Extrait de "Triomphe de l'Amour divin sur les puissances de l'Enfer en la possession de la Mère Prieure des Ursulines de Loudun et Science expérimentale des choses de l'autre vie avec le moyen facile d'acquérir la paix du cœur" :
L'authenticité de ces Ouvrages est incontestable. Leur existence en manuscrit était depuis longtemps reconnue : ils sont cités dans plusieurs livres, et notamment au Chapitre III de la IIIe Partie d'une Vie du Père Surin que le célèbre M. Boudon, Grand-Archidiacre d'Évreux, a publiée sous le titre de l'Homme de Dieu en la personne du R. P. Jean-Joseph Seurin ; (c'est ainsi qu'il en écrit le nom) M. Boudon les avait eus entre les mains, et en a même inséré plusieurs fragments en divers endroits de son livre. Il serait donc superflu d'insister davantage sur ce point. Quant au style, on le trouvera fort négligé, mais nous avons dû le laisser tel qu'il est.
Nous donnons ici l'extrait d'une Lettre de M. Boudon, pour faire connaître l'état où se trouvait le Père Surin quand il écrivit ou dicta ses Ouvrages, et pour préparer le Lecteur à l'intelligence des choses extraordinaires que ces Volumes vont lui révéler.
Extrait d'une Lettre de M. Boudon, Grand-Archidiacre d'Évreux.
« Je fais présentement une Neuvaine pour honorer Notre-Seigneur Jésus-Christ en la mémoire du feu Père Surin, Jésuite. J'ai lu quelque chose de sa sainte Vie ; c'est un miracle étonnant de la Providence. Après avoir exorcisé les Possédées de Loudun, il fut lui-même obsédé, et en cette qualité il fut exorcisé lui-même. Après avoir été délivré de l'obsession des Démons, il porta des peines semblables à celles de l'Enfer, durant vingt ans, où plusieurs fois Notre-Seigneur lui apparut tel qu'il se fait voir à ceux qu'il condamne aux Enfers, d'une manière infiniment épouvantable. Pendant ce temps, il fut privé de célébrer la sainte Messe, et long temps réduit à ne pas pouvoir se mouvoir ; en sorte qu'il le fallait assister comme un enfant. Ne pouvant pas se déshabiller, il était contraint de demeurer toujours vêtu, même durant la nuit. Il passait pour un insensé, et quelquefois on le liait avec des chaînes. Un de ceux qui le gardaient le battait à coups de poing et de bâton ; et une fois il lui donna tant de coups de bâton sur la tête, qu'il pensa le tuer ; et ce fut une merveille comme il n'en mourut pas. Mais cet homme de Dieu, d'une patience divine, n'en disait pas un mot de plainte, et même ne donnait pas à connaître la cause des blessures qu'on lui voyait ; en sorte que l'on croyait que c'était lui-même qui s'était blessé par quelque occasion. Je vous avoue que sa vie est un des plus grands prodiges de la divine Providence, dont on trouvera peu d'exemples ni dans notre siècle, ni dans ceux qui l'ont précédé. Je tiens à une bénédiction particulière la Lettre qu'il m'a écrite pour me remercier de l'approbation que j'avais donnée au premier Tome du Catéchisme spirituel. Ah Dieu ! quel Saint ! et quelle merveille, et quel miracle parmi les Saints ! Ça été cependant durant ce temps-là de ses peines infernales, qu'il a composé tous ses livres. La divine Providence nous a comblés ici en nous y faisant trouver un Père qui nous a fait mille amitiés, qui les écrivait sous lui ; car, comme je l'ai dit, il ne pouvait pas se remuer, pas même la main. Et ce qui est admirable, il a dicté ses livres dans l'ordre où ils sont, par une pure lumière divine surnaturelle ; et il disait qu'on lui avait ouvert comme une fontaine d'où sortaient ces ruisseaux sans aucune peine ; et après tout, il dictait tout cela, sans qu'il pût s'en servir pour lui-même, et sans que cela lui fît aucune impression pour lui donner le moindre soulagement dans ses peines épouvantables. Certainement j'ai une grande confiance en ses mérites, et j'espère bien avec le secours de la divine Providence, vous en écrire encore quand cette même divine Providence nous aura mis en lieu de pouvoir le faire »
C'est ce qu'il fit par le livre de l'Homme de Dieu, etc. que nous avons déjà cité.
On peut, par deux voies, connaître les choses de l'autre vie ; savoir : par la foi, et par l'expérience.
La foi est la voie commune que Dieu a établie pour cela, à cause que les choses de Dieu et de la vie future ne nous sont connues que par ouï-dire, et par la prédication des Apôtres. L'expérience est pour peu de personnes. Les Apôtres l'avaient ; aussi, disaient-ils : Quod audivimus, quod vidimus oculis nostris, quod perspeximus, et manus nostroe contrectaverunt de Verbo vitoe ; (I Joan. 3. 1) et ailleurs : Quod scimus loquimur, quod vidimus testamur. (Joan. 3. 1) En tous les siècles, Dieu a donné des personnes qui ont eu quelque part à cette expérience. Celui-ci n'en est pas dépourvu : car comme la Théologie est d'accord que par les possessions des Démons, les objets surnaturels, ou pour le moins passant l'humain, nous sont déclarés ; Dieu ayant permis une célèbre possession en ce siècle et à nos yeux, au milieu de la France, nous pouvons dire que des choses de l'autre vie et qui sont cachées à nos lumières ordinaires et communes, sont venues jusqu'à nos sens. Nous pouvons aussi avancer ces paroles : « Ce que nous avons vu, ouï, et touché de nos mains, de l'état du siècle futur, nous l'annonçons à ceux qui voudront lire cet ouvrage. » C'est pourquoi nous avons mis la plume à la main, pour expliquer ces choses extraordinaires qui ont passé par notre expérience. Tout cela néanmoins n'est que pour servir à la foi. Car, de même que l'Apôtre saint Pierre , en son Épître (2. Petr. 1. 17 et seq.), après avoir allégué aux Chrétiens ce qu'il avait vu sur le Thabor, et ce qu'il avait ouï de la voix du Père, et avoir dit que cela venait à magnifica gloria, préfère pourtant la foi, à laquelle il les renvoie par ces paroles : « Tout ce que nous disons avoir vu et ouï, n'est que pour vous établir en la foi que vous avez à la parole des Prophètes, à qui vous faites bien de vous rendre attentifs comme à un flambeau qui éclaire nos ténèbres ; » c'est dans le même esprit et avec la même intention, que ces choses que nous avons connues dans une aventure que nous avons eue en ce siècle, et où la providence de Dieu nous a engagé, sont employées en ce Discours, pour affermir la foi dans laquelle la profession de la Religion catholique nous engage, et pour nous rendre meilleurs Chrétiens ; à quoi sont intéressés tous ceux à qui nous parlons en ce livre, et à qui je voudrais rendre un service pour toute l'éternité.
L'incrédulité des hommes est si grande, et la dureté de l'esprit contraire à la foi leur est si naturelle, qu'il semble qu'il n'y a rien de plus utile que de leur donner des preuves indubitables des vérités de la foi, et de les forcer, en leur mettant le flambeau devant les yeux, de connaître les choses de Dieu, pour lesquelles ils ont une si grande opposition. Voilà pourquoi je trouve le temps bien employé à travailler à rendre la preuve des choses surnaturelles si forte, que l'esprit ne les puisse désavouer, et aussi que tous les entendements soient rendus captifs en l'obéissance de cette foi. Et parce que la Théologie n'a présentement point de plus forte preuve pour assujettir les hommes aux vérités surnaturelles de Dieu et de son Église, que celle qui se prend de la Possession des Démons, nous en donnerons des preuves très-claires, et nous en tirerons des arguments pleins de lumière et de force.
Depuis vingt-cinq ans je vois des personnes, tant bonnes que mauvaises, qui sont toujours dans la disposition de résister à toutes les raisons que nous pouvons apporter pour les convaincre qu'il y a véritablement des Démons, que Dieu a condamnés, par sa justice, à des peines éternelles pour avoir été rebelles à ses volontés, et qui sont aussi destinés de Dieu pour punir les hommes pécheurs qui violent ses Commandements par un péché mortel. Or, pour venir à bout de donner à cette preuve toute sa force, je veux apporter les arguments de ce que j'ai vu, comme une des plus grandes preuves contre lesquelles il y a moins à objecter, et dont l'intelligence doit rendre les esprits soumis à la croyance qu'il y a un Juge des hommes et des anges, qu'il ne fait pas bon l'offenser, et que, quand par amour de sa liberté on vient à le mépriser, on tombe dans l'extrémité de tous les maux. Notre misère et notre faiblesse est si grande, qu'on ne veut point s'imprimer cette vérité, et que nous tâchons même de l'obscurcir en nous tenant dans les ténèbres de nos sens.
Quelque raison qu'on puisse apporter aux incrédules pour les choses surnaturelles qui ont paru de nos jours, ils se moquent de tout cela ; néanmoins j'ai voulu tâcher d'en convaincre quelqu'un, en rapportant ce qui est arrivé à la Mère Prieure de Loudun, et comme elle a été possédée par des Démons esprits de l'autre monde ; et la preuve, je la prends des signes qu'ils ont laissés sur son corps, lors qu'ils en sont sortis. Notre-Seigneur, pour terminer enfin ce travail par l'entière liberté de cette fille, a voulu que les quatre Démons qui la possédaient quittassent la place l'un après l'autre, en donnant chacun un signe visible comme il sortait véritablement, selon la forme de l'Exorcisme dans le Rituel Romain , qui oblige le Démon possédant de dire, avec le signe, l'heure et le jour de sa sortie. Dieu nous ayant fait la grâce, après plusieurs travaux, de voir enfin la délivrance de cette Religieuse, il a voulu que c'ait été avec la satisfaction entière de nos esprits que nous ayons vu l'exécution des promesses, que nous avions tirées d'eux de faire chacun leur signe en sortant. Or, comme ce sont signes solides, qui sont hors de toute contestation, faits par voie qui surpasse la force naturelle de notre âme, il y a sujet de dire que ce sont des Esprits qui les ont faits ; partant, on doit demeurer d'accord et convaincu qu'il y en a, puisqu'ils ont fait ces signes, et que même Dieu, de sa part, a ajouté des choses miraculeuses qui marquent la vertu du principe surnaturel de grâce qu'il a voulu déclarer, aussi bien que le principe de malignité, qui sont les Démons.
Dès le premier entretien que j'eus avec la Mère Prieure, je reconnus que les Démons paraissaient pour m'interrompre, et pour s'opposer à mes discours, qui tendaient à élever l'esprit de la Mère aux choses spirituelles et au désir d'être tout à Dieu. Ces Démons me parlèrent de telle façon, que je ne pus douter que ce ne fût vraiment des Démons ; car le premier qui se présenta me demanda pourquoi j'avais laissé à Marennes tant de bonnes âmes que je cultivais, pour venir m'amuser ici auprès de filles folles ; et sur cet article des bonnes âmes que je cultivais à Marennes, je ne tardai guères à découvrir des particularités fort secrètes sur des personnes qui y étaient, dont la fille possédée n'avait aucune notion, et n'avait jamais ouï parler. Je tirai de ma poche une lettre de la Demoiselle qui avait eu connaissance que j'aurais bien à souffrir en cet emploi (voyez page 14 ;) et tenant cette lettre en ma main, je la montrai à ce Démon, qui me dit : Voilà une lettre de la Dévote. Je lui dis en poursuivant : Quoenam illa est ? Il répondit : Ta Magdelène. J'ajoutai : Die proprium nomen. Il dit alors : Ta Bonnette. Cette fille s'appelait Marguerite Bonnet, qui depuis fut envoyée à Bordeaux et y mourut saintement dans la maison de M. Dassaut, paroisse de Saint-Simon, et fut mise dans la propre sépulture de la famille ; puis quelques années après, à cause de la pieuse dévotion que quelques Ecclésiastiques avaient pour sa mémoire, sa tête fut prise et tenue avec respect comme d'une personne illustre en piété et surtout par le don de prophétie dont nous avons plusieurs exemples.
