mardi 9 mai 2017

Sapientiae Christianae, Lettre encyclique de Sa Sainteté le Pape Léon XIII, sur les principaux devoirs des chrétiens





Sapientiae Christianae


Lettre encyclique de Sa Sainteté le Pape Léon XIII


Sur les principaux devoirs des chrétiens


(10 janvier 1890)




À nos Vénérables Frères les Patriarches, Primats, Archevêques, Évêques et autres ordinaires, en paix et en communion avec le Saint-Siège Apostolique,

Léon XIII, Pape.


Vénérables Frères, Salut et Bénédiction Apostolique.



1 – Retourner aux principes chrétiens et y conformer en tout la vie, les mœurs et les institutions des peuples, est une nécessité qui, de jour en jour, devient plus évidente. Du mépris où ces règles sont tombées sont résultés de si grands maux que nul homme raisonnable ne saurait soutenir, sans une douloureuse anxiété, les épreuves du présent, ni envisager sans crainte les perspectives de l’avenir.

2 – Il s’est fait, sans doute, un progrès considérable quant à ce qui regarde les jouissances et le bien-être du corps, mais la nature sensible tout entière, avec les ressources, les forces et les richesses qu’elle met à notre disposition, tout en multipliant les commodités et les charmes de la vie, ne suffit pas pour rassasier l’âme, créée à des fins plus hautes et plus glorieuses. Regarder vers Dieu et tendre à Lui, telle est la loi suprême de la vie de l’homme. Fait à son image et à sa ressemblance, il est porté par sa nature même à jouir de son Créateur. Or, ce n’est par aucun mouvement ou effort corporel qu’on se rapproche de Dieu, mais par des actes propres à l’âme : par la connaissance et l’amour.
Dieu, en effet, est la vérité première et suprême, et la vérité n’est un aliment que pour l’intelligence. Il est la sainteté parfaite et le souverain bien, vers lequel la seule volonté peut aspirer et tendre efficacement à l’aide de la vertu.


La fin dernière de la société

3 – Mais ce qui est vrai de l’homme, considéré individuellement, l’est aussi de la société, tant domestique que civile. En effet, si la nature elle-même a institué la société, ce n’a pas été pour qu’elle fût la fin dernière de l’homme, mais pour qu’il trouvât en elle et par elle des secours qui le rendissent capable d’atteindre à sa perfection. Si donc une société ne poursuit autre chose que les avantages extérieurs et les biens qui assurent à la vie plus d’agréments et de jouissances, si elle fait profession de ne donner à Dieu aucune place dans l’administration de la chose publique et de ne tenir aucun compte des lois morales, elle s’écarte d’une façon très coupable de sa fin et des prescriptions de la nature. C’est moins une société qu’un simulacre et une imitation mensongère d’une véritable société et communauté humaine.

4 – Quant à ces biens de l’âme dont Nous parlons, et qui n’existent pas en dehors de la vraie religion et de la pratique persévérante des préceptes du christianisme, nous les voyons chaque jour tenir moins de place parmi les hommes, soit à cause de l’oubli dans lequel ils les tiennent, soit par le mépris qu’ils en font. On pourrait presque dire que plus le bien-être physique est en progrès, plus s’accentue la décadence des biens de l’âme. Une preuve évidente de la diminution et du grand affaiblissement de la foi chrétienne, ce sont les injures trop souvent répétées qu’on fait à la religion en plein jour et aux yeux du public, injures, en vérité, qu’un âge plus jaloux des intérêts religieux n’eut tolérées à aucun prix.

5 – Quelle multitude d’hommes se trouve, pour ces causes, exposée à la perdition éternelle, il serait impossible de le décrire, mais les sociétés elles-mêmes et les empires ne pourront rester longtemps sans en être ébranlés, car la ruine des institutions et des mœurs chrétiennes entraîne nécessairement celle des premières bases de la société humaine. La force demeure l’unique garantie de l’ordre et de la tranquillité publique. Mais rien n’est faible comme la force quand elle ne s’appuie pas sur la religion. Plus propre, dans ce cas, à engendrer la servitude que l’obéissance, elle renferme en elle-même les germes de grandes perturbations.
Déjà le présent siècle a subi de graves et mémorables catastrophes, et il n’est pas démontré qu’il n’y ait pas lieu d’en redouter de semblables. – Le temps lui-même dans lequel nous vivons nous avertit donc de chercher les remèdes là où ils se trouvent, c’est-à-dire de rétablir, dans la vie privée et dans toutes les parties de l’organisme social, les principes et les pratiques du christianisme ; c’est l’unique moyen de nous délivrer des maux qui nous accablent et de prévenir les dangers dont nous sommes menacés. Voilà, vénérables frères, à quoi nous devons nous appliquer avec tout le soin et tout le zèle dont nous pouvons être capables.


Le magistère ecclésiastique

6 – C’est pourquoi, bien qu’en d’autres circonstances et toutes les fois que l’occasion s’en est présentée, Nous ayons déjà traité ces matières, nous estimons utile d’exposer avec plus de détails dans ces Lettres les devoirs des chrétiens, devoirs dont l’accomplissement exact contribuerait d’une manière admirable à sauver la société. Nous sommes engagés, sur des intérêts de premier ordre, dans une lutte violente et presque quotidienne, où il est très difficile qu’un grand nombre d’hommes ne soient pas trompés, ne s’égarent et ne se découragent. Notre devoir, vénérables frères, est d’avertir, d’instruire, d’exhorter chaque fidèle, d’une manière conforme aux exigences des temps, afin que personne ne déserte la voie de la vérité.

7 – On ne saurait mettre en doute que, dans la pratique de la vie, des devoirs plus nombreux et plus graves ne soient imposés aux catholiques qu’aux hommes mal instruits de notre foi ou totalement étrangers à ses enseignements. Après avoir opéré le salut du genre humain, Jésus-Christ, commandant à ses apôtres de prêcher l’Évangile à toute créature, imposa en même temps à tous les hommes l’obligation d’écouter et de croire ce qui leur serait enseigné. À l’accomplissement de ce devoir est rigoureusement attachée la conquête du salut éternel. Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné. Mais l’homme qui a, comme il le doit, embrassé la foi chrétienne est, par ce fait même, soumis à l’Église, sa mère, et devient membre de la société la plus haute et la plus sainte que, sous Jésus-Christ, son chef invisible, le Pontife de Rome, avec une pleine autorité, a la mission de gouverner.


L’amour de la patrie et l’amour de l’Église

8 – Or, si la loi naturelle nous ordonne d’aimer d’un amour de prédilection et de dévouement, le pays où nous sommes nés et où nous avons été élevés en sorte que le bon citoyen ne craint pas d’affronter la mort pour sa patrie, à plus forte raison, les chrétiens doivent-ils être animés de pareils sentiments à l’égard de l’Église. Car elle est la cité sainte du Dieu vivant et la fille de Dieu lui-même, de qui elle a reçu sa constitution. C’est sur cette terre, il est vrai, qu’elle accomplit son pèlerinage; mais, établie institutrice et guide des hommes, elle les appelle à la félicité éternelle. Il faut donc aimer la patrie terrestre qui nous a donné de jouir de cette vie mortelle ; mais il est nécessaire d’aimer d’un amour plus ardent l’Église à qui nous sommes redevables de la vie immortelle de l’âme, parce qu’il est raisonnable de préférer les biens de l’âme aux biens du corps et que les devoirs envers Dieu ont un caractère plus sacré que les devoirs envers les hommes.

