd tout. — Très bien ! Charles, Dieu sait que tu l'aimes. — Courage, Louis, Dieu connaît ta bonne volonté. — Tes fautes te font peur, Alphonse ? Aie confiance ! Je prierai pour toi au ciel. — Tu es triste parce que tu as succombé, Marius ? Prends ta bonne Mère du Ciel par la main, et relève-toi ! »
Son secrétaire, don Charles Viglietti s'aperçoit de son extrême fatigue :
— Assez pour aujourd'hui, Père. Les enfants pourront revenir quand vous serez mieux.
— Non, non ! répond don bosco. Aujourd'hui, ça va encore. Demain ce sera trop tard. » Il s'éponge le front et tend l'oreille vers le pénitent suivant.
Sa dernière absolution donnée, il s'effondre entre les bras de don Viglietti.
Le même soir, il dit à son secrétaire : « Écoute, mon chariot. Prends dans ma soutane mon portefeuille et mon porte-monnaie et, s'il y reste quelque chose, porte-le à don Rua. Je veux mourir si pauvre que l'on puisse dire : don Bosco n'a pas laissé un sou en mourant. C'est la promesse que j'ai faite à ma mère le jour où j'ai pris la soutane. »
Son état empire tellement les jours suivants qu'on attend sa mort prochaine. Le 23 décembre, le cardinal Alimonda, archevêque de Turin, arrive à son chevet.
— Éminence, dit don Bosco en quittant sa barrette, je sollicite vos prières, pour le salut de mon âme.
— Mais, mon cher abbé, répond le cardinal, vous ne devez pas craindre la mort. Que de fois avez-vous recommandé à vos fils d'envisager la fin de la vie avec pleine confiance !
— Je l'ai dit aux autres, Éminence, et maintenant j'ai besoin que les autres me le disent.
— Pensez à tout le bien qui s'est accompli par vous.
— J'ai fait ce que j'ai pu. C'est si peu !
Un silence. Don Bosco recueille ses forces, puis il reprend :
— Éminence, les temps sont durs. J'ai connu des difficultés aussi.
— Mais l'autorité du pape !
— Que Mgr Cagliero le redise au Saint-Père : tous les Salésiens sauront défendre l'autorité du pape en quelque lieu qu'ils travaillent.
Lorsque le cardinal lève la main pour le bénir en partant :
— Éminence, murmure encore don Bosco, je recommande ma congrégation à votre bonté.
L'après-midi du même jour arrive don Giacomelli, son confesseur et son ancien condisciple au séminaire de Chieri.
— Mon bon François, lui dit don Bosco, te rappelles-tu combien tu étais malade il y a deux ans ? Je suis allé te voir.
— Comment pourrais-je même oublier tes paroles !
— Oui, je t'ai dit : « Sois sans inquiétude. C'est toi qui assisteras don Bosco à ses derniers moments. » C'est le moment de m'aider.
L'Enfant Jésus a ménagé une douce surprise à son fidèle serviteur. Le jour de Noël, une lettre de Rome lui apporte la bénédiction du Saint-Père.
Ce jour-là, si vibrant d'ordinaire à l'oratoire, un pieux silence règne dans toute la maison. Les enfants se succèdent tour à tour devant la Crèche. La petite Fuégienne répète sans cesse à Mgr Cagliero :
— Est-ce que le bon Père est encore malade ?
— Oui, très malade, mon enfant.
— Je vais encore demander à la bonne Sainte Vierge de le guérir ! répond l'enfant et elle retourne bien vite s'agenouiller devant l'autel.
Le ciel semble prêt à fléchir devant cette insistance. Le jour de la fête des Saints Innocents, don Bosco se sent beaucoup mieux, au point même de pouvoir adresser la parole à ses enfants. Appuyé sur le bras de son secrétaire, il se traîne jusqu'à l'église de Marie Auxiliatrice, pour leur dire encore une fois « Bonne nuit ! »
Les semaines suivantes l'amélioration se maintient. L'espoir renaît autour du vieillard. Plusieurs illustres visiteurs se présentent à l'oratoire : le duc de Norfolk, qui se rend à Rome comme ambassadeur d'Angleterre, les archevêques de Malines et de Cologne, l'évêque de Trêves, l'archevêque de Paris.
— Je bénis Paris ! dit don Bosco à Mgr Richard. Je dois tant de reconnaissance à votre bonne ville !
— Et moi, je vais dire à Paris que je lui apporte la bénédiction de don Bosco.
Le lendemain, l'état du malade s'aggrave de nouveau. Les Salésiens se désolent de voir souffrir leur Père ; mais don Bosco s'efforce de les rassurer par quelques bonnes plaisanteries.
« Vous ne connaissez donc pas, vous autres, une fabrique de soufflets ? C'est pour remplacer mes deux poumons qui ne valent plus rien. »
Trois jours plus tard, le 28 janvier, on l'entend murmurer après avoir reçu la sainte communion : « C'est la fin », et il ajoute, tourné vers don Bonetti : « Dis aux enfants que je les attends tous au ciel. »
Le lendemain, les cloches de Sainte-Marie Auxiliatrice annoncent la fête de saint François de Sales, une des fêtes principales de l'oratoire. Mais l'anxiété au sujet du malade étouffe toujours les éclats de voix. Des centaines d'enfants stationnent silencieusement sur la place, les yeux levés vers la fenêtre, derrière laquelle leur père est en grande affliction.