Le Père Tranquille, Capucin, exorcisait les Mères de Nogeret , surtout l'aînée, qui était troublée par un Démon nommé Lasa. Avant un demi-quart d'heure, je vis, non par des raisonnements et des conséquences tirées, comme quelques-uns disent qu'il faut faire, mais au simple aspect, que c'étaient véritablement des Diables qui possédaient ces Relieuses, et en particulier celle-là. Elle était courbée en arrière, et faisait un pli ayant la tête renversée jusqu'en terre, pour le moins jusqu'aux talons, et marchait d'une manière si assurée et si ferme, que cette posture me parut passer tout-à-fait les forces humaines. Je voyais que l'Esprit, qui agitait le corps, agissait si librement dans cette posture violente, que je jugeai que cela était bien au-dessus de l'humain. Après s'être relevée, elle battait de sa tête si vite et si rudement sa poitrine, et puis les épaules, que cela paraissait incroyable, aussi bien que leurs cris qui ne se peuvent décrire par paroles, tant ils étaient surprenants, n'étant nullement des cris humains. Après avoir vu cela, je restai si pleinement convaincu que c'étaient des Diables, que je ne pouvais pas comprendre comment tant de personnes sages, et même des Pères de la Compagnie, qui avaient resté quinze jours à Loudun à la vue de ces spectacles, m'eussent tant recommandé de ne pas me laisser surprendre, mais de bien examiner s'il n'y avait point en tout cela de fiction. Je demeurai grandement étonné de ce conseil, et qu'on eût encore du doute de la vérité. Pour moi, je ne chancelai jamais là- dessus, et j'eus occasion de m'en confirmer de plus en plus.
J'ai eu des preuves à ce sujet qui se firent en public. Une des premières fut , qu'un homme assistant à mon Exorcisme sur la Mère Prieure, désira de savoir si sa pensée était connue du Diable ; et pour qu'il eût preuve de cette connaissance, je le priai de faire quelque commandement au Diable, sans l'exprimer au dehors. Quand cet homme l'eut fait, je commandai au Démon, qui paraissait alors au visage de la Mère possédée, d'exécuter ce que cet homme désirait. Après quelque refus, comme c'est leur ordinaire, le Démon alla prendre l'Évangile de saint Jean, qui était sur l'autel ; et c'est ce que cet homme avait commandé au Démon de faire.
Peu après, M. de Nismes dit de faire un commandement en un latin un peu difficile, pour voir si le Démon l'entendrait. Nous concertâmes que je lui dirais : Apporte loevam poplitibus meis. J'étais assis en une chaise, et la Possédée tout auprès. Après que j'eus dit cela, le Démon, avec vénération et honneur, embrassa du bras gauche mes genoux, laissant la main droite au-dessus, ainsi que je l'avais commandé. Je fis après quantité de choses pareilles, non pas pour me convaincre moi-même, mais pour satisfaire à d'autres.
De plus, ledit Évêque de Nismes se mit à exorciser la Demoiselle Razilly, qui était troublée. Il se mit en une chaire sur le marche pied de l'autel, et à ma prière il fit intérieurement un commandement au Démon, et commanda ensuite au Démon, en lui disant : Exequere quod jussi ; et dans peu cette fille s'en vint près de lui, et avec des excuses de civilité lui ôta sa calotte, et se mit à lui baiser le milieu de sa couronne ; ce qui était le commandement qu'il avait fait au Démon, dans son intérieur.
Mais revenons à la preuve que je tire des signes que les Démons ont laissés à leur sortie. Il faut savoir que dans la pratique de l'Église, en l'Exorcisme des énergumènes, ou des possédés du Démon, c'est la coutume de commander aux Diables de sortir, en quittant le corps de la personne possédée, et non seulement de sortir, mais de faire un signe de la sortie ; car puisque Dieu permet que ces méchants Esprits se produisent sur le théâtre de la vie humaine et se rendent visibles sur le visage des énergumènes, qu'ils se fassent compagnons de notre vie et aient conversation avec nous (quoiqu'il ne nous permette pas de nous rendre familiers avec eux) il veut néanmoins qu'on ait le commerce qui est nécessaire pour agir avec eux, afin de les combattre et de les chasser ; pour cela, il faut entrer en traité avec eux, leur faire des commandements particuliers et des questions, disposant le tout pour la fin qu'on se propose, qui est raisonnable, puisqu'il s'agit de leur expulsion : de sorte que ceux-là sont déraisonnables qui prétendent qu'il ne faut rien dire au Démon, ni avoir aucun traité avec eux, sinon de leur dire qu'ils s'en aillent. Mais celui qui voudrait chasser un homme de sa maison, se contenterait-il de lui dire : Allez-vous-en ? Il y contribue encore lui-même, soit en le traitant mal, soit en y apportant la force. De même avec les Démons possédants, il ne suffit pas de leur dire : Sortez ; il faut y employer aussi toutes les choses qu'on peut pour les fâcher et les molester ; c'est pour cela qu'on use de cantiques spirituels, et qu'on leur tient des propos qui les tourmentent.
Entre les choses qui furent faites pour les fâcher, ont été les signes de leur sortie, qui n'ont point été équivoques, mais réels. Le conseil de Mgr. de Poitiers, qui avait exorcisé et fait exorciser la Mère avec moi, fut de proposer pour signe de leur sortie, des effets qui subsistassent et ne pussent pas passer en un moment ; ainsi il arrêta que Léviathan, qui était le premier Démon et le chef de la bande, en sortant ferait une croix sur le front, qui entamerait la peau, comme les marques qu'on fait sur les écorces d'arbres ou de citrouilles. Ce signe fut exécuté selon la promesse (voyez page 110) ; la croix était gravée sur la peau comme avec un fer pointu, et y resta douze ou quinze jours, pendant lesquels tout le monde la venait voir.
En examinant cette action, il parait qu'elle n'a pu être faite par l'imagination, n'y ayant personne qui juge que l'imagination ait la force de produire un tel effet ; et si quelqu'un s'obstine à dire que cela se peut, apportant en preuve ce qui arrive aux enfants au ventre de leur mère, lorsqu'elle a quelque envie ou qu'elle se touche en quelque partie du corps, cela n'est point une raison suffisante ; car il n'y a aucune chose pareille en la nature. D'ailleurs la Mère Prieure eut non-seulement cette marque sur le front, lors de la sortie de Léviathan, mais elle a eu ensuite d'autres marques sur la main, lors de la sortie des autres Démons, marques dont il est impossible d'assigner autre cause que celle d'un Esprit qui use de son pouvoir. Partant, il faut demeurer d'accord que c'est le Diable qui exécuta ce qu'il avait promis, selon la puissance, qu'il en a, lorsqu'il plaît à Dieu qu'elle soit employée. Ce démon, nommé Léviathan, sortit la veille de Saint-André. Il dit au Père, qu'il était le deuxième en dignité et en rang ; car le premier était un Séraphin, à ce qu'il disait.
Le démon Balaam était le quatrième de ceux qui possédaient la Mère Prieure. Sa fonction dans le monde (à ce qu'il disait) était de tenter les hommes d'ivrognerie ; sa demeure était dans les cabarets pour les porter, en buvant, à se dérégler. Il savait toutes les chansons qui s'y disaient, il les chantait toutes, et il en dit une fois une si grande quantité, dont la Mère n'avait jamais oui parler, que ceux qui les entendirent en furent étrangement surpris.
Ce Démon ayant paru à l'Exorcisme qui se fit devant le second fils de Milord Montaigu et deux Gentilshommes Anglais, tous trois Huguenots, je lui commandai de sortir, et voyant qu'il le refusait avec grande rage, comme j'avais le surplis, je pris le Saint-Sacrement, et par la puissance de Notre-Seigneur que je tenais entre les mains, et par l'autorité de son Église, je lui commandai de déloger. Alors ce Démon se mit en grande furie et agitation, et abattit la manche sur la main de la Mère. Je dis alors à ces Messieurs, que ce Démon avait promis d'écrire sur la main, pour signe de sa sortie, le nom de Joseph , au lieu du sien. Il avait eu assez de peine à s'accorder à ce changement, parce qu'il disait qu'au Ciel saint Joseph était son ennemi ; et comme il avait promis à M. de Poitiers qu'il écrirait son nom (Balaam) ; ce qui avait été accepté comme une preuve suffisante, parce qu'on ne tire d'eux que ce qu'on peut, ainsi que des méchants payeurs ; je crus que ce Prélat agréerait ce changement, étant plus séant que la Mère portât le nom d'un Saint, que celui d'un Diable. Il fit donc de grandes résistances avant de s'accorder à cela, parce qu'il avait beaucoup de déplaisir que son nom ne pût pas aller au Ciel où il n'irait jamais en personne, et où il pensait que la Mère irait bien quelque jour. Néanmoins, voyant que je m'obstinais en cela, il promit qu'en la sortie il écrirait le nom du Bon Homme ; ainsi appelait-il saint Joseph. (Voyez pages 112 et 113)
Après qu'il l'eut écrit, la Mère revint à soi, et eut grande joie de voir le nom de saint Joseph écrit sur sa main ; car elle avait une grande dévotion pour ce Saint, qu'elle avait pris pour son spécial protecteur. Après que ce nom fut écrit, il n'en arriva pas comme de la croix qui avait été marquée sur le front de la Mère, et qui disparut au bout de quinze jours, parce que la chaleur naturelle venant à dessécher cette blessure, il n'y resta plus qu'une petite cicatrice qui, à la fin, se rendit imperceptible : mais, quoiqu'après dix ou quinze jours le nom de Joseph commençât aussi à se dessécher, et que je craignisse de le voir tout-à-fait aboli, Dieu permit, pour sa gloire, qu'il se renouvela non une fois, mais une infinité de fois pendant longues années. La première fois, la Mère étant en son oraison de la nuit sentit une petite démangeaison à l'endroit où étaient ces caractères, et le lendemain elle vit le nom de Joseph en entier comme le premier jour, la peau étant ouverte comme elle l'avait été au premier moment que le Diable le grava. Quand je fus arrivé le matin pour faire l'Exorcisme, la Mère me montra sa main, et je ne fus pas peu surpris d'y revoir ce saint nom, d'autant qu'Isacaron , dans la rage de l'Exorcisme, avait fait à la Mère une furieuse morsure qui avait biffé ce saint nom, lequel ne paraissait plus sur la main que comme une galle envenimée. Le matin tout fut réparé, et le nom parut avec éclat. Les autres fois, au bout de douze ou quinze jours, le nom était réparé, soit pendant l'oraison de la nuit, soit après la communion, et il se maintint toujours jusqu'à ce que le nom de Marie y fut ajouté de la manière qui a été racontée ci-dessus. (Page 115 et suivantes)
De tout ce qui a été dit ci-dessus, il faut conclure qu'il y a des Démons, et que ce sont ceux que l'Église catholique nous représente par sa doctrine, qui enseigne qu'étant des Anges bannis de la présence de Dieu par leur rébellion, ils sont tombés dans la damnation éternelle. En effet, ils m'ont souvent parlé de leur malheur et de celui des hommes damnés qu'ils ont attirés à leur mal par leurs tentations, en leur faisant encourir la disgrâce de Dieu par les péchés mortels. Pendant trois ans, j'ai été dans l'occasion de traiter de cela avec eux, ne se passant guère de jour que je n'entendisse leurs propos sur leur état naturel, sur leur malice, et sur leur damnation, qui est l'état où la justice de Dieu les tient. Comme j'entrais souvent en communication avec eux, j'ai connu plusieurs choses de la grandeur de leur nature et plusieurs de leurs propriétés, et outre cela des peines de leur damnation, leurs ruses et leurs artifices pour nous perdre, suivant ce que dit saint Pierre : Quia adversarius vester diabolus, etc. (1 Petr. 5) J'ai eu souvent sur cela des entretiens avec eux, conformément aux vérités que la foi nous enseigne. Je les ai ouïs parler effroyablement et tragiquement du malheur d'un Esprit damné, et aussi du bonheur d'une âme qui est au service de Dieu, et qui s'attache à le contenter ; des miséricordes ineffables de Dieu sur les âmes qui correspondent à sa grâce, et généralement de toutes les choses dont la doctrine Chrétienne nous instruit. Pendant trois ans, je les ai ouï parler de toutes ces choses, en des termes si forts et si énergiques, et avec des effets si grands et si notables, que, quand je serais toute ma vie à y penser, je trouverais toujours de nouveaux sujets de réflexion et d'admiration, sans pouvoir presque en trouver le bout.