9 – Au reste, si nous voulons juger de ces choses sainement, nous comprendrons que l’amour surnaturel de l’Église et l’amour naturel de la patrie procèdent du même éternel principe. Tous les deux ont Dieu pour auteur et pour cause première ; d’où il suit qu’il ne saurait y avoir entre les devoirs qu’ils imposent de répugnance ou de contradiction. Oui, en vérité, nous pouvons et nous devons, d’une part, nous aimer nous-mêmes, être bons pour notre prochain, aimer la chose publique et le pouvoir qui la gouverne ; d’autre part, et en même temps, nous pouvons et nous devons avoir pour l’Église un culte de piété filiale et aimer Dieu du plus grand amour dont nous puissions être capables.


Hiérarchie de l’obéissance

10 – Cependant la hiérarchie de ces devoirs se trouve quelquefois injustement bouleversée, soit par le malheur des temps, soit plus encore par la volonté perverse des hommes. Il arrive, en effet, que, parfois, les exigences de l’État envers le citoyen contredisent celles de la religion à l’égard du chrétien, et ces conflits viennent de ce que les chefs politiques tiennent pour nulle la puissance sacrée de l’Église ou bien affectent la prétention de se l’assujettir. De là, des luttes et, pour la vertu, des occasions de faire preuve de valeur. Deux pouvoirs sont en présence, donnant des ordres contraires. Impossible de leur obéir à tous les deux simultanément. Nul ne peut servir deux maîtres. Plaire à l’un, c’est mépriser l’autre. Auquel accordera-t-on la préférence ? L’hésitation n’est pas permise. Ce serait un crime, en effet, de vouloir se soustraire à l’obéissance due à Dieu pour plaire aux hommes, d’enfreindre les lois de Jésus-Christ pour obéir aux magistrats, de méconnaître les droits de l’Église sous prétexte de respecter les droits de l’ordre civil. « Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. » Cette réponse que faisaient autrefois Pierre et les apôtres aux magistrats qui leur commandaient les choses illicites, il faut, en pareille circonstance, la redire toujours et sans hésiter. Il n’est pas de meilleur citoyen, soit en paix, soit en guerre, que le chrétien fidèle à son devoir ; mais ce chrétien doit être prêt à tout souffrir, même la mort, plutôt que de déserter la cause de Dieu et de l’Église.

11 – Aussi, c’est ne pas bien connaître la force et la nature des lois que de blâmer cette fermeté d’attitude dans le choix entre des devoirs contradictoires et de la traiter de sédition. Nous parlons ici de choses très connues et que Nous avons Nous-mêmes déjà plusieurs fois exposées. La loi n’est pas autre chose qu’un commandement de la droite raison porté par la puissance légitime, en vue du bien général. Mais il n’y a de vraie et légitime puissance que celle qui émane de Dieu, souverain Seigneur et Maître de toutes choses, lequel seul peut investir l’homme d’une autorité de commandement sur les autres hommes. On ne saurait donner le nom de droite raison à celle qui est en désaccord avec la vérité et avec la raison divine ; ni, non plus, appeler bien véritable celui qui est en contradiction avec le bien suprême et immuable, et qui détourne et éloigne de Dieu les volontés humaines.

12 – Les chrétiens entourent donc d’un respect religieux la notion du pouvoir, dans lequel, même quand il réside dans un mandataire indigne, ils voient un reflet et comme une image de la divine Majesté. Ils se croient tenus de respecter les lois, non pas à cause de la sanction pénale dont elles menacent les coupables, mais parce que c’est pour eux un devoir de conscience, car Dieu ne nous a pas donné l’esprit de crainte. Mais, si les lois de l’État sont en contradiction ouverte avec la loi divine, si elles renferment des dispositions préjudiciables à l’Église ou des prescriptions contraires aux devoirs imposés par la religion, si elles violent dans le Pontife Suprême l’autorité de Jésus-Christ, dans tous ces cas, il y a obligation de résister et obéir serait un crime dont les conséquences retomberaient sur l’État lui-même. Car l’État subit le contrecoup de toute offense faite à la religion. On voit ici combien est injuste le reproche de sédition formulé contre les chrétiens. En effet, ils ne refusent, ni au prince, ni aux législateurs, l’obéissance qui leur est due ou, s’ils dénient cette obéissance, c’est uniquement au sujet de préceptes destitués d’autorité parce qu’ils sont portés contre l’honneur dû à Dieu, par conséquent en dehors de la justice, et n’ont rien de commun avec de véritables lois.


Témoignages de l’Écriture

13 – Vous reconnaissez là, vénérables frères, la doctrine très autorisée de l’apôtre saint Paul. Dans son épître à Tite, après avoir rappelé aux chrétiens qu’ils doivent être soumis aux princes et puissances, et obéir à leurs commandements, il ajoute aussitôt : et être prêts à faire toutes sortes de bonnes œuvres. Par là, il déclare ouvertement que, si les lois des hommes renferment des prescriptions contraires à l’éternelle loi de Dieu, la justice consiste à ne pas obéir. De même, à ceux qui voulaient lui enlever la liberté de prêcher l’Évangile, le Prince des Apôtres faisait cette courageuse et sublime réponse : « Jugez vous-mêmes s’il est juste devant Dieu de vous obéir plutôt qu’à Dieu, car nous ne pouvons pas ne pas dire ce que nous avons vu et entendu. »

14 – Aimer les deux patries, celle de la terre et celle du ciel, mais de telle façon que l’amour de la patrie céleste l’emporte sur l’amour de la première et que jamais les lois humaines ne passent avant la loi de Dieu, tel est donc le devoir essentiel des chrétiens d’où sortent, comme de leur source, tous les autres devoirs. Le Rédempteur du genre humain n’a-t-il pas dit de lui-même : « Je suis né et je suis venu au monde afin de rendre témoignage à la vérité », et encore : « Je suis venu apporter le feu sur la terre et que veux-je, sinon qu’il s’allume ? » C’est dans la connaissance de cette vérité qu’est la suprême perfection de l’intelligence ; c’est dans la charité divine, qui perfectionne la volonté, que résident toute la vie et la liberté chrétiennes. Cette vérité et cette charité forment le glorieux patrimoine confié, par Jésus-Christ à l’Église qui le défend et le conserve avec un zèle et une vigilance infatigables.


Le Naturalisme politique

15 – Mais, avec quel acharnement et de combien de façons on fait la guerre à l’Église, il est à peine nécessaire de le rappeler. De ce qu’il a été donné à la raison, armée des investigations de la science, d’arracher à la nature un grand nombre de ses secrets les plus cachés et de les faire servir aux divers usages de la vie, les hommes en sont venus à ce degré d’orgueil qu’ils croient pouvoir bannir de la vie sociale l’autorité et l’empire du Dieu suprême.