Le 30, au matin, Mgr Cagliero commence à réciter les litanies des agonisants. Beaucoup de Salésiens sont accourus à Turin pour voir une dernière fois leur père. Passant par la chapelle privée, ils défilent sans bruit un à un, devant le lit sur lequel repose don Bosco, les yeux fermés. Le mourant semble pourtant prendre conscience de la présence de ses enfants :
« Aimez-vous comme des frères, chuchote-t-il. Ayez confiance en Marie, secours des chrétiens. Adieu ! Nous nous reverrons au ciel. »
Le défilé n'arrête pas de la journée. Après des centaines de prêtres venus de toute l'Italie, ce sont les enfants de l'oratoire, élèves, apprentis, séminaristes et anciens de la maison. Chacun n'arrête qu'un instant près du lit, mais dans tous les yeux quelle affection et quelle reconnaissance envers le mourant !
Le 31, dès le matin, don Rua récite les prières pour les agonisants. À l'arrivée de Mgr Cagliero, il lui passe l'étole. Alors, se penchant à l'oreille du mourant : « Don Bosco, lui dit-il d'une voix étranglée par la douleur, nous sommes là, nous, vos fils. Nous vous prions de nous pardonner toute la peine que nous avons pu vous causer ; en signe de pardon et de paternelle bienveillance, donnez-nous une fois encore votre bénédiction ! »
Don Bosco ne peut plus répondre, mais ses yeux expriment qu'il a compris. Il regarde don Rua. Celui-ci, prenant la main inerte du mourant, lui fait tracer sa dernière bénédiction pour ses enfants.
Lorsque l'Angelus sonne, à cinq heures, à l'église Sainte-Marie Auxiliatrice, la respiration du mourant cesse subitement ; son cœur bat pour la dernière fois.
« Proficiscere, anima Christiana ! dit Mgr Cagliero. Pars, âme chrétienne ! »
Les confrères qui remplissent la chambre tombent à genoux.
Doucement la cloche de Marie Auxiliatrice cesse de tinter. Dernier salut de la Vierge à son cher enfant.
Toute la ville de Turin pleure son grand bienfaiteur. Les commerçants ont baissé leurs stores : « Chiuso per la morte di don Bosco. — Fermé pour la mort de don Bosco. »
Les journaux annoncent la nouvelle par des éditons spéciales. Des dizaines de milliers de personnes défilent devant le cercueil, exposé dans le chœur de l'église Saint-François-de-Sales. Le défilé n'arrête que tard dans la nuit.
Turin fait à don Bosco des funérailles royales. La foule dans les rues s'agenouille sur son passage ; un murmure passe de bouche en bouche, grandit et s'achève en cette unique supplication cent fois répétée : « Saint Jean Bosco, priez pour nous ! »
La confirmation du verdict populaire par l'Église ne se fait attendre que quelques décennies. Le 2 juin 1929, le pape Pie XI annonce la béatification de don Bosco. Le 1er avril 1934, le même pape le range au nombre des saints. Des centaines de milliers de pèlerins venus de tout l'univers entendent la voix du vicaire de Jésus-Christ proclamer :
« En l'honneur de la sainte et indivisible Trinité, pour l'exaltation de la Foi catholique et l'expansion de la religion chrétienne, en vertu de l'autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous déclarons que nous considérons le bienheureux Jean Bosco comme saint et inscrivons son nom au catalogue des saints. Nous ordonnons en outre que sa mémoire soit pieusement fêtée tous les ans dans toute l'Église le 3 janvier, jour de sa naissance au ciel. »
L'après-midi de ce beau jour, malgré la pluie battante, trois cent mille personnes forment une procession en l'honneur du Saint, et de la place Saint-Pierre s'élève, mêlé au chant des cloches, le cri de : « Vive don Bosco ! Vive don Bosco ! »
Don Bosco vit.
Du haut du ciel il bénit ses milliers et milliers de fils dans toutes les parties du monde.
Il bénit les jeunes de tout l'univers.
(Don Bosco, l'Apôtre des Jeunes, G. Hünermann)
Reportez-vous à Don Bosco, à la fin de ses jours : Seigneur, restez avec moi, car il se fait tard et le jour baisse, Quand Don Bosco voyageait à travers la France : Départ de la capitale et retour à Turin, Quand don Bosco voyageait à travers la France : la foule autour de lui, ou quand il estime la maladie préférable à la santé, Quand Don Bosco voyageait à travers la France : Miracle à Cannes, Quand Léon XIII confie à Don Bosco la construction de l'église du Sacré-Cœur à Rome, Les rêves de vie missionnaire de don Bosco, la mort de Pie IX, Rencontre avec le cardinal Pecci, Lutte pour l'approbation de la Société Salésienne, Perquisition et interrogatoires à l'oratoire de Don Bosco, Pie IX et Don Bosco, Audiences pontificales pour la fondation de la Société Salésienne, La sainte mort de Dominique Savio, Mort de maman Marguerite, Mère de Saint Jean Bosco, Le songe de Don Bosco, Don Bosco rencontre Dominique Savio, Don Bosco et le Grigio, Don Bosco et le jeune condamné à la potence, La sainte amitié qui amena Jean Bosco séminariste, à la perfection chrétienne.