On pourrait opposer peut-être, que ce n'est point une chose si claire que ce soit un Diable qui parle et réponde aux interrogations qui lui sont faites, et que les paroles et réponses que je dis être de l'Esprit malin, il se peut faire que ce soit l'esprit humain de la personne possédée qui, par dessein ou par maladie (comme celle des fous et hypocondriaques) s'étant imaginée qu'elle est un Diable ou qu'elle a le Diable avec soi, fait ainsi des discours comme d'une personne inspirée, et soit qu'elle ait quelque secrète intention, soit que trompée par son imagination elle se figure ce que j'ai dit, elle se détermine à contrefaire le Diable, se comportant comme si elle en était un, et ainsi dise des choses extraordinaires par où le simple peuple est déçu, prenant pour choses grandes et de l'autre vie ce qui n'est que feintes et une mélancolie. Voilà ce qu'on pourrait opposer, à cause qu'il s'est trouvé parfois que des personnes fines et rusées ont contrefait, par des desseins inconnus et secrets, d'être ainsi travaillées de l'Esprit malin, et qu'on a objecté que les Religieuses de Loudun, étant bonnes filles, ont pu se laisser à dire par faiblesse ou par humeur hypocondriaque leurs imaginations, se comparant au Diable, et faisant toutes les choses inusitées que font les personnes de cette sorte.
À cela je réponds, que ces exemples sont assez communs à la vérité, mais que dans ce fait particulier des Religieuses de Loudun, ceux qui ont tenu de pareils discours sont des gens qui étaient venus seulement pour satisfaire leur curiosité, et y étant resté peu de temps ont cru néanmoins venir à bout de juger en une matinée de ce qui en était ; et comme les hommes sont naturellement présomptueux et enclins à juger plus en mal qu'en bien, méprisant, par un esprit libertin, cette croyance que les Démons possèdent les créatures quand Dieu le permet, et qu'il y a un Enfer où il punit les coupables, ils ne veulent point pénétrer toutes ces vérités qui condamnent leur vie déréglée, ainsi ils se moquent de toutes ces choses, disant que toutes ces filles qu'on croit possédées, ne sont que des fourbes qui trompent de bons Pères trop crédules ; que tous ces sentiments qui autorisent les Diables sont des chimères et des imaginations d'hommes simples ; que l'on voit tous les jours en semblable matière des imaginations qui passent pour vérités et qui obtiennent une approbation contre la conscience même de ceux qui les publient ; et qu'au fond toutes ces choses ne sont rien que des symptômes naturels accompagnés de l'étonnement des faibles et des exagérations d'une fausse piété ; et qu'en fin cela, pour quelque ressemblance avec la vérité, obtient l'estime d'être véritable.
Pour mettre donc ma réponse dans son jour, je dis (en avouant que les hommes peuvent être trompés par des feintes, et que les imaginations peuvent avoir cours comme la vérité) que s'il y a néanmoins des vérités à qui les mensonges se rendent semblables, elles n'ont point de peine à passer pour ce qu'elles sont. De cette nature sont les choses arrivées à Loudun, dont je puis prouver la vérité, ayant eu tout le temps de l'examen, et mieux que ceux qui, tout bottés, ont voulu en juger pour avoir été une matinée sur le lieu, et sur les premières apparences ont voulu porter des décisions définitives sur une matière de cette conséquence. Je dis que la subtilité et habileté d'une fille n'a pu contrefaire ces choses, moins encore ont-elles été opérées par aucun effet de maladie ; étant impossible, s'il y avait eu de la feinte, que la conduite en eût été si réglée qu'on ne vînt enfin à voir que ce n'était pas le Démon. Cela se confirme premièrement, parce que l'esprit du Démon est d'une telle hauteur par-dessus celui d'une fille, et a des termes si fort et si énergiques, que l'esprit humain n'en peut approcher. Il ne sert de rien de dire qu'on les a ouïes plusieurs fois, sans qu'ils donnassent des marques d'une telle énergie ; car en fait de preuves d'une vérité, mille témoins qui nient n'en valent pas un qui affirme. Les Démons, pour dissimuler leur réelle présence dans ces corps, se tiennent dans un étage de faiblesse, ne marquant souvent que de la bassesse ; et cela pour tromper les hommes, en se cachant à eux ; et jamais de leur choix ils ne donnent de ces grandes preuves qui sont indubitablement jointes à la grandeur de leurs forces. Dieu permet cela, et ne veut pas les obliger à paraître toujours forts et puissants, et cela pour des causes que nous ne devons pas éplucher ni pénétrer ; de sorte qu'un homme est injuste, qui, pour avoir été une heure ou deux devant le Démon, et n'y avoir rien vu d'éclatant, s'en va disant qu'il n'y a point de possession. À celui-là, je dirai : Vous n'avez rien vu aujourd'hui, mais hier je vis des choses très-hautes, et par là-même très-convaincantes. Il m'apportera son argument négatif, me bravant moi qui soutiens que la personne est possédée ; mais son argument négatif n'est rien au prix d'un réel et positif que j'ai, pouvant le prouver par plus de cinq cents occasions que j'ai eues de voir l'état sérieux et grand d'un Esprit damné qui m'a paru clairement sur le visage de la Mère Prieure. Ainsi je suis plus croyable que cent autres qui sont venus à différentes heures, disant qu'ils n'ont rien vu, et qui se mettent au rang de ceux qui disent qu'ils ne croient que ce qu'ils voient. C'est l'ordinaire des hommes ; et c'est pour cela que tant de gens se damnent, faute de foi ; ne voyant pas que le mérite de la foi est de croire à ceux qui nous disent, comme les Apôtres, Nous avons vu le Verbe de vie ; nous lui avons parlé. De même, en ces matières qui ne sont pas des objets de la foi, mais qui autorisent la foi, une personne qui en a vu marques continuelles pendant un si long temps, a plus de poids pour en parler et en doit être plutôt crue, que des hommes qui ne se sont arrêtés sur les lieux que quelques heures ; et les Démons qui connaissent l'incrédulité des gens , prennent plaisir à s'en prévaloir, voyant le peu de dispositions qu'ils ont à croire.
Mais pourra-t-on encore objecter : Quand il serait vrai que ces personnes fussent possédées du Diable, il n'y aurait pourtant aucun appui en leur discours, puisque les Diables sont tous menteurs, et qu'ainsi on ne peut ajouter croyance à leurs dires. À cela je réponds : C'est déjà beaucoup d'avoir obtenu qu'on croie que ces filles sont possédées d'un Esprit qui est bien au-dessus de l'humain ; ainsi, que ce n'est pas la créature humaine qui parle, mais un Esprit supérieur qui y réside, et qui ne peut être que celui d'un Ange. Nous savons qu'il y en a de bons et de mauvais, et que ceux qui nous ont tant parlé par la bouche de ces filles, sont des Esprits méchants ; s'étant manifestés tels par leurs actions et leurs paroles dissolues, montrant une légèreté dépravée, et disant des ordures infâmes, tâchant toujours de mal faire et de nuire à autrui, rompant et fracassant tout. On peut encore voir que ces Esprits passent l'humain, par leurs déterminations pour toutes sortes de mal et de désespoir, comme n'ayant plus d'espérance pour aucun bien ; d'où viennent leurs élancements de rage contre Dieu, et une volonté toujours bandée contre lui. Quand on avouera tout cela, on peut conclure que c'est pour cela qu'ils mentent, étant dans une volonté consommée pour tout le mal, ce qui est propre aux damnés. Si on ne veut pas ajouter foi à leurs dires, on demeure donc d'accord au moins qu'il y a des damnés, et partant qu'il y a un Dieu qui les a damnés comme ses ennemis, à raison de leurs péchés contre lui.
Or, sur ces péchés qui les ont damnés, j'interrogeai un jour Isacaron, qui me dit qu'après leur création Dieu leur proposa la volonté qu'il avait de se faire homme, en unissant son Verbe à cet homme auquel il voulait qu'ils rendissent hommage, en le reconnaissant pour Fils de Dieu. Cette proposition leur étant faite, quelques-uns d'eux y répugnèrent, et le chef de tous, qui était le premier Ange, ayant, par son orgueil, refusé cette obéissance à Dieu, en attira plusieurs avec lui ; et Isacaron me dit qu'ayant entendu ce commandement de Dieu, il y résista, et dit en son cœur (en consommant un acte de désobéissance) : Non, je n'adorerai point un Dieu homme ; et soudain lui et les autres de sa cabale sentirent le feu de l'indignation de Dieu qui les frappa, et qu'après cela Michel , avec les autres Anges qui s'étaient soumis, se leva pour leur résister, et Dieu, favorisant les bons Anges, précipita les mauvais dans l'Enfer, qui est un effet de sa justice divine. Ceci marque qu'il ne fait pas bon se jouer à un si puissant Maître, puisqu'il punit au pied levé ses Anges, les confinant pour l'éternité dans une conciergerie de rage et de désespoir, accompagnés de maux épouvantables ; ce qui fait voir qu'il y a un Dieu vengeur. On ne peut pas jeter les yeux sur ce qui se passe dans ces possessions, qu'on ne soit persuadé de cette vérité. C'est un argument puissant dans la Théologie pour la preuve d'un Dieu ; car, dans ces Possédées, on voit clairement que ce sont des Esprits qui sont tombés dans la damnation pour avoir offensé Dieu et choqué son autorité, et qu'ils ont été privés de sa grâce, puis précipités dans le dernier malheur, qui est le péché, où ils sont restés.
Mais quoiqu'ils soient bannis pour toujours du royaume de la vérité et de l'amour, ayant une haine mortelle contre l'homme ; néanmoins, à cause de l'état de possession, ils sont tombés sous le pouvoir de l'Église ; Dieu, qui aime cette Église, départ sa protection et son assistance à ses Ministres, et rend les Démons assujettis à cette Église, soit qu'il donne ce secours à la sainteté de quelques particuliers, comme il a fait à plusieurs Saints auxquels il a assujetti ces mêmes Démons, soit qu'il le donne à l'autorité de l'Église son épouse, lui conférant la puissance de les contraindre, en dépit d'eux, comme des esclaves rebelles, à faire diverses actions contre leur gré, comme d'adorer le Saint Sacrement, honorant Jésus-Christ en ce Sacrement ; et moi-même, en exerçant mon ministère, je les ai contraints de se prosterner ; (ce qu'ils faisaient en se traînant comme des serpents en sa présence), et en dépit d'eux, je les ai forcés à répondre avec vérité et juridiquement, ainsi que des criminels à leur juge, à qui ils ne peuvent mentir ; étant assuré que l'Église a ce droit d'exiger d'eux le témoignage de la vérité en certains cas, comme quand il faut déposer contre ceux qui les ont mis dans ces corps par magie, et encore plusieurs autres choses importantes, quand il est nécessaire au bien de la personne possédée. Or, de savoir quand ils disent la vérité, ou quand ils ne la disent pas, il est mal aisé de donner une règle assurée de cela ; seulement, je puis dire par expérience, que quand l'Exorciste fait son devoir, s'y comportant avec un esprit désintéressé et prudent, Notre-Seigneur les oblige alors à faire ce que l'Église désire par ses Ministres ; et souvent, pour le bien des âmes, Dieu les contraint de dire (lors même qu'ils le veulent le moins) de très-grandes vérités ; et quand les choses qu'ils disent se trouvent conformes à ce que la foi nous apprend, nous pouvons avoir une grande assurance que Dieu les soumet à son Église et à ses Ministres, et qu'on apprend d'eux beaucoup de vérités ; non que je veuille dire que sur leurs dépositions on puisse faire le procès à personne, comme on a dit faussement que le magicien Grandier avait été condamné sur la déposition des Démons ; mais on peut prudemment tirer d'eux et de leurs paroles, des ouvertures pour poursuivre la justice et faire le procès aux magiciens ; le tout étant à la gloire de Dieu et le bien des âmes, par la connaissance de la vérité.