16 – Égarés par leur erreur, ils transfèrent à la nature humaine cet empire dont ils prétendent dépouiller Dieu. D’après eux, c’est à la nature qu’il faut demander le principe et la règle de toute vérité ; tous les devoirs de religion découlent de l’ordre naturel et doivent lui être rapportés ; par conséquent, négation de toute vérité révélée, négation de la morale chrétienne et de l’Église. Celle-ci, à les entendre, n’est investie ni de la puissance d’édicter des lois, ni même d’un droit quelconque ; elle ne doit tenir aucune place dans les institutions civiles. Afin de pouvoir plus commodément adapter les lois à de telles doctrines et en faire la norme des mœurs publiques, ils ne négligent rien pour s’emparer de la direction des affaires et mettre la main sur le gouvernail des États. C’est ainsi qu’en beaucoup de contrées, le catholicisme est, ou bien ouvertement battu en brèche, ou secrètement attaqué. Les erreurs les plus pernicieuses sont assurées de l’impunité et de nombreuses entraves sont apportées à la profession publique de la vérité chrétienne.


La protection des fidèles par la doctrine

17 – En présence de ces iniquités, il est tout d’abord du devoir de chacun de veiller sur soi-même et de prendre tous les moyens pour conserver intacte la foi dans son âme, en évitant ce qui la pourrait compromettre et en s’armant contre les fallacieux sophismes des incrédules. Afin de mieux sauvegarder encore l’intégrité de cette vertu, Nous jugeons très utile et très conforme aux besoins de nos temps, que chacun, dans la mesure de ses moyens et de son intelligence, fasse de la doctrine chrétienne une étude approfondie et s’efforce d’arriver à une connaissance aussi parfaite que possible des vérités religieuses accessibles à la raison humaine. Cependant, il ne suffit pas que la foi demeure intacte dans les âmes ; elle doit, de plus, y prendre de continuels accroissements, et c’est pourquoi il convient de faire monter très souvent vers Dieu cette humble et suppliante prière des Apôtres : « Seigneur, augmentez notre foi. »

18 – Mais, en cette même matière qui regarde la foi chrétienne, il est d’autres devoirs, dont le fidèle et religieux accomplissement, nécessaire en tous les temps aux intérêts du salut, l’est plus particulièrement encore de nos jours.

19 – Dans ce déluge universel d’opinions, c’est la mission de l’Église de protéger la vérité et d’arracher l’erreur des âmes, et cette mission, elle la doit remplir saintement et toujours, car à sa garde ont été confiés l’honneur de Dieu et le salut des hommes. Mais, quand les circonstances en font une nécessité, ce ne sont pas seulement les prélats qui doivent veiller à l’intégrité de la foi, mais, comme le dit saint Thomas : « Chacun est tenu de manifester publiquement sa foi, soit pour instruire et encourager les autres fidèles, soit pour repousser les attaques des adversaires ».


Le danger de l’inertie

20 – Reculer devant l’ennemi et garder le silence, lorsque de toutes parts s’élèvent de telles clameurs contre la vérité, c’est le fait d’un homme sans caractère, ou qui doute de la vérité de sa croyance. Dans les deux cas, une telle conduite est honteuse et elle fait injure à Dieu ; elle est incompatible avec le salut de chacun et avec le salut de tous ; elle n’est avantageuse qu’aux seuls ennemis de la foi ; car rien n’enhardit autant l’audace des méchants que la faiblesse des bons.

21 – D’ailleurs, la lâcheté des chrétiens mérite d’autant plus d’être blâmée, que souvent il faudrait bien peu de chose pour réduire à néant les accusations injustes et réfuter les opinions erronées ; et, si l’on voulait s’imposer un plus sérieux labeur, on serait toujours assuré d’en avoir raison. Après tout, il n’est personne qui ne puisse déployer cette force d’âme où réside la propre vertu des chrétiens ; elle suffit souvent à déconcerter les adversaires et à rompre leurs desseins. De plus, les chrétiens sont nés pour le combat. Or, plus la lutte est ardente, plus, avec l’aide de Dieu, il faut compter sur la victoire : Ayez confiance, j’ai vaincu le monde. Il n’y a point à objecter ici que Jésus-Christ, protecteur et vengeur de l’Église, n’a pas besoin de l’assistance des hommes. Ce n’est point parce que le pouvoir lui fait défaut, c’est à cause de sa grande bonté qu’il veut nous assigner une certaine part d’efforts et de mérites personnels, lorsqu’il s’agit de nous approprier et de nous appliquer les fruits du salut procuré par sa grâce.


Répandre la doctrine

22 – Les premières applications de ce devoir consistent à professer ouvertement et avec courage la doctrine catholique, et à la propager autant que chacun le peut faire. En effet, on l’a dit souvent et avec beaucoup de vérité, rien n’est plus préjudiciable à la sagesse chrétienne que de n’être pas connue. Mise en lumière, elle a par elle-même assez de force pour triompher de l’erreur. Dès qu’elle est saisie par une âme simple et libre de préjugés, elle a aussitôt pour elle l’assentiment de la saine raison. Assurément, la foi, comme vertu, est un don précieux de la grâce et de la bonté divine ; toutefois, les objets auxquels la foi doit s’appliquer ne peuvent guère être connus que par la prédication : Comment croiront-ils à celui qu’ils n’ont pas entendu ? Comment entendront-ils si personne ne leur prêche ?… La foi vient donc de l’audition, et l’audition par la prédication de la parole du Christ. Or, puisque la foi est indispensable au salut, il s’ensuit nécessairement que la parole du Christ doit être prêchée. De droit divin, la charge de prêcher, c’est-à-dire d’enseigner, appartient aux docteurs, c’est-à-dire aux évêques que l’Esprit-Saint a établis pour régir l’Église de Dieu. Elle appartient par-dessus tout au Pontife romain, vicaire de Jésus-Christ, préposé avec une puissance souveraine à l’Église universelle et Maître de la foi et des mœurs. Toutefois, on doit bien se garder de croire qu’il soit interdit aux particuliers de coopérer d’une certaine manière à cet apostolat, surtout s’il s’agit des hommes à qui Dieu a départi les dons de l’intelligence avec le désir de se rendre utiles.


L’apostolat des laïcs

23 – Toutes les fois que la nécessité l’exige, ceux-là peuvent aisément, non, certes, s’arroger la mission des docteurs, mais communiquer aux autres ce qu’ils ont eux-mêmes reçu, et être, pour ainsi dire, l’écho de l’enseignement des maîtres. D’ailleurs, la coopération privée a été jugée par les Pères du Concile du Vatican tellement opportune et féconde, qu’ils n’ont pas hésité à la réclamer. « Tous les chrétiens fidèles, disent-ils, surtout ceux qui président et qui enseignent, nous les supplions par les entrailles de Jésus-Christ et nous leur ordonnons, en vertu de l’autorité de ce même Dieu Sauveur, d’unir leur zèle et leurs efforts pour éloigner ces horreurs et les éliminer de la sainte Église ». – Que chacun donc se souvienne qu’il peut et qu’il doit répandre la foi catholique par l’autorité de l’exemple, et la prêcher par la profession publique et constante des obligations qu’elle impose. – Ainsi, dans les devoirs qui nous lient à Dieu et à l’Église, une grande place revient au zèle avec lequel chacun doit travailler, dans la mesure du possible, à propager la foi chrétienne et à repousser les erreurs.