Pour moi ma pratique ordinaire était de faire aux Démons des discours sur les desseins de Dieu en leur création, et sur leur ingratitude en quittant son parti ; sur la béatitude qu'ils eussent obtenue s'ils eussent été fidèles ; sur la gloire éternelle de ceux qui sont en Paradis ; sur leur état de réprobation ; et généralement je faisais à leurs oreilles des discours de toutes les choses bonnes qui leur pouvaient déplaire. Je le faisais aussi pour me soulager ; car d'être deux heures le matin, et autant le soir, à dire toujours : Sortez, sortez ; ce n'est pas chose qui se puisse et qui soit selon la raison ; quoique nous eussions souvent plusieurs critiques qui disaient que nous avions tort de ne pas faire autrement avec eux, et qu'il fallait toujours les maudire. Outre qu'il me fallait aussi soulager par la variété, je trouvais que ces discours avaient un grand effet pour tourmenter les Démons, et je croyais que c'était faire progrès en mon affaire que de me rendre insupportable à ces méchants ennemis de Dieu. Surtout, je trouvais qu'ils étaient grandement molestés quand je mettais du temps à instruire l'âme de la possédée, la cultivant pour les choses du salut ; pour lors le Démon tâchait d'interrompre mes discours, qui n'étaient que de la vertu et de ce qui allait directement contre eux, et cette manière indirecte de les maltraiter, en renversant leur royaume, les intéressait plus que les foudres et les coups qui tombaient directement contre eux par l'Exorcisme de l'Église. Cela est évident par le récit que j'ai fait de toute cette Histoire, où je raconte toutes les voies dont je me suis servi pour la délivrance de la Mère Prieure. On voit manifestement que cette voie indirecte, qui allait droit au bien de l'âme, avait incomparablement plus de force pour les congédier, que les Exorcismes et autres choses directes. Je m'avisai de leur faire des commandements de choses qui leur fussent fort déplaisantes, et d'employer l'autorité de l'Église pour les leur faire exécuter, les molestant par-là et les réduisant à non plus. Je les ai souvent obligés à faire des choses qui leur étaient importunes, les questionnant pour en dire d'autres qui leur répugnaient beaucoup. Voici quelques-unes de leurs déclarations concernant la vie spirituelle.
Premièrement, le Diable dit qu'il savait bien que jamais la douceur de l'amour-propre n'avait tant régné parmi les spirituels qu'en ce siècle, et qu'on prenait sujet de quelques personnes éclatantes en sainteté, dans ce temps, pour s'établir en cette douceur, sans considérer combien elles avaient travaillé intérieurement pour acquérir leur élévation ; et c'est par-là, disait-il, que nous en attrapons beaucoup qui négligent la mortification des sens, se croyant plus haut qu'ils ne sont devant Dieu, et, sous couverture de charité, font couler leurs satisfactions jusqu'aux amitiés périlleuses. Ô ! que j'en connais de ceux-là ! que j'en visite souvent ! Nous travaillons beaucoup parmi les spirituels, et nous savons bien leur faire couler des maximes pour éviter les rigueurs de l'abnégation évangélique.
Les Démons ont plusieurs fois confessé avec frémissement et rage extrême, qu'il n'y avait rien de si ferme sur la terre, qu'une volonté déterminée à servir Dieu ; ce qu'ils disaient au sujet de la Mère. Il y a bien de la différence, disait le Démon, entre les manières dont Dieu et ses Anges nous traitent dans l'Exorcisme où nous nous défendons contre les Ministres de l'Église qui travaillent à nous punir et humilier, et celle qu'il tient ès affaires de la conscience, où il y va du progrès de l'âme que nous voulons empêcher. La violence qu'il nous fait en l'Exorcisme n'est pas si grande. Interrogé sur la raison de cette différence, il répondit : Parce que l'œuvre de la conscience est ici proprement son œuvre, qu'il soutient par-dessus toutes les autres. Il y a trois mois que nous avons fait vingt maléfices avec des Magiciens, pour empêcher cette œuvre, mais il ne nous a pas été permis d'en achever aucun, et les Anges ne le souffrent pas, voulant que la Mère ait le loisir de faire un fond, après quoi nous espérons qu'on nous en permettra davantage. Je dis alors au Démon : Quand ce fond sera fait, tout votre travail tournera à l'avantage de cette âme. C'est ce qui nous fait désespérer et enrager, repartit le Démon ; mais au moins nous avons la satisfaction de molester Dieu, et de jeter notre écume contre lui.
Un jour le Démon dit : Je cours par toute la terre, je vois les affaires des hommes, les guerres, les gouvernements des états, les édifices, les arts et les sciences, je me moque de tout cela, et je ne m'y arrête point du tout, considérant cela comme une fourmilière ; ce qui m'occupe principalement, c'est de traverser les amours de Dieu vers ses créatures, et je quitte les empires où règne l'idolâtrie, pour venir dans le christianisme importuner et inquiéter une âme dès qu'elle a entrepris de servir Dieu. Il est vrai, je l'avoue, que c'est m'embarquer à de grands assauts et à subir un nouvel enfer ; mais notre joie est d'inquiéter un cœur qui tend à l'union de Dieu.
Nous perdons, dit-il une autre fois, tous nos droits, par ces trois choses : l'oraison, l'humilité, la pénitence.
Interrogé un jour par quelle voie la créature, qui s'est égarée de Dieu, peut retourner à lui, il répondit : Si j'avais ma liberté comme l'homme, je jetterais mes yeux sur Dieu, le considérant en son amour, et tâcherais d'aller à lui par amour ; par la vertu de cet amour, j'emploierais toutes mes forces à produire des œuvres qui lui agréent et le contentent. L'amour est la vie du cœur ; il affermit bien plus un cœur vers Dieu, que la crainte, et il attache l'esprit fortement à quelque chose que ce soit ; c'est pour cela que nous tâchons d'engager les hommes en l'amour des choses périssables. L'amour est accompagné de la dilection, les choses pénétrant dans le cœur et s'y enchaînant, c'est une nécessité à la créature d'aimer ; c'est pourquoi, moi, qui ne peux aimer le bien, ayant perdu la grâce, j'aime le mal, et je tâche de me délecter dans le mal. Mais je n'en puis venir à bout, parce que n'aimant qu'à offenser Dieu, si je n'y réussis pas, je me vois travaillé par le peu d'effet de mon désir ; si j'en viens à bout, je suis chargé de nouveaux châtiments ; de là vient que rien ne me plaît, et que je suis très-misérable. Alors je lui demandai si avant sa chute il avait goûté la douceur du divin amour ; il répondit : Non ; et qu'il en était bien aise ; que présupposé qu'il eût dû le perdre, ce lui serait un extrême malheur de se ressouvenir d'un si grand bien. — Tu as pourtant reçu la charité et la grâce ? — Il est vrai, mais je n'en ai jamais produit d'actes dont il m'ait pu demeurer une impression de cette suavité d'amour. — Tu es vraiment très-misérable de ne pouvoir aimer une si grande bonté que celle de Dieu ; tu étais un noble Esprit, capable d'un grand et pur amour ; ton état est des plus déplorables. Ce que je disais pour l'affliger et le tourmenter. De fait, ce Démon commença à se lamenter avec des gémissements et des larmes étranges, et à confesser qu'il avait fait un grand tort à Dieu, en péchant et en lui ôtant une chose si chère que la créature ; ajoutant ces paroles : Plus l'amour est pur, plus il est grand ; aussi celui que Dieu porte à ses créatures ne se peut comprendre. Il nous créa tous pour se délecter comme un père en sa famille ; et nous lui avons ravi cette délectation, en nous perdant nous-mêmes, et l'homme avec nous.
Je lui demandai quel était le plus fort lien qui tenait la volonté de l'homme ordinairement attachée à la créature. Il répondit : C'est le plaisir des sens. L'ordre que nous tenons pour décevoir une âme, est celui-ci : La première chose que nous tâchons de faire pour la débaucher, c'est de la faire entrer en l'oubli de Dieu ; c'est ce qui précède nos desseins ; nous l'entretenons en cet oubli par le souci des choses de cette vie, par les craintes et les sollicitudes, et par la peine que nous lui faisons voir qu'il y a de se captiver au service de Dieu ; si bien que l'ayant portée à ne se plus souvenir du commandement de Dieu, comme elle ne se peut passer d'aimer, nous l'engageons aux choses de la terre.
Un jour je pressai le Démon de m'expliquer comment se faisait l'oraison infuse ; il me dit qu'elle commençait par une grande tranquillité, laquelle croissait petit à petit, jusqu'à ce que la volonté s'embrasât d'amour ; sur quoi vient le ravissement ; en quoi l'âme doit montrer principalement sa fidélité, parce qu'il arrive qu'elle y mêle souvent beaucoup d'imperfection, en ce que s’arrêtant plus au don qu'à Dieu même, elle s'élance vers le bien qui lui est présenté, et se perd en sa jouissance, là où, si elle était fidèle à se retirer de son imperfection et intérêt en humilité, elle ne se perdrait pas, mais demeurerait sans extase. Dès que nous voyons l'âme perdre cette bride de la crainte de Dieu, nous lui représentons les grandeurs, les commodités et les plaisirs du monde, et par- là nous l'amenons au péché.
Je lui demandai, s'il y avait un enfer des âmes qui eussent fort goûté Dieu, et entièrement l'amour divin. Il me répondit : Nous en avons qui ont goûté Dieu en la perfection qu'on le peut goûter en cette vie, par union, mais il y en a peu. Telles personnes ne se gagnent guère par surprises, mais par secrète vanité, qui, se glissant en leur âme, les aveugle, leur fait mépriser les autres, et trébucher à la fin. Nous ne manquons pas de nous trouver à la mort des grands amis de Dieu, pour les attraper, si nous pouvons, en cette vanité. Au reste, ceux d'entre eux qui viennent en Enfer, ont sans cesse quelque Démon qui leur rappelle cette suavité de Dieu et les faveurs reçues, pour leur entretenir le ver qui les doit ronger éternellement. Quand une âme sortant du corps nous est livrée, nous savons toutes les pièces de son procès, et cela nous est nécessaire, puisque nous sommes exécuteurs de son arrêt ; nous savons toutes les causes de sa condamnation, afin de lui imprimer vivement à jamais des motifs de sa douleur. On lui représente les grâces, les occasions, les lois de Dieu, et en même temps on lui applique les peines et on la charge de tourments. Nous avons des âmes à qui Dieu même s'est montré en son Humanité, et on leur représente celte grande beauté perdue ; elles en ont même des impressions plus vives qu'elles n'en avaient sur la terre, qui ne leur servent que de tourments ; car le sentiment de la privation des biens est plus grand que celui de la gêne.
Je ne saurais assez dire combien je trouve important de rendre puissantes les preuves qui autorisent les objets de la foi, et qu'il est de grande conséquence de savoir démontrer la vérité de beaucoup de choses qui nous ont été révélées par l'Église, et qui composent la Foi chrétienne. Or tout le récit que je fais en ce livre, n'est que pour fortifier la croyance que nous avons de Dieu, de Jésus-Christ et de son Église ; et je croirai avoir bien employé mon temps d'avoir mis ces choses par écrit, desquelles suit évidemment cette vérité, qu'il y a un Dieu, et le reste. Cela non-seulement n'est pas inutile, mais de très-grand effet, à cause que naturellement les hommes sont extrême ment faibles dans la foi, et que souvent les meilleurs sont tentés contre la foi, à cause que l'état ordinaire de cette vie est une inclination au présent, et nous abaisse aux- biens et aux maux sensibles, en telle manière, que notre ennemi qui voit que l'abîme de tous maux n'est en nous que l'oubli des éternelles vérités, vient facile ment à bout de nous corrompre et de nous débaucher de la fidélité que nous devons à Dieu, en nous mettant ce bandeau devant les yeux, pris des choses présentes. Celles qui sont de l'autre vie ont une telle disproportion avec nous, à cause de leur invisibilité, qu'à peine nous entrent-elles dans l'esprit, et que notre nature, lâche et affaiblie par le péché, se laisse aller et tomber sur les objets créés, et croupit dans l'oubli et l'ignorance de ce qui nous devrait être toujours vivement inculqué.
Pour cela donc, je me suis simplement mis à cet ouvrage, et je veux, aussi fortement que je pourrai, mettre devant les yeux ces choses qui, étant vues et pesées par les personnes qui ont quelque sagesse, les engagent tout-à-fait au dessein de servir Dieu ; et pour cela, je veux l'avouer, quoique souvent en ma vie j'aie eu du combat sur les vérités de la foi, bien que j'aie été élevé assez chrétiennement, je dirai néanmoins que depuis que ces objets m'out été rendus présents, la difficulté, à croire les choses de notre Religion m'a été tellement ôtée, que je puis dire que ces vérités me sont évidentes ; car quoiqu'elles soient toujours obscures et cachées en elles-mêmes, néanmoins leur existence m'est rendue si assurée, que j'ai souvent dit que les cailloux sur lesquels je marche dans les rues ne me sont pas plus clairement connus ni plus vulgaires, si je puis ainsi dire, que les choses de notre Religion me sont rendues manifestes. Car de cette vérité, qu'il y a des Anges perdus, dont la malignité et la damnation me sont indubitables, il s'en suit qu'il y a un Dieu, qui est une Majesté et une Puissance souveraine, qui, étant offensé par eux, les a ainsi punis, les rejetant de soi, et les condamnant à des peines effroyables. De là s'ensuit aussi, que ce même Dieu, qui est Auteur de la nature, le Créateur de l'homme, et qui lui a donné un esprit capable de connaissance et de liberté, ne souffrira point impunis les péchés que les hommes commettent contre lui, ni ceux des hommes qui se laisseront emporter à la tentation et s'abandonneront au mal ; oubliant la volonté de leur Créateur, qui étant bon, juste, et pur, ne peut compatir arec le mal et l'injustice ; et partant qu'il emploiera sa puissance à les punir d'une punition proportionnée à sa grandeur offensée. De là s'ensuit encore, que les esprits des hommes, disparaissant à la mort, seront alors en état de recevoir les effets de la divine justice, et seront traités comme ses amis, s'ils sont bons et innocents ; mais s'ils sont méchants et désobéissants, ils seront traités comme les mauvais Anges qui ont été réduits à un supplice éternel, comme il nous paraît clairement par leur rage, par leurs cris, et par la déclaration qu'il nous ont faite de cela. Car quoi qu'ils le cachent le plus qu'ils peuvent, parce qu'ils sont malins, et qu'ils veulent décevoir les hommes, néanmoins par l'autorité que l'Église a reçue de Dieu sur eux, ils sont contraints, à la parole de ses Ministres, de faire connaître ce qu'ils sont, c'est-à-dire, malheureux et abandonnés à tous crimes comme à toutes peines.
Ainsi, par l'occasion que la divine Providence m'a donnée devoir, en cette affaire, ce qui est de leur malheur, ayant parlé, trois ans durant, avec eux matin et soir, ayant eu des sujets justes et raisonnables de leur reprocher leurs crimes et de leur parler de leurs tourments éternels, j'ai appris (Dieu le voulant ainsi, sans que j'aie eu aucune société avec eux, les traitant toujours comme ennemis capitaux) j'ai, dis-je, appris de leur propre bouche, d'une manière que j'avais sujet de penser que Dieu les obligeait à dire la vérité, mille et mille choses excellentes pour notre instruction, de leur état, de la rigueur de Dieu contre eux, de leur rage contre les hommes, de leur malice acharnée à nous perdre ; de leurs inventions pour en venir à bout, dès peines qu'ils font souffrir aux pécheurs qui sont en Enfer en leur puissance, de leur économie entre eux, de leur sujétion à leur Chef et à ceux qui parmi eux sont Princes, de leur intelligence entre eux, de leur confusion, de leur délaissement de Dieu, et de la variété des peines des damnés. J'ai eu tels propos avec eux, à l'occasion des Exorcismes ; et souvent à l'occasion de ce que dans les entretiens particuliers que j'avais avec la Mère, ils m'interrompaient pour empêcher le profit qu'elle en pouvait faire. À leurs interruptions, je faisais mes plaintes et mes oppositions ; Cela m'embarquait en entretiens avec eux, et dans ces entretiens je n'étais pas toujours comme un comité qui bat, dans les Galères, les esclaves, ou comme un ennemi qui est dans la chaleur de la mêlée, mais comme l'ennemi qui est en propos avec son adversaire sur les différends qui surviennent ; ainsi j'étais engagé à dire plusieurs choses qui en tiraient d'eux d'autres, lesquelles étant fort conformes aux vérités de la Foi, étaient élevantes, souvent instructives, et parfois consolantes, par les réflexions que je pouvais faire là-dessus. De plus, à cause que pour le bien de l'âme que je devais assister, et de qui je procurais le secours et l'avancement, il m'était nécessaire de faire force questions, et avancer force propos ; il se faisait que de tout cela le Diable avait sujet de marquer ses des seins malins et ses oppositions, et souvent disait des choses très-puissantes pour émouvoir à la crainte de Dieu ; et ces choses sont innombrables. Quelquefois l'embarquement était si grand, que les heures coulaient entières en ces discours, pendant lesquelles il me paraissait plus clair que le jour, que cela ne pouvait partir de l'esprit d'une fille, et que c'étaient des Esprits au-delà de l'humain. Combien de fois m'est-il arrivé de leur parler du bien de l'âme qui est unie avec Dieu, et qui, par l'assiduité à chercher sa conversation en l'oraison, vient à goûter sa suavité et à s'unir à son Être divin ; de quoi ces malheureux Esprits recevaient une si grande peine, qu'ils fondaient en un moment, se retiraient, me laissant seul avec la Mère, avec qui je renouais l'entretien que j'avais commencé et qu'ils avaient interrompu, et, avec un très-grand profit pour elle, je lui faisais apercevoir les oppositions que le Démon faisait à son bien.
Souvent dans l'entretien que j'avais avec elle, Dieu donnait une telle bénédiction à mes paroles, que son âme était prise du goût de Dieu, et même je lui faisais faire oraison, l'aidant par mes paroles et lui prononçant les meilleures choses que je pouvais, et que Notre-Seigneur mettait en mon âme. Son cœur s'enflammait de l'amour divin, et était tout embaumé par la grâce, si bien que le Démon qui s'était retiré pour ne pouvoir souffrir ce que je lui disais parlant à lui, retournait pour empêcher la bonne disposition où entrait l'âme de la Mère, et parfois retournant il sentait ce baume de la consolation divine dans cette âme, ce qui lui était pire qu'un enfer. Il n'est jamais arrivé (quelque obstination qu'il eût pour empêcher ce profit de l'âme) qu'il ait pu fermer la porte de son esprit et de ses sens intérieurs ; car alors ne pouvant venir à bout d'étouffer cette grâce, il faisait des bruits au-dehors pour détourner notre attention ; mais il a toujours été contraint de céder, laissant la place à Dieu, et pour empêcher cela, il désirait l'Exorcisme, qui était bien une batterie plus directe contre lui, mais non pas si griève ni si contraire à ses intentions et à son repos, comme celle d'un entretien spirituel avec elle. Je lui disais quelquefois : Quoi ! tu veux aller à l'Exorcisme ? ici je ne fais rien contre toi, seulement je parle à l'âme. Il me répondait : Ce que tu fais ici est beaucoup plus contre moi, car je n'ai rien tant à cœur que d'empêcher l'œuvre de Dieu, et c'est bien ici l'œuvre de Dieu, plutôt que l'Exorcisme, qui n'est qu'une guerre contre moi. Ceci est la culture de l'âme, et Dieu aime cela plus que tout le reste ; voilà pourquoi, comme je hais Dieu, je fais plus de cas d'empêcher son amour, que de fuir l'enfer. Ceci m'est plus que l'enfer ; car la première loi que j'ai en moi, est de m'opposer à Dieu, et d'empêcher que l'âme ne le serve, particulièrement quand c'est une âme que je possède. C'est un petit tourment pour moi que l'Exorcisme, au prix d'être associé à une personne qui aime Dieu et le sert, et mon principal soin et dessein est d'empêcher que cette âme ne soit à lui. Je lui répondis : C'est pour cela que le mien principal est de faire que cette âme connaisse Dieu, l'aime et le serve. La vie éternelle consiste à connaître Dieu et son Fils, comme l'a dit Jésus-Christ ; ainsi, tant que je serai ici, et tant que j'aurai de vie et de force, je ferai ce que je pourrai afin que cette âme se rende au Bien parfait. Alors il me répondit : C'est ma rage, et c'est pour cela que je ferai le pis contre toi le plus que je pourrai. Nous entrions comme cela en différends et en des contestations qui duraient longtemps ; c'étaient des défis mutuels que j'ai racontés dans l'Histoire. Mais je remarque ici que quand je n'eusse eu d'autre preuve que ces entretiens, il y en avait plus qu'il n'était nécessaire pour connaître que c'étaient vraiment des Démons, c'est-à-dire, des Anges qui étaient damnés ; et comme ces communications avec eux ont été fort fréquentes dans l'espace des trois ans, j'ai rendu cette notion si assurée , que je ne puis que je ne la fasse connaître à qui je pourrai, afin que l'on sache qu'il y a un Dieu dans le Ciel, qui punit les méchants qui lui désobéissent ; et non-seulement qu'il y a un Dieu, mais que ce Dieu a envoyé son Fils au monde pour le salut du genre humain ; que ce Fils a enseigné la vérité aux hommes, prêchant comme il a fait, et a donné, outre cela, son Corps dans le Saint Sacrement. Ce qui m'a encore été rendu manifeste comme si je l'eusse vu. La puissance des Saints a aussi paru, surtout celle de la sainte Vierge, celle de saint Joseph, celle des saints Anges, de qui les effets nous ont été manifestés en tant de façons, que je ne les saurais tous raconter. J'en dirai pourtant quelque chose aux occasions. Mais il faut venir à ce que je me suis proposé au commencement de ce Chapitre, qui est de dire les autres preuves de la présence des Démons, dont la principale est la découverte des pensées du cœur humain.