L’unité de l’Église militante

24 – Les fidèles ne satisferaient pas complètement et d’une manière utile à ces devoirs, s’ils descendaient isolément sur le champ de bataille. Jésus-Christ a nettement annoncé que l’opposition haineuse faite par les hommes à sa personne se perpétuerait contre son œuvre, de façon à empêcher un grand nombre d’âmes de profiter du salut dont nous sommes redevables à sa grâce. C’est pour cela qu’il a voulu non seulement former les disciples de sa doctrine, mais les réunir en société et faire d’eux et de leur harmonieux assemblage un seul corps qui est l’Église et dont il serait le Chef. La vie de Jésus-Christ pénètre donc tout l’organisme de ce corps, entretient et nourrit chacun de ses membres, les unit entre eux et les fait tous conspirer à une même fin, bien qu’ils n’aient pas à remplir tous les mêmes fonctions. Il suit de là que l’Église, société parfaite, très supérieure à toute autre société, a reçu de son auteur le mandat de combattre pour le salut du genre humain comme une armée rangée en bataille.

25 – Cet organisme et cette constitution de la société chrétienne ne peuvent souffrir aucun changement. Il n’est permis à aucun de ses membres d’agir à son gré ou de choisir la manière qui lui plaît le mieux de combattre. En effet, quiconque ne recueille pas avec l’Église et avec Jésus-Christ dissipe, et ceux-là sont très certainement les adversaires de Dieu qui ne combattent pas en union avec lui et avec son Église.

26 – Pour réaliser cette union des esprits et cette uniformité dans la conduite, si justement redoutée des adversaires du catholicisme, la première condition à réaliser est de professer les mêmes sentiments. Avec quel zèle ardent et avec quelle singulière autorité de langage saint Paul, exhortant les Corinthiens, leur recommande cette concorde : « Mes Frères, je vous en conjure par le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dites tous la même chose ; qu’il n’y ait pas de divisions parmi nous ; ayez entre vous le plus parfait accord de pensées et de sentiments. »


L’accord des pensées


27 – La sagesse de ce précepte est d’une évidence immédiate. En effet, la pensée est le principe de l’action, d’où il suit que l’accord ne peut se trouver dans les volontés, ni l’ensemble dans la conduite, si chaque esprit pense différemment des autres. Chez ceux qui font profession de prendre la raison seule pour guide, on trouverait difficilement – si tant est qu’on la trouve jamais – l’unité de doctrine. En effet, l’art de connaître le vrai est plein de difficultés ; de plus, l’intelligence de l’homme est faible par nature et tirée en sens divers par la variété des opinions ; elle est souvent le jouet des impressions venues du dehors, il faut joindre à cela l’influence des passions, qui, souvent, ou enlèvent complètement, ou diminuent dans de notables proportions la capacité de saisir la vérité. Voilà pourquoi, dans le gouvernement politique, on est souvent obligé de recourir à la force, afin d’opérer une certaine union parmi ceux dont les esprits sont en désaccord.

28 – Il en est tout autrement des chrétiens : ils reçoivent de l’Église la règle de leur foi ; ils savent avec certitude qu’en obéissant à son autorité et en se laissant guider par elle, ils seront mis en possession de la vérité. Aussi, de même qu’il n’y a qu’une Église, parce qu’il n’y a qu’un Jésus-Christ, il n’y a et il ne doit y avoir entre les chrétiens du monde entier qu’une seule doctrine, un seul Seigneur, une seule foi. Ayant entre eux le même esprit de foi, ils possèdent le principe tutélaire d’où découlent, comme d’elles-mêmes, l’union des volontés et l’uniformité dans la conduite.

29 – Mais, ainsi que l’ordonne l’apôtre saint Paul, cette unanimité doit être parfaite.

30 – La foi chrétienne ne repose pas sur l’autorité de la raison humaine, mais sur celle de la raison divine ; car, ce que Dieu nous a révélé, « nous ne le croyons pas à cause de l’évidence intrinsèque de la vérité, perçue par la lumière naturelle de notre raison, mais à cause de l’autorité de Dieu, qui révèle et qui ne peut ni se tromper, ni nous tromper ». Il résulte de là que, quelles que soient les choses manifestement contenues dans la révélation de Dieu, nous devons donner à chacune d’elles un égal et entier assentiment. Refuser de croire à une seule d’entre elles équivaut, en soi, à les rejeter toutes. Car ceux-là détruisent également le fondement de la foi, qui nient que Dieu ait parlé aux hommes, ou qui mettent en doute sa vérité et sa sagesse infinie.

31 – Quant à déterminer quelles doctrines sont renfermées dans cette révélation divine, c’est la mission de l’Église enseignante, à laquelle Dieu a confié la garde et l’interprétation de sa parole ; dans l’Église, le docteur suprême est le Pontife Romain. L’union des esprits réclame donc, avec un parfait accord dans la même foi, une parfaite soumission et obéissance des volontés à l’Église et au pontife Romain, comme à Dieu lui-même.


La soumission au magistère

32 – L’obéissance doit être parfaite, parce qu’elle appartient à l’essence de la foi, et elle a cela de commun avec la foi qu’elle ne peut pas être partagée. Bien plus, si elle n’est pas absolue et parfaite de tout point, elle peut porter encore le nom d’obéissance, mais elle n’a plus rien de commun avec elle. La tradition chrétienne attache un tel prix à cette perfection de l’obéissance, qu’elle en a toujours fait et en fait toujours le signe caractéristique auquel on peut reconnaître les catholiques. C’est ce que saint Thomas d’Aquin explique d’une manière admirable dans le passage suivant :

33 – « L’objet formel de la foi est la vérité première, en tant qu’elle est manifestée dans les Saintes Écritures et dans la doctrine de l’Église, qui procèdent de la vérité première. Il suit de là que quiconque n’adhère pas, comme à une règle infaillible et divine, à la doctrine de l’Église, qui procède de la vérité première manifestée dans les Saintes Écritures, n’a pas la foi habituelle, mais possède autrement que par la foi les choses qui sont de son domaine… Or, il est manifeste que celui qui adhère à la doctrine de l’Église comme à une règle infaillible donne son assentiment à tout ce que l’Église enseigne ; autrement, si, parmi les choses que l’Église enseigne, il retient ce qui lui plaît et exclut ce qui ne lui plaît pas, il adhère à sa propre volonté et non à la doctrine de l’Église, en tant qu’elle est une règle infaillible. La foi de toute l’Église doit être Une, selon cette parole de saint Paul aux Corinthiens (I Cor., 1) : « Ayez tous un même langage et qu’il n’y ait pas de division parmi vous. » Or, cette unité ne saurait être sauvegardée qu’à la condition que les questions qui surgissent sur la foi soient résolues par celui qui préside à l’Église tout entière, et que sa sentence soit acceptée par elle avec fermeté. C’est pourquoi à l’autorité du Souverain Pontife seul il appartient de publier un nouveau symbole, comme de décerner toutes les autres choses qui regardent l’Église universelle ».