Pour revenir donc à notre propos de ce signe qui surpasse les forces de la nature humaine, il faut dire que souvent, j'ai éprouvé que ces Démons ont connu et déclaré l'intérieur, non-seulement des choses cachées, comme ce qui était contenu dans les lettres qui n'avaient point été vues, mais même les pensées assez secrètes du cœur humain. Or, pour parler de ce signe, il faut savoir que l'opinion des Théologiens est qu'il n'appartient proprement qu'à Dieu de connaître les pensées, et que les Anges naturellement ne les connaissent point. Cela est tenu pour si assuré, que lorsque je disais que les Démons possédants connaissent souvent nos pensées, on me disait que cela ne pouvait être, et que c'était une erreur de l'avancer ; et lorsque j'alléguais l'expérience que j'en avais, et encore celle de plusieurs autres Exorcistes, on me répondait que nulle expérience n'était recevable, quand elle choquait l'opinion reçue de tous les Théologiens. Je disais, au contraire, qu'on pouvait bien douter d'une expérience ; mais que lorsqu'elle était connue certaine, il fallait donner explication aux Docteurs, et non pas nier l'expérience, si ce n'est en des choses où Dieu a révélé manifestement le contraire ; comme nous voyons au Mystère de l'Eucharistie, où, nonobstant l'expérience de nos sens, nous croyons que le Corps de Jésus-Christ est, et non pas le pain. Mais les opinions des Docteurs présupposent l'expérience, et si les Sages s'accordent en une chose qu'ils auront expérimentée, il faut bâtir la science sur cela. Il est donc advenu si souvent que nous avons vu que les Démons connaissent nos pensées, que nous n'en pouvons faire de doute.
Premièrement, c'était un usage ordinaire à plusieurs (et il n'y en a aucun qui ne l'ait fait quelquefois) de dire au Démon : Obedias ad mentem ; et fort souvent je l'ai fait, me figurant, après, quelque chose de particulier dans l'esprit, et commandant au Démon de faire ce que je lui commandais en ma pensée. Cela, je l'ai fait souvent, au commencement pour ma satisfaction, et puis pour celle des autres ; et cela a été fait en telle sorte, que je ne pouvais douter que le Démon ne connût ma pensée et mon intention : cela se faisant aux choses dressées pour lui ou adressées à lui-même, sans rien dire par la parole intelligible au-dehors. Lorsque la Mère était dans la maison, ou au fond du jardin, ou sous les gouttières pendant la pluie où le Démon la menait par une extravagance aussi fâcheuse que ridicule, et voulant qu'elle vînt, je commandais au Diable, du lieu où elle ne pouvait m'entendre, de venir et de se rendre en tel endroit que je lui marquais ; dans peu le Démon l'amenait, disant : Que me veux-tu ? D'où je concluais qu'il avait connu ma pensée. Même il est arrivé que, traitant avec lui par des paroles, je cessais de parler, et je continuais par la seule pensée. À quoi il faisait des réponses comme si j'eusse continué de parler, et parfois assez longtemps. Aussi je disais à quelqu'un, qu'il pensât ce qu'il voudrait, et alors je disais au Démon, qu'il fît ce qu'un tel désirait et commandait en sa pensée, et cela était soudain exécuté. À ceci on m'a dit que cela n'est pas par la force naturelle des Anges, mais par une dispensation spéciale de Dieu contre la nature et puissance des Diables, afin qu'on puisse connaître que ce sont des Démons. Mais il n'est pas croyable que Dieu permette sans sujet à ces Esprits des choses au-dessus de leur nature ; car nous voyons, en des choses très-viles et vulgaires, qu'ils aperçoivent les pensées des personnes, et qu'ils les disent. Les Religieuses possédées nous disaient, que, dès qu'elles étaient à l'Exorcisme, et qu'elles n'étaient pas encore troublées jusqu'à perdre le sens, elles lisaient, par la vivacité que le Démon leur donnait, dans la tête de tous ceux qui étaient présents, comme si elles eussent lu dans leurs heures, tous les desseins qui y étaient ; et je puis ici dire en preuve de cela, ce que j'ai ouï en deux occasions : l'une était d'un de nos Pères qui en usait tous les jours de cette manière ; il commandait quelque chose dans son esprit au Diable, et lui disait : Obedias ad mentem ; et une fois il reçut cinq ou six pensées de quelques actions qu'il voulait commander au Diable, et à chacun il disait à part soi, que non ; enfin il s'arrêta à une septième, et alors il dit au Démon : Obedias ad mentem. Le Démon après cela dit tout haut toutes les pensées du Père, l'une après l'autre, et à chacune il disait : Mais, Monsieur ne veut pas. Enfin après les avoir dites toutes, sauf la dernière, il dit : Nous verrons, nous verrons ; restant jusqu'à la fin de la journée, et puis il accomplit ce que le Père avait commandé, montrant par-là que non-seulement il connaissait les pensées de ce Père, mais même celles qu'il mettait sous la clef, disant, que non ; ce qui prouve que non seulement ils connaissent celles qu'on leur adresse, mais celles mêmes qu'on leur veut cacher.
L'autre chose est que dans cette Maison de Loudun, il y avait une fille pensionnaire, qui était possédée, et vivait avec les Religieuses. Un jour il y avait grande quantité de noblesse qui assistait aux Exorcismes ; il y avait force laquais, qui se rendirent tous au parloir où cette fille était, et faisait du bruit ou plutôt le Diable en elle. Tous ces laquais s'assemblèrent pour rire et caqueter avec ce Diable follet. Un de ces laquais folâtrant lui dit : Devine ma pensée ; le Diable qui faisait comme une fille égarée eût pu faire, lui répondit : Que me donneras-tu ? Ce laquais lui promit des dragées ; alors le Diable lui dit, qu'il pensât la chose qu'il voudrait, et ensuite il la devina ; et une partie de l'après-dinée se passa à deviner les pensées de tous ces laquais pour des dragées. Cela est une chose commune et vulgaire, qui ne semble pas demander une permission extraordinaire de Dieu, et par-là on peut conclure que c'est donc une chose naturelle et facile aux Anges de connaître les pensées que l'on a communément. Il est vrai qu'ils ont avoué eux-mêmes, qu'ils ne connaissent pas le secret du cœur, et je ne puis savoir quel autre secret leur est clos que celui des pensées intimes que l'âme a avec Dieu, comme celles que les bonnes âmes ont dans l'oraison ; mais pour toutes les pensées communes, il y a grand sujet de croire qu'ils les connaissent toutes. Mais soit que ce soit par leur force naturelle, ou par la révélation de Dieu, il est constant que les Démons possédants les connaissent ; et que ceux-là les connaissant, comme nous en avons des preuves sans nombre, il reste toujours ce que nous désirons prouver, que ce sont des Démons, et que nous sommes certains de tout le reste de ces importantes vérités qui s'en écrivent et dont la connaissance fait tant à notre salut.
Quoiqu'il n'y ait point de plus fort argument de la présence des Esprits supérieurs à notre nature dans ces personnes possédées, que celui que je viens de déduire, il y en a pourtant plusieurs autres qui ne se doivent pas omettre pour confirmer cette vérité, que c'étaient vraiment des Diables qui possédaient les Religieuses de Loudun.
1.° Il n'y avait guères de ces filles où il ne parût des contorsions que la nature ne saurait imiter. Dès que je fus arrivé, j'en vis une qui faisait une chose qui se trouvait presque en toutes ; c'est qu'elle se courbait en arrière, touchant de la tête ses talons, et se tenant néanmoins sur ses pieds, marchant fort longtemps et aisément, sans changer de posture.
2.° Il n'y en avait guères non plus qui n'eussent une sorte de mouvement, qui était de secouer la tête avec une telle vitesse, qu'il n'y a personne si habile qui le pût faire avec dessein.
3.° Quand elles étaient couchées par terre, elles se raidissaient et se rendaient tellement pesantes, que l'homme le plus robuste avait bien de la peine à leur soulever la tête.
4° Elles tiraient la langue dehors, et la grossissaient démesurément, la rendant dure et noire ; ce qui ne se pouvait qu'en amassant quantité d'esprits en cette partie, laquelle n'était aucunement serrée avec les dents ; ce qui se faisait tout-à-coup et en un moment. J'ai vu les plus habiles Médecins avouer que c'était un effet entièrement surnaturel et extraordinaire.
5.° Le démon Balaam faisait en la Mère Prieure une chose qui, quoiqu'en apparence légère, fut jugée, par les Médecins les plus entendus, ne se pouvoir faire par aucune force humaine, qui était de donner une vivacité aux yeux inexprimable, mais qui à la vue portait une preuve indubitable de la puissance du Diable et de sa résidence en ces yeux.
6.° Cette même Mère faisait une contorsion singulière, tordant les bras aux jointures des épaules, du coude et du poignet, faisant un tour en chacune de ces trois jointures. C'était à l'adoration du Saint Sacrement : le Démon appuyant le ventre sur la terre joignait les pieds, et tournant les bras en derrière, joignait aussi les mains avec les pieds et faisait un tour à chaque jointure.
7° Il y avait encore une chose commune à toutes les Possédées, c'est qu'après toutes les agitations les plus véhémentes et pénibles, jamais elles ne paraissaient émues, et leur pouls restait calme ; ce qui marquait clairement l'assistance d'un Esprit qui les possédait et les tenait en paix au milieu de ces mouvements forcés.
Or, de ces preuves prises de l'extérieur, c'est-à-dire, des effets qui se voient à l'œil, j'en tire une conclusion, qu'il y a des Esprits au-dessus de l'humain, et des Esprits qui, par leur faute, sont tombés en l'indignation de Dieu, et damnés ; et par cet état, sont réduits dans une extrémité de malice. De cette conclusion, je tire la vérité d'un Dieu et de sa justice, la preuve de la Religion et de l'Église, du dernier jugement et de l'enfer, et de toutes les autres vérités que la foi nous propose ; lesquelles nous évitons naturellement de savoir, pour n'être point gênés ni contraints en notre liberté ; car comme le monde est plein de personnes libertines qui ne veulent croire que ce qui leur plaît, il se trouve entièrement nécessaire que Notre-Seigneur fasse ou permette des choses qui convainquent qu'il y a un jugement et une autorité souveraine de Dieu qui retient même les méchants par la crainte de sa justice. Et comme dans l'état de cette vie Dieu tempère cela par une providence si douce qu'il y a toujours besoin de foi pour adhérer à ces vérités ; il se trouve, à cause de cette douce providence de Dieu, que la plupart des méchants chancellent dans cette croyance, et quand Dieu fait des choses qui semblent surpasser les forces de la nature, ils font ce qu'ils peuvent pour ne pas se laisser convaincre, et mettent en cela la force de l'esprit, estimant peu ceux qui sont de facile croyance.
Dieu permit un exemple fort signalé d'une personne autant incrédule et indisposée à la vérité qu'il y en saurait avoir au monde, laquelle étant venue à Loudun, et ayant vu ce qui s'y passait, fut tellement convaincue et touchée, que sa conversion est une des plus admirables de ce siècle. C'est de M. de Queriolet que je veux parler, et comme Notre-Seigneur le convertit d'une vie très-méchante et abominable ; et je le dirai d'autant plus volontiers, que je l'ai vu et connu avant sa conversion et après. L'histoire de ce personnage nous servira encore d'une très-grande preuve de la vérité que nous avons entrepris de faire voir.
Il vint donc à Loudun, l'an 1635 ou 36, un homme de Bretagne, pourvu d'un office de Conseiller au Parlement de Vannes. Il était d'une vie si déréglée et si impie, qu'il ne croyait ni Dieu ni Diable. Il était âgé de 30 à 32 ans, et garçon. Il était venu à Loudun, non comme plusieurs, par la curiosité de voir des Démons, mais pour voir un de ses amis, nommé M. de Silly, qui était fort riche et qualifié dans Loudun ; et, à ce qu'on dit, il était en intention de traiter de se marier. Ayant appris ce qui se passait dans cette ville, il fut sollicité par le fils de son ami, de contenter sa curiosité de voir des Démons. Il avait extrêmement voyagé, et avait été jusqu'en Turquie, dans le dessein de se faire Turc, toujours pensant qu'il n'y avait point de Dieu. Il avait souvent fait, à ce qu'il m'a dit, tout ce qu'il avait pu pour savoir s'il y avait un Dieu et s'il y avait des Diables. Étant allé seul dans une forêt, et s'étant fourré au plus profond du bois, il avait invoqué les Démons, mais sans succès ; et il ne croyait point qu'il y eût un autre Dieu que le bon temps. Ensuite de cela, il s'était adonné à toutes sortes de vices ; il avait tenu dans son château de Queriolet, la femme d'un Gentilhomme qu'il entretenait ; il avait des inimitiés, et un grand usage des armes ; il était fort déterminé, jouissait d'une santé à l'épreuve, et avait le corps robuste. Il avait fait le dessein de ne point voir les Possédées, parce que, sur le récit de quelques libertins comme lui, il pensait que ce n'étaient que des filles folles ; néanmoins il se laissa entraîner par son ami à l'Exorcisme. Il ne fut pas d'abord à celui que je faisais, quoiqu'il y vînt ensuite, mais il s'attacha à voir celui du Père Ange, qui exorcisait une fille séculière, appelée la Benjamin. Il alla donc, sans aucun dessein spécial, dans l'Église de Sainte-Croix, où cette fille était exorcisée, et se mit en un lieu où il pût voir l'Exorcisme. Dans peu le Démon, parlant par la bouche de la fille, lui livra de grandes atteintes qui lui donnèrent sujet de lui demander d'où elle le connaissait ; et lors le Démon lui dit des choses fort secrètes de sa vie, qui l'étonnèrent beaucoup ; et sur les répliques qu'ils se firent de part et d'autre, il conclut que c'étaient véritablement des Diables, et que cela étant, il y avait donc un Dieu ; Et s'il y a un Dieu, disait-il, où en suis-je ? et à quoi doit aboutir une vie comme la mienne ? Cela le fit rentrer en soi-même, et de raisonnement en raisonnement il tira toutes les conclusions que la grâce fait ordinairement en une âme, quand la lumière divine y est entrée.
Il communiqua avec le Père Ange, et après quelques conférences avec lui, il se détermina à faire une confession générale, qu'il fit fort sérieusement. Allant de degré en degré, il vint jusqu'à l'entière détermination de changer de vie, et de penser à une sérieuse pénitence. Il laissa tout le dessein de son mariage, revint à Vannes, mit ordre à ses affaires, et prit une conduite parfaite de servir de Dieu, se retirant en son château de Queriolet, qui était près de la ville. Il s'adonna fort à l'oraison et à la mortification. Il passa ainsi quelques années, allant tous les jours à une chapelle de Notre-Dame, à une lieue de chez lui, et revenait dîner à son logis. Il donna de grands exemples d'un esprit vraiment converti à Dieu et pénitent ; il prenait de fréquentes disciplines et jeûnait tous les jours. Il vendit son office, employa l'argent à payer quelques dettes, et distribua le reste aux pauvres, qu'il assemblait tantôt dans un bourg et tantôt dans un autre ; et là il donnait de grosses aumônes, jusqu'à ce qu'il eût tout distribué.
Après avoir passé quelques mois dans cet état pénitent, il prit un dessein extraordinaire ; ce fut de se déguiser en gueux pauvre et mendiant, et d'aller en pèlerinage à Notre-Dame-de-Liesse. Il partit sans chemise, avec un vieux pourpoint sans manche, et tête nue ; dans cet équipage il vint à Loudun, où Notre-Seigneur l'avait converti. Personne ne l'y reconnut, et il ne se fit point connaître. Il entra dans l'Église où le même Exorciste était encore, et se mit au fond de l'Église à genoux devant le Saint-Sacrement. Le Diable seul le reconnut, et commença de crier après lui, et de s'en moquer. Le Père Ange y ayant pris garde, et allant à lui, sut, par sa propre confession, qu'il était M. de Queriolet ; il demeura fort surpris de le voir ainsi, mais reconnaissant que c'était un effet de la grâce de Notre-Seigneur , il le laissa achever son pèlerinage, qu'il fit avec une grande humilité et pauvreté. Depuis cela, tous les ans, il entreprenait quelque voyage, tantôt à Rome, tantôt à Saint-Jacques, et à Notre-Dame de Lorette. La première fois qu'il fit le voyage de Rome, ce fut avec une telle rigueur pour sa personne, qu'une de ses austérités fut qu'il ne changeait jamais de chemise qu'il ne fût de retour chez lui. Or, cette fois, comme la vermine le tourmentait, il résolut, en revenant, de se mettre en un lieu commode pour laver sa chemise ; il était auprès d'un buisson, et comme il était près de se dépouiller, quelques personnes l'apercevant, se mirent à crier après lui, l'appelant gueux et fainéant. Il prit cela pour un effet de la providence, et que Notre-Seigneur ne voulait pas sans doute qu'il se soulageât. Il continua donc son chemin, et ne quitta sa chemise que lorsqu'il fût de retour chez lui.
À Rome, il ne voulut rien voir de curieux, pas même le Pape vivant, comme étant mort au monde, visitant les seuls sépulcres des Saints, et ne tirant satisfaction de la vue d'aucune chose. Après avoir fait deux ou trois ans la vie de pèlerin, il résolut de prendre les Ordres sacrés ; continuant ses pénitences et ses pèlerinages tous les ans, sans rien diminuer de ses austérités, sinon qu'il buvait un peu de vin dans ses voyages ; car dans sa maison il ne buvait que de l'eau. Outre cela, il s'employait totalement à soulager les pauvres, et fit de son château un hôpital. Tous les jours il donnait à manger aux pauvres qui s'y rendaient, leur donnant portion, potage et dessert.
Environ l'an 1654, il passa par Bordeaux allant à Saint-Jacques ; n'ayant trouvé personne de connaissance, et le Portier de notre Maison le prenant pour un pauvre Prêtre, il passa outre, et fit son voyage ; au retour, il sut que j'y étais, et vit nos Pères. Le Père Recteur le reçut, et le pria de loger chez nous ; il y resta cinq semaines. C'était au mois de novembre, il tut visité par des personnes de condition, et donna à tous une grande édification à cause de son mépris du monde. M. le Prince de Conti et M. le Duc d'Enguien, pendant qu'il fut au Collège, le tenaient presque toujours à leur table : ces Princes logeaient tout à côté, et avaient une porte de communication dans le jardin ; il traitait avec eux en grande simplicité. Aussitôt qu'il était levé, il allait à quelque Église où il disait la Messe, et y demeurait jusqu'à midi, et après il allait dîner où il était prié. Ensuite il entrait en conversation, profitant beaucoup aux âmes, et touchant les esprits. Il vivait sans respect humain, parlait aux grands et aux Princes, et leur disait la vérité ; et dans notre Maison, il nous édifiait fort par ses entretiens, car il marquait clairement qu'il ne se souciait que de Dieu.
Étant de retour en sa maison, il continua d'assister les pauvres, qu'il logeait aussi chez lui ; et quoique les pauvres lui dérobassent ce qu'ils pouvaient, il ne s'en rebutait jamais. Il avait une petite chambre où il couchait et faisait ses prières ; et souvent, quand il avait quelque pauvre tout pourri et ulcéré, il le faisait coucher avec lui ; ce qu'il a fait plusieurs fois sans avoir jamais gagné aucun mal. Une fois sa sœur, qui était une Dame qualifiée, le vint voir avec son carrosse, bien ajustée et parée ; il ne la voulut pas reconnaître. Un certain homme voyant qu'il donnait ainsi tout son bien, entreprit de lui faire un procès, et de soutenir qu'il lui devait une grosse somme, en produisant quelques pièces si bien falsifiées, qu'il était en danger d'être condamné. Messieurs du Parlement le firent entrer, et, sur sa seule déposition, lui firent gagner son procès. Enfin il menait une vie comme s'il eût été crucifié au monde, et le monde à lui. Il montrait toujours un grand sens et une grande prudence. Il allait toutes les semaines passer un jour au Collège de Vannes, où il avait une chambre, et il se rendait à la Communauté sans aucune cérémonie. Il allait aussi de temps en temps aux Pères Carmes de Sainte-Anne.
Enfin, environ l'an 1660, étant allé à son ordinaire visiter ces bons Pères, il tomba malade, et y mourut, muni de tous ses Sacrements, laissant une grande odeur de sainteté. Il fut une fois malade chez nous ; ce qui était rare, à cause de sa forte santé. Durant sa maladie, il se laissait gouverner par les Pères, et obéissait exactement au Médecin. Dans les premières années de sa pénitence, il ne prit point de Directeur, car il disait : Je n'eusse jamais trouvé personne qui alors eût consenti à la pénitence que Dieu voulait de moi. À un pécheur comme moi, il fallait une vie extraordinaire.
Sa vie est remplie de grands exemples de vertu. Cet homme a jeté un grand éclat dans la France. Il allait quelquefois à Paris. Une fois il entra par une porte, et sortit par l'autre, sans s'y arrêter. Il était intime ami du Père Bernard, qui était un saint Prêtre très connu à Paris. Un jour qu'il y arrivait, ce Père le reconnut et le mena chez lui, quoiqu'ils ne se fussent jamais vus auparavant.
J'ai regret de dire si peu de choses de lui, mais nous sommes dans l'espérance que quelqu'un écrira sa vie ; ce que je veux remarquer à son sujet, est que la vie de cet homme est un fruit de Loudun. Tant de gens qui font les esprits forts, y sont venus pour voir les Démons et satisfaire leur curiosité, sans en tirer du fruit pour eux-mêmes ; mais celui-ci y a trouvé son salut et sa vie. Après avoir manifestement connu que c'étaient des Diables, il a conclu qu'il y avait un Dieu.
Reportez-vous à Éclaircissement touchant la possession des Religieuses Ursulines, et de quelques autres personnes de la Ville de Loudun, Que Satan communique avec l'homme depuis l'état du péché, et jusqu'où arrive cette communication, De la conduite qu'il faut tenir à l'égard des Énergumènes, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Les possessions démoniaques sont rares uniquement pour ceux qui ne combattent pas le démon, Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (1/4), Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (2/4), Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (3/4), Histoire de la possession des Ursulines de Loudun, et des peines du Père Surin (4/4), De l'Amour du Père Surin pour tout ce que Notre-Seigneur a aimé, et premièrement de sa grande dévotion à la très-sainte Vierge, Du grand Amour du Père Surin pour les Saints Anges, dans l'union avec notre Seigneur Jésus-Christ, De l'amour du Père Surin pour l'humilité, dans l'union avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, Les Possédés d'Illfut : Les victimes, Les Possédés d'Illfurt : Satan et les fêtes, bals et danses, Les Possédés d'Illfut : Les victimes, Les possédés d'Illfurt : Perte du Ciel et peines de l'Enfer, Miracles de Sainte Hildegarde, De la vie Purgative, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la vie illuminative, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Prière pour demander la victoire sur ses passions, Saint Joseph patron et modèle des religieux, Simple et courte méthode d'oraison mentale, De la réformation de la mémoire, par Le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la réformation de l'entendement, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'imagination de l'homme, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Catéchisme spirituel de la Perfection Chrétienne, par le R.P. Jean-Joseph Surin (1), Catéchisme spirituel de la Perfection Chrétienne, par le R.P. Jean-Joseph Surin (2), De l'Oraison et de la Contemplation, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Réduction des Hérétiques, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, En quoi consiste la perfection chrétienne : pour l'acquérir il faut combattre, et pour sortir victorieux de ce combat, quatre choses sont nécessaires, De la réformation de la volonté et du fond de l'âme, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la sècheresse dans l'oraison, Ce qu'est l'oraison mentale, par le R.P. D. Laurent Scupoli, Clerc Régulier Théatin, Méditation sur la nécessité des progrès dans la vertu, De la réformation de l'Amour, de la Haine, du Désir et de l'Aversion, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De quelques moyens de bien faire l'oraison mentale, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Combien sont mal fondées les plaintes de ceux qui se disent incapables de méditer, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, Pour la direction et la progression spirituelles : Quel chrétien êtes-vous ?, Le souvenir de nos péchés est un moyen propre pour nous aider à supporter avec résignation, toutes les afflictions que Dieu nous envoie, Avis pour la lecture spirituelle, Confiance en la divine Providence, Secret de paix et de bonheur, par le Père Jean-Baptiste Saint-Jure, et Sœur Benigna, petite secrétaire de l'amour de Dieu : Décalogue de la plus haute perfection (5/9).