34 – Lorsqu’on trace les limites de l’obéissance due aux pasteurs des âmes et surtout au Pontife Romain, il ne faut pas penser qu’elles renferment seulement les dogmes auxquels l’intelligence doit adhérer et dont le rejet opiniâtre constitue le crime d’hérésie. Il ne suffirait même pas de donner un sincère et ferme assentiment aux doctrines qui, sans avoir été jamais définies par aucun jugement solennel de l’Église, sont cependant proposées à notre foi, par son magistère ordinaire et universel, comme étant divinement révélées, et qui, d’après le concile du Vatican, doivent être crues de foi catholique et divine. Il faut, en outre, que les chrétiens considèrent comme un devoir de se laisser régir, gouverner et guider par l’autorité des évêques, et surtout par celle du Siège apostolique. Combien cela est raisonnable, il est facile de le démontrer. En effet, parmi les choses contenues dans les divins oracles, les unes se rapportent à Dieu, principe de la béatitude que nous espérons, et les autres à l’homme lui-même et aux moyens d’arriver à cette béatitude. Il appartient de droit divin à l’Église et, dans l’Église, au Pontife romain, de déterminer dans ces deux ordres ce qu’il faut croire et ce qu’il faut faire. Voilà pourquoi le Pontife doit pouvoir juger avec autorité de ce que renferme la parole de Dieu, décider quelles doctrines concordent avec elle et quelles doctrines y contredisent. De même, dans la sphère de la morale, c’est à lui de déterminer ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est nécessaire d’accomplir et d’éviter si l’on veut parvenir au salut éternel ; autrement, il ne pourrait être ni l’interprète infaillible de la parole de Dieu, ni le guide sûr de la vie humaine.

35 – Il faut encore pénétrer plus avant dans la constitution intime de l’Église. En effet, elle n’est pas une association fortuitement établie entre chrétiens, mais une société divinement constituée et organisée d’une manière admirable, ayant pour but direct et prochain de mettre les âmes en possession de la paix et de la sainteté. Et, comme seule elle a reçu de la grâce de Dieu les moyens nécessaires pour réaliser une telle fin, elle a ses lois fixes, ses attributions propres et une méthode déterminée et conforme à sa nature de gouverner les peuples chrétiens.


Le gouvernement de l’Église

36 – Mais l’exercice de ce gouvernement est difficile et donne lieu à de nombreux conflits. Car l’Église régit des nations disséminées dans toutes les parties du monde, différentes de races et de mœurs, qui, vivant chacune sous l’empire des lois de son pays, doivent à la fois obéissance au pouvoir civil et religieux. Ces devoirs s’imposent aux mêmes personnes. Nous avons déjà dit qu’il n’y a entre eux ni contradiction, ni confusion ; car les uns ont rapport à la prospérité de la patrie terrestre, les autres se réfèrent au bien général de l’Église ; tous ont pour but de conduire les hommes à la perfection.


L’Église et les États

37 – Cette délimitation des droits et des devoirs étant nettement tracée, il est de toute évidence que les chefs d’État sont libres dans l’exercice de leur pouvoir de gouvernement et, non seulement l’Église ne répugne pas à cette liberté, mais elle la seconde de toutes ses forces, puisqu’elle recommande de pratiquer la piété, qui est la justice à l’égard de Dieu, et qu’ainsi elle prêche la justice à l’égard du prince. Cependant, la puissance spirituelle a une fin bien plus noble, puisqu’elle gouverne les hommes en défendant le royaume de Dieu et sa justice, et qu’elle dirige vers ce but toutes les ressources de son ministère. – On porterait atteinte à l’intégrité de la foi si l’on mettait en doute que l’Église seule a été investie d’un semblable pouvoir de gouverner les âmes, à l’exclusion absolue de l’autorité civile. En effet, ce n’est pas à César, c’est à Pierre que Jésus-Christ a remis les clés du royaume des cieux. De cette doctrine sur les rapports de la politique et de la religion découlent d’importantes conséquences dont Nous voulons parler ici.

38 – Entre les gouvernements politiques, quelle que soit leur forme, et le gouvernement de la société chrétienne, il y a une différence notable. Si la république chrétienne a quelque ressemblance extérieure avec les autres sociétés politiques, elle se distingue absolument d’elles par son origine, par son principe, par son essence. – L’Église a donc le droit de vivre et de se conserver par des institutions et par des lois conformes à sa nature. Étant d’ailleurs, non seulement une société parfaite en elle-même, mais une société supérieure à toute société humaine, elle refuse résolument de droit et par devoir à s’asservir aux partis et à se plier aux exigences muables de la politique. Par une conséquence du même principe, gardienne de son droit et pleine de respect pour le droit d’autrui, elle estime un devoir de rester indifférente quant aux diverses formes de gouvernement et aux institutions civiles des États chrétiens, et, entre les divers systèmes de gouvernement, elle approuve tous ceux qui respectent la religion et la discipline chrétienne des mœurs.

39 – Telle est la règle à laquelle chaque catholique doit conformer ses sentiments et ses actes. Il n’est pas douteux que, dans la sphère de la politique, il ne puisse y avoir matière à de légitimes dissentiments et que, toute réserve faite des droits de la justice et de la vérité, on ne puisse chercher à introduire dans les faits les idées que l’on estime devoir contribuer plus efficacement que les autres au bien général. Mais vouloir engager l’Église dans ces querelles des partis, et prétendre se servir de son appui pour triompher plus aisément de ses adversaires, c’est abuser indiscrètement de la religion. Au contraire, tous les partis doivent s’entendre pour entourer la religion du même respect et la garantir contre toute atteinte. De plus, dans la politique, inséparable des lois de la morale et des devoirs religieux, l’on doit toujours et en premier chef se préoccuper de servir le plus efficacement possible les intérêts du catholicisme. Dès qu’on les voit menacés, tout dissentiment doit cesser entre catholiques, afin que, unis dans les mêmes pensées et les mêmes conseils, ils se portent au secours de la religion, bien général et suprême auquel tout le reste doit être rapporté. Nous croyons nécessaire d’insister encore davantage sur ce point.