Nous donnons ici l'extrait d'une Lettre de M. Boudon, pour faire connaître l'état où se trouvait le Père Surin quand il écrivit ou dicta ses Ouvrages, et pour préparer le Lecteur à l'intelligence des choses extraordinaires que ces Volumes vont lui révéler.
Extrait d'une Lettre de M. Boudon, Grand-Archidiacre d'Évreux.
« Je fais présentement une Neuvaine pour honorer Notre-Seigneur Jésus-Christ en la mémoire du feu Père Surin, Jésuite. J'ai lu quelque chose de sa sainte Vie ; c'est un miracle étonnant de la Providence. Après avoir exorcisé les Possédées de Loudun, il fut lui-même obsédé, et en cette qualité il fut exorcisé lui-même. Après avoir été délivré de l'obsession des Démons, il porta des peines semblables à celles de l'Enfer, durant vingt ans, où plusieurs fois Notre-Seigneur lui apparut tel qu'il se fait voir à ceux qu'il condamne aux Enfers, d'une manière infiniment épouvantable. Pendant ce temps, il fut privé de célébrer la sainte Messe, et long temps réduit à ne pas pouvoir se mouvoir ; en sorte qu'il le fallait assister comme un enfant. Ne pouvant pas se déshabiller, il était contraint de demeurer toujours vêtu, même durant la nuit. Il passait pour un insensé, et quelquefois on le liait avec des chaînes. Un de ceux qui le gardaient le battait à coups de poing et de bâton ; et une fois il lui donna tant de coups de bâton sur la tête, qu'il pensa le tuer ; et ce fut une merveille comme il n'en mourut pas. Mais cet homme de Dieu, d'une patience divine, n'en disait pas un mot de plainte, et même ne donnait pas à connaître la cause des blessures qu'on lui voyait ; en sorte que l'on croyait que c'était lui-même qui s'était blessé par quelque occasion. Je vous avoue que sa vie est un des plus grands prodiges de la divine Providence, dont on trouvera peu d'exemples ni dans notre siècle, ni dans ceux qui l'ont précédé. Je tiens à une bénédiction particulière la Lettre qu'il m'a écrite pour me remercier de l'approbation que j'avais donnée au premier Tome du Catéchisme spirituel. Ah Dieu ! quel Saint ! et quelle merveille, et quel miracle parmi les Saints ! Ça été cependant durant ce temps-là de ses peines infernales, qu'il a composé tous ses livres. La divine Providence nous a comblés ici en nous y faisant trouver un Père qui nous a fait mille amitiés, qui les écrivait sous lui ; car, comme je l'ai dit, il ne pouvait pas se remuer, pas même la main. Et ce qui est admirable, il a dicté ses livres dans l'ordre où ils sont, par une pure lumière divine surnaturelle ; et il disait qu'on lui avait ouvert comme une fontaine d'où sortaient ces ruisseaux sans aucune peine ; et après tout, il dictait tout cela, sans qu'il pût s'en servir pour lui-même, et sans que cela lui fît aucune impression pour lui donner le moindre soulagement dans ses peines épouvantables. Certainement j'ai une grande confiance en ses mérites, et j'espère bien avec le secours de la divine Providence, vous en écrire encore quand cette même divine Providence nous aura mis en lieu de pouvoir le faire »
C'est ce qu'il fit par le livre de l'Homme de Dieu, etc. que nous avons déjà cité.
SCIENCE EXPÉRIMENTALE DES CHOSES DE L’AUTRE VIE,
Acquise par le Père Jean-Joseph Surin,
Exorciste des Religieuses Ursulines de Loudun
INTRODUCTION
On peut, par deux voies, connaître les choses de l'autre vie ; savoir : par la foi, et par l'expérience.
La foi est la voie commune que Dieu a établie pour cela, à cause que les choses de Dieu et de la vie future ne nous sont connues que par ouï-dire, et par la prédication des Apôtres. L'expérience est pour peu de personnes. Les Apôtres l'avaient ; aussi, disaient-ils : Quod audivimus, quod vidimus oculis nostris, quod perspeximus, et manus nostroe contrectaverunt de Verbo vitoe ; (I Joan. 3. 1) et ailleurs : Quod scimus loquimur, quod vidimus testamur. (Joan. 3. 1) En tous les siècles, Dieu a donné des personnes qui ont eu quelque part à cette expérience. Celui-ci n'en est pas dépourvu : car comme la Théologie est d'accord que par les possessions des Démons, les objets surnaturels, ou pour le moins passant l'humain, nous sont déclarés ; Dieu ayant permis une célèbre possession en ce siècle et à nos yeux, au milieu de la France, nous pouvons dire que des choses de l'autre vie et qui sont cachées à nos lumières ordinaires et communes, sont venues jusqu'à nos sens. Nous pouvons aussi avancer ces paroles : « Ce que nous avons vu, ouï, et touché de nos mains, de l'état du siècle futur, nous l'annonçons à ceux qui voudront lire cet ouvrage. » C'est pourquoi nous avons mis la plume à la main, pour expliquer ces choses extraordinaires qui ont passé par notre expérience. Tout cela néanmoins n'est que pour servir à la foi. Car, de même que l'Apôtre saint Pierre , en son Épître (2. Petr. 1. 17 et seq.), après avoir allégué aux Chrétiens ce qu'il avait vu sur le Thabor, et ce qu'il avait ouï de la voix du Père, et avoir dit que cela venait à magnifica gloria, préfère pourtant la foi, à laquelle il les renvoie par ces paroles : « Tout ce que nous disons avoir vu et ouï, n'est que pour vous établir en la foi que vous avez à la parole des Prophètes, à qui vous faites bien de vous rendre attentifs comme à un flambeau qui éclaire nos ténèbres ; » c'est dans le même esprit et avec la même intention, que ces choses que nous avons connues dans une aventure que nous avons eue en ce siècle, et où la providence de Dieu nous a engagé, sont employées en ce Discours, pour affermir la foi dans laquelle la profession de la Religion catholique nous engage, et pour nous rendre meilleurs Chrétiens ; à quoi sont intéressés tous ceux à qui nous parlons en ce livre, et à qui je voudrais rendre un service pour toute l'éternité.
SECTION PREMIÈRE
Arguments qui prouvent les choses de l'autre vie.
CHAPITRE PREMIER
Preuves qu'il y a véritablement des Démons, prises des signes
qu'ils ont laissés à leur sortie du corps des personnes possédées.
L'incrédulité des hommes est si grande, et la dureté de l'esprit contraire à la foi leur est si naturelle, qu'il semble qu'il n'y a rien de plus utile que de leur donner des preuves indubitables des vérités de la foi, et de les forcer, en leur mettant le flambeau devant les yeux, de connaître les choses de Dieu, pour lesquelles ils ont une si grande opposition. Voilà pourquoi je trouve le temps bien employé à travailler à rendre la preuve des choses surnaturelles si forte, que l'esprit ne les puisse désavouer, et aussi que tous les entendements soient rendus captifs en l'obéissance de cette foi. Et parce que la Théologie n'a présentement point de plus forte preuve pour assujettir les hommes aux vérités surnaturelles de Dieu et de son Église, que celle qui se prend de la Possession des Démons, nous en donnerons des preuves très-claires, et nous en tirerons des arguments pleins de lumière et de force.
Depuis vingt-cinq ans je vois des personnes, tant bonnes que mauvaises, qui sont toujours dans la disposition de résister à toutes les raisons que nous pouvons apporter pour les convaincre qu'il y a véritablement des Démons, que Dieu a condamnés, par sa justice, à des peines éternelles pour avoir été rebelles à ses volontés, et qui sont aussi destinés de Dieu pour punir les hommes pécheurs qui violent ses Commandements par un péché mortel. Or, pour venir à bout de donner à cette preuve toute sa force, je veux apporter les arguments de ce que j'ai vu, comme une des plus grandes preuves contre lesquelles il y a moins à objecter, et dont l'intelligence doit rendre les esprits soumis à la croyance qu'il y a un Juge des hommes et des anges, qu'il ne fait pas bon l'offenser, et que, quand par amour de sa liberté on vient à le mépriser, on tombe dans l'extrémité de tous les maux. Notre misère et notre faiblesse est si grande, qu'on ne veut point s'imprimer cette vérité, et que nous tâchons même de l'obscurcir en nous tenant dans les ténèbres de nos sens.
Quelque raison qu'on puisse apporter aux incrédules pour les choses surnaturelles qui ont paru de nos jours, ils se moquent de tout cela ; néanmoins j'ai voulu tâcher d'en convaincre quelqu'un, en rapportant ce qui est arrivé à la Mère Prieure de Loudun, et comme elle a été possédée par des Démons esprits de l'autre monde ; et la preuve, je la prends des signes qu'ils ont laissés sur son corps, lors qu'ils en sont sortis. Notre-Seigneur, pour terminer enfin ce travail par l'entière liberté de cette fille, a voulu que les quatre Démons qui la possédaient quittassent la place l'un après l'autre, en donnant chacun un signe visible comme il sortait véritablement, selon la forme de l'Exorcisme dans le Rituel Romain , qui oblige le Démon possédant de dire, avec le signe, l'heure et le jour de sa sortie. Dieu nous ayant fait la grâce, après plusieurs travaux, de voir enfin la délivrance de cette Religieuse, il a voulu que c'ait été avec la satisfaction entière de nos esprits que nous ayons vu l'exécution des promesses, que nous avions tirées d'eux de faire chacun leur signe en sortant. Or, comme ce sont signes solides, qui sont hors de toute contestation, faits par voie qui surpasse la force naturelle de notre âme, il y a sujet de dire que ce sont des Esprits qui les ont faits ; partant, on doit demeurer d'accord et convaincu qu'il y en a, puisqu'ils ont fait ces signes, et que même Dieu, de sa part, a ajouté des choses miraculeuses qui marquent la vertu du principe surnaturel de grâce qu'il a voulu déclarer, aussi bien que le principe de malignité, qui sont les Démons.
Dès le premier entretien que j'eus avec la Mère Prieure, je reconnus que les Démons paraissaient pour m'interrompre, et pour s'opposer à mes discours, qui tendaient à élever l'esprit de la Mère aux choses spirituelles et au désir d'être tout à Dieu. Ces Démons me parlèrent de telle façon, que je ne pus douter que ce ne fût vraiment des Démons ; car le premier qui se présenta me demanda pourquoi j'avais laissé à Marennes tant de bonnes âmes que je cultivais, pour venir m'amuser ici auprès de filles folles ; et sur cet article des bonnes âmes que je cultivais à Marennes, je ne tardai guères à découvrir des particularités fort secrètes sur des personnes qui y étaient, dont la fille possédée n'avait aucune notion, et n'avait jamais ouï parler. Je tirai de ma poche une lettre de la Demoiselle qui avait eu connaissance que j'aurais bien à souffrir en cet emploi (voyez page 14 ;) et tenant cette lettre en ma main, je la montrai à ce Démon, qui me dit : Voilà une lettre de la Dévote. Je lui dis en poursuivant : Quoenam illa est ? Il répondit : Ta Magdelène. J'ajoutai : Die proprium nomen. Il dit alors : Ta Bonnette. Cette fille s'appelait Marguerite Bonnet, qui depuis fut envoyée à Bordeaux et y mourut saintement dans la maison de M. Dassaut, paroisse de Saint-Simon, et fut mise dans la propre sépulture de la famille ; puis quelques années après, à cause de la pieuse dévotion que quelques Ecclésiastiques avaient pour sa mémoire, sa tête fut prise et tenue avec respect comme d'une personne illustre en piété et surtout par le don de prophétie dont nous avons plusieurs exemples.
Le Père Tranquille, Capucin, exorcisait les Mères de Nogeret , surtout l'aînée, qui était troublée par un Démon nommé Lasa. Avant