Distinction des deux pouvoirs

40 – L’Église, sans nul doute, et la société politique ont chacune leur souveraineté propre ; par conséquent, dans la gestion des intérêts qui sont de leur compétence, aucune n’est tenue d’obéir à l’autre dans les limites où chacune d’elles est renfermée par sa constitution. De là, il ne s’ensuit pas, cependant, que naturellement elles soient désunies et encore moins ennemies l’une de l’autre. La nature, en effet, n’a pas seulement donné à l’homme l’être physique : elle l’a fait un moral. C’est pourquoi de la tranquillité de l’ordre public, but immédiat de la société civile, l’homme attend le moyen de se perfectionner physiquement, et surtout celui de travailler à sa perfection morale, qui réside exclusivement dans la connaissance et la pratique de la vertu. Il veut, en même temps, comme c’est son devoir, trouver dans l’Église les secours nécessaires à son perfectionnement religieux, lequel consiste dans la connaissance et la pratique de la religion véritable ; de cette religion appelée la reine des vertus, parce que, les rattachant à Dieu, elle les achève toutes et les perfectionne.


L’Église et les hommes politiques

41 – Dès lors, ceux qui rédigent des constitutions et font des lois doivent tenir compte de la nature morale et religieuse de l’homme et l’aider à se perfectionner, mais avec ordre et droiture, n’ordonnant ni ne prohibant rien sans avoir égard à la fin propre de chacune des sociétés civile et religieuse. L’Église ne saurait donc être indifférente à ce que telles ou telles lois régissent les États, non pas en tant que ces lois appartiennent à l’ordre civil et politique, mais en tant qu’elles sortiraient de la sphère de cet ordre et empiéteraient sur ses droits. Ce n’est pas tout. L’Église a encore reçu de Dieu le mandat de s’opposer aux institutions qui nuiraient à la religion, et de faire de continuels efforts pour pénétrer de la vertu de l’Évangile les lois et les institutions des peuples. Et comme le sort des États dépend principalement des dispositions de ceux qui sont à la tête du gouvernement, l’Église ne saurait accorder ni son patronage ni sa faveur aux hommes qu’elle sait lui être hostiles, qui refusent ouvertement de respecter ses droits, qui cherchent à briser l’alliance établie par la nature même des choses entre les intérêts religieux et les intérêts de l’ordre civil. Au contraire, son devoir est de favoriser ceux qui ont de saines idées sur les rapports de l’Église et de l’État et s’efforcent de les faire servir par leur accord au bien général.

42 – Ces préceptes renferment la règle à laquelle tout catholique doit conformer sa vie publique. En définitive, partout où l’Église ne défend pas de prendre part aux affaires publiques, l’on doit soutenir les hommes d’une probité reconnue et qui promettent de bien mériter de la cause catholique, et pour aucun motif, il ne serait permis de leur préférer des hommes hostiles à la religion.


Le mal des dissensions catholiques

43 – On voit encore par là combien grande est l’obligation de maintenir l’accord entre les catholiques, surtout dans un temps où le christianisme est combattu par ses ennemis avec tant d’ensemble et d’habileté. Tous ceux qui ont à cœur d’être étroitement unis à l’Église, colonne et fondement de la vérité, éviteront facilement ces maîtres de mensonge qui promettent la liberté tandis qu’eux-mêmes sont les esclaves de la corruption. Bien plus, rendus eux-mêmes participants de la divine vertu qui est dans l’Église, ils triompheront par la sagesse des embûches des adversaires, et de leur violence par le courage. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher si et combien l’inertie des dissensions intestines des catholiques ont favorisé le nouvel état de choses. Mais, on peut l’affirmer, les méchants seraient moins audacieux et ils n’auraient pas accumulé tant de ruines, si la foi qui opère par la charité avait été en général dans les âmes plus énergique et plus vivante, et s’il n’y avait pas un relâchement aussi universel dans la discipline des mœurs divinement établie par le christianisme. Puissent, du moins, les leçons du passé avoir le bon résultat d’inspirer une conduite plus sage pour l’avenir !


La participation aux affaires publiques

44 – Quant à ceux qui prendront part aux affaires publiques, ils devront éviter avec le plus grand soin deux écueils : la fausse prudence et la témérité. Il en est, en effet, qui pensent qu’il n’est pas opportun de résister de front à l’iniquité puissante et dominante, de peur, disent-ils, que la lutte n’exaspère davantage les méchants. De tels hommes sont-ils pour ou contre l’Église ? On ne saurait le dire. Car, d’une part, ils se donnent pour professer la doctrine catholique, mais, en même temps, ils voudraient que l’Église laissât libre cours à certaines théories qui lui sont contraires. Ils gémissent de la perte de la foi et de la perversion des mœurs ; mais, à de tels maux, ils n’ont aucun souci d’apporter aucun remède, et même il n’est pas rare qu’ils en augmentent l’intensité, soit par une indulgence excessive, soit par une pernicieuse dissimulation. Ils ne permettent à personne d’élever des doutes sur leur dévouement au Siège Apostolique, mais ils ont toujours quelques reproches à formuler contre le Pontife Romain.


La fausse prudence

45 – La prudence de ces hommes est bien celle que l’apôtre saint Paul appelle sagesse de la chair et mort de l’âme, parce qu’elle n’est pas et ne peut pas être soumise à la loi de Dieu. Rien n’est moins propre à diminuer les maux qu’une semblable prudence. En effet, le dessein arrêté des ennemis, et beaucoup d’entre eux ne craignent pas de s’en expliquer et de s’en glorifier ouvertement, c’est d’opprimer la religion catholique, la seule véritable. Pour réaliser un tel dessein, il n’est rien qu’ils n’osent tenter. Car ils savent très bien que, plus ils feront trembler leurs adversaires, et plus ils auront de facilités pour exécuter leurs perverses entreprises. Par conséquent, ceux qui aiment la prudence de la chair et qui font semblant d’ignorer que tout chrétien doit être un vaillant soldat du Christ, ceux qui prétendent obtenir les récompenses promises aux vainqueurs en vivant comme des lâches et en s’abstenant de prendre part au combat, ceux-là, non seulement ne sont pas capables d’arrêter l’invasion de l’armée des méchants, mais ils secondent ses progrès.


Le faux zèle

46 – Par contre, d’autres, et en assez grand nombre, mus par un faux zèle ou, ce qui serait encore plus répréhensible, affectant des sentiments que dément leur conduite, s’arrogent un rôle qui ne leur appartient pas. Ils prétendent subordonner la conduite de l’Église à leurs idées et à leur volonté, jusque-là qu’ils supportent avec peine et n’acceptent qu’avec répugnance tout ce qui s’en écarte. Ceux-là s’épuisent en vains efforts et ne sont pas moins répréhensibles que les premiers. Agir ainsi, ce n’est pas suivre l’autorité légitime, c’est la prévenir et transférer à des particuliers, par une véritable usurpation, les pouvoirs de la magistrature spirituelle, au grand détriment de l’ordre que Dieu lui-même a constitué pour toujours dans son Église, et qu’il ne permet à personne de violer impunément.


La vraie prudence politique

47 – Honneur à ceux qui, provoqués au combat, descendent dans l’arène avec la ferme persuasion que la force de l’injustice aura un terme, et qu’elle sera un jour vaincue par la sainteté du droit et de la religion ! Ils déploient un dévouement digne de l’antique vertu, en luttant pour défendre la religion, surtout contre la faction dont l’extrême audace attaque sans relâche le christianisme et poursuit de ses incessantes hostilités le Souverain Pontife, tombé en son pouvoir. Mais de tels hommes ont grand soin d’observer les règles de l’obéissance, et ils n’entreprennent rien de leur propre mouvement. Cette disposition à la docilité, unie à la constance et à un ferme courage, est nécessaire à tous les catholiques, afin que, quelles que soient les épreuves apportées par les événements, ils ne défaillent en rien. Aussi, souhaitons-nous ardemment de voir s’enraciner profondément dans les âmes de tous la prudence que saint Paul appelle la prudence de l’esprit. Dans le gouvernement des actions humaines, cette vertu nous apprend à garder un admirable tempérament entre la lâcheté, qui porte à la crainte et au désespoir, et une présomptueuse témérité.

48 – Il y a une différence entre la prudence politique relative au bien général et celle qui concerne le bien individuel de chacun. Celle-ci se montre dans les particuliers qui, sous leur propre conduite, obéissent aux conseils de la droite raison : celle-là est le propre des hommes chargés de diriger les affaires publiques, et particulièrement des princes qui ont pour mission d’exercer la puissance du commandement. Ainsi, la prudence civile des particuliers semble consister tout entière à exécuter fidèlement les préceptes de l’autorité légitime.


L’autorité du pape et des évêques

Ces mêmes dispositions et ce même ordre doivent se retrouver au sein de la société chrétienne, et cela d’autant plus que la prudence politique du Pontife Suprême s’étend à un plus grand nombre d’objets. En effet, il n’a pas seulement à gouverner l’Église dans son ensemble, mais encore à ordonner et à diriger les actions des citoyens chrétiens en vue de la réalisation de leur salut éternel. On voit par là combien il est indispensable, qu’outre la parfaite concorde qui doit régner dans leurs pensées et dans leurs actes, les fidèles prennent toujours religieusement pour règle de leur conduite la sagesse politique de l’autorité ecclésiastique. Or, immédiatement après le Pontife romain, et sous sa direction, le gouvernement des intérêts religieux du christianisme appartient aux évêques. S’ils ne sont pas placés au faîte de la puissance pontificale, ils sont cependant véritablement princes dans la hiérarchie ecclésiastique : et comme chacun d’eux est préposé au gouvernement d’une Église particulière, ils sont, dit saint Thomas, « comme les ouvriers principaux dans la construction de l’édifice spirituel », et ils ont les membres du clergé pour partager leurs travaux et exécuter leurs décisions. Chacun doit régler sa vie d’après cette constitution de l’Église qu’il n’est au pouvoir d’aucun homme de changer. Aussi, de même que, dans l’exercice de leur pouvoir épiscopal, les évêques doivent être unis au Siège apostolique, de même les membres du clergé et les laïques doivent vivre dans une très étroite union avec leurs évêques.

49 – Quelqu’un de ceux-ci prêterait-il à la critique, ou dans sa conduite, ou par les idées qu’il soutient, il n’appartient à aucun particulier de s’arroger à son égard l’office de juge, confié par Notre-Seigneur Jésus-Christ au seul pasteur qu’il a proposé aux agneaux et brebis. Que chacun grave en sa mémoire le très sage enseignement du pape saint Grégoire le Grand. « Les sujets doivent être avertis de ne pas juger témérairement la vie de leurs supérieurs, alors même qu’il leur arriverait de les voir agir d’une façon répréhensible, de peur que la perspicacité avec laquelle ils reprennent le mal ne devienne en eux le principe d’un orgueil qui les fera tomber dans des actions plus coupables. Ils doivent être prémunis contre le péril de se constituer dans une opposition audacieuse vis-à-vis des supérieurs dont ils ont constaté les fautes. Ceux-ci ont-ils vraiment commis des actions blâmables, leurs inférieurs, pénétrés de la crainte de Dieu, ne doivent les juger au-dedans d’eux-mêmes, qu’avec la disposition d’avoir toujours pour eux une respectueuse soumission. Les actions des supérieurs ne doivent pas être frappées par le glaive de la parole, même quand elles paraissent mériter une juste censure ».


Nécessité de la réforme des mœurs

50 – Toutefois, ces efforts demeureront stériles si la vie n’est pas réglée conformément à la discipline des mœurs chrétiennes. Rappelons-nous ce que nos saints Livres nous disent de la nation des Juifs: Tant qu’ils n’ont pas péché contre leur Dieu, leur sort a été prospère ; car Dieu hait l’iniquité. Mais quand ils se sont écartés de la Voie que Dieu leur avait tracée, ils ont été vaincus dans les combats par un grand nombre de peuples. Or, la nation des Juifs était comme une ébauche du peuple chrétien, et les vicissitudes de leur ancienne histoire ont souvent été l’image prophétique de ce qui devait se réaliser plus tard, avec cette différence que la bonté divine nous a enrichis et comblés de bienfaits plus considérables, et que les péchés des chrétiens sont marqués au cachet d’une plus coupable ingratitude.

51 – Dieu n’abandonne jamais ni d’aucune manière son Église. Celle-ci n’a donc rien à redouter des attentats des hommes, mais les peuples qui ont dégénéré de la vertu chrétienne ne sauraient avoir la même garantie. Le péché rend les peuples misérables. Si les âges passés ont éprouvé la force expérimentale de cette vérité, de quel droit le nôtre serait-il l’objet d’une exception ? On peut reconnaître à bien des signes que nous commençons à subir les châtiments mérités par nos fautes. Que l’on examine l’état des sociétés modernes: un mal domestique en consume plusieurs ; nous n’en voyons aucune qui soit parfaitement en sûreté. Si les factions des méchants devaient poursuivre leur marche audacieuse, s’il leur réussissait de grandir en influence et en puissance, comme ils progressent en méchanceté et en inventions artificieuses, il serait à craindre qu’ils ne vinssent à démolir les fondements mêmes que la nature a donnés à l’édifice social. Les seules ressources humaines seront impuissantes à prévenir de si formidables dangers, surtout à l’heure présente, où un grand nombre d’hommes ont rejeté la foi chrétienne et subissent la juste peine de leur orgueil.

52 – Aveuglés par leurs passions, ils cherchent vainement la vérité. Elle les suit et ne leur laisse embrasser que l’erreur, et ils se croient sages lorsqu’ils appellent mal le bien et bien le mal, lorsqu’ils mettent les ténèbres à la place de la lumière et la lumière à la place des ténèbres. Il est donc de toute nécessité que Dieu intervienne, et que, se souvenant de sa miséricorde, il jette un regard compatissant sur la société humaine. C’est pourquoi Nous renouvelons ici l’instante exhortation que Nous avons déjà faite, de redoubler de zèle et de persévérance, en adressant au Dieu clément d’humbles supplications et en revenant à la pratique des vertus qui constituent la vie chrétienne. Il importe, par-dessus tout, d’exciter et d’entretenir la charité, qui est le fondement principal de la vie chrétienne et sans laquelle les autres vertus n’existent plus ou demeurent stériles. C’est pour cela que l’apôtre saint Paul, après avoir exhorté les Colossiens à fuir tous les vices et à s’approprier le mérite des diverses vertus, ajoute : « Mais, par-dessus tout, ayez la charité, qui est le lien de la perfection. Oui, en vérité, la charité est le lien de la perfection » ; car ceux qu’elle tient embrassés, elle les unit à Dieu lui-même ; par elle leur âme reçoit sa vie de Dieu, vit avec Dieu et pour Dieu. Mais l’amour de Dieu ne doit pas être séparé de l’amour du prochain, parce que les hommes ont été rendus participants de l’infinie bonté de Dieu et qu’ils portent en eux-mêmes l’empreinte de son visage et la ressemblance de son Être. « Nous tenons de Dieu ce commandement : Que celui qui aime Dieu aime son frère, Si quelqu’un dit : J’aime Dieu et qu’en même temps il haïsse son frère, il ment ». Ce précepte sur la charité a été qualifié de nouveau par son divin Auteur, non pas en ce sens qu’une loi antérieure ou la nature elle-même n’eût pas déjà commandé aux hommes de s’entr’aimer, mais parce que le précepte chrétien de s’aimer de la sorte était véritablement nouveau et sans exemple dans le monde.

53 – En effet, le même amour dont Jésus-Christ est aimé par son Père et par lequel il aime lui-même les hommes, il en a imposé l’obligation à ses disciples et à ses sectateurs, afin qu’ils puissent n’être qu’un cœur et qu’une âme, de même que, par nature, lui et son Père sont un. Personne n’ignore quelle a été la force de ce commandement, et avec quelle profondeur, dès le commencement, il s’implanta dans le cœur des chrétiens et avec quelle abondance il a produit des fruits de concorde, de bienveillance mutuelle, de piété; de patience, de courage. Pourquoi ne nous appliquerions-nous pas à imiter ces exemples de nos pères ? Le temps même où nous vivons ne doit pas nous exciter médiocrement à pratiquer la charité. Puisque les impies se remettent à haïr Jésus-Christ, que les chrétiens redoublent de piété à son égard et se renouvellent dans la charité, qui est le principe des grandes choses ! Si donc quelques dissensions ont éclaté parmi eux, qu’elles disparaissent: Qu’elles cessent aussi, ces luttes qui dissipent les forces des combattants sans profit aucun pour la religion. Que les intelligences s’unissent dans la foi, les cœurs dans la charité, afin que, comme cela est juste, la vie tout entière s’écoule dans la pratique de l’amour de Dieu et de l’amour des hommes !


Éducation chrétienne

54 – Nous ne voulons pas manquer ici d’exhorter spécialement les pères de famille à régler d’après ces préceptes le gouvernement de leurs maisons et la première éducation de leurs enfants. La famille est le berceau de la société civile, et c’est en grande partie dans l’enceinte du foyer domestique que se prépare la destinée des États. Aussi bien, ceux qui veulent en finir avec les institutions chrétiennes s’efforcent-ils de s’attaquer aux racines mêmes de la famille et de la corrompre prématurément dans ses plus tendres rejetons. Ils ne se laissent pas détourner de cet attentat par la pensée qu’une telle entreprise ne saurait s’accomplir sans infliger aux parents le plus cruel outrage, car c’est à eux qu’il appartient, en vertu du droit naturel, d’élever ceux auxquels ils ont donné le jour, avec l’obligation d’adapter l’éducation et la formation de leurs enfants à la fin pour laquelle Dieu leur a donné de leur transmettre le don de la vie. C’est donc une étroite obligation pour les parents d’employer leurs soins et ne négliger aucun effort pour repousser énergiquement toutes les injustes violences qu’on leur veut faire en cette matière, et pour réussir à garder exclusivement l’autorité sur l’éducation de leurs enfants. Ils doivent, d’ailleurs, pénétrer celle-ci des principes de la morale chrétienne et s’opposer absolument à ce que leurs enfants fréquentent les écoles où ils sont exposés à boire le funeste poison de l’impiété. Quand il s’agit de la bonne éducation de la jeunesse, on n’a jamais le droit de fixer de limites à la peine et au labeur qui en résultent, si grands qu’ils puissent être. Aussi ces catholiques de toutes nations qui, en dépensant beaucoup d’argent et plus encore de zèle, ont créé des écoles pour l’éducation de leurs enfants, sont dignes d’être proposés à l’admiration de tous. Il convient que ce bel exemple soit imité partout où les circonstances l’exigent. Toutefois, et par-dessus tout, qu’on tienne compte de l’influence considérable exercée sur les âmes des enfants par l’éducation de famille. Si la jeunesse trouve au foyer domestique les règles d’une vie vertueuse et comme l’école pratique des vertus chrétiennes, le salut de la société sera, en grande partie, garanti pour l’avenir.


Exhortation à faire appliquer cet enseignement

55 – Nous croyons avoir indiqué aux catholiques de notre temps la conduite qu’ils doivent tenir et les périls qu’ils doivent éviter. Il reste maintenant, et c’est à Vous, Vénérables Frères, que cette obligation incombe, que Vous preniez soin de répandre partout Notre parole, et que Vous fassiez comprendre à tous combien il importe de mettre en pratique les enseignements contenus dans ces Lettres. Accomplir ces devoirs ne saurait être une obligation gênante et pénible, car le joug de Jésus-Christ est doux et son fardeau est léger. – Si toutefois quelques-uns de Nos conseils paraissaient d’une pratique difficile, c’est à Vous d’user de Votre autorité et d’agir par Votre exemple, afin de décider les fidèles à faire de plus énergiques efforts et à ne pas se laisser vaincre par les difficultés. Nous avons souvent Nous-mêmes donné cet avertissement au peuple chrétien. Rappelez-le lui ; les biens de l’ordre le plus élevé et les plus dignes d’estime sont en péril ; pour les conserver, il n’y a pas de fatigues qu’il ne faille endurer : ces labeurs auront droit à la plus grande récompense dont puisse être couronnée la vie chrétienne. Par contre, refuser de combattre pour Jésus-Christ, c’est combattre contre lui. Il l’a nettement proclamé : il reniera aux cieux devant son Père ceux qui auront refusé de le confesser sur la terre. – Quant à Nous et à Vous tous, jamais, assurément, tant que la vie Nous sera conservée, Nous ne Nous exposerons à ce que, dans ce combat, Notre autorité, Nos conseils, Nos soins puissent en quoi que ce soit faire défaut au peuple chrétien ; et il n’est pas douteux que, pendant toute la durée de cette lutte, Dieu n’assiste d’un secours particulier et le troupeau et les pasteurs.

Plein de cette confiance, et comme gage des dons célestes et de Notre bienveillance, Nous Vous accordons de tout cœur, dans Notre-Seigneur, à Vous, Vénérables Frères, à Votre clergé et à tout Votre peuple, la bénédiction apostolique.


Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 10 janvier de l’année 1890, de notre Pontificat la douzième.


LÉON XIII, Pape.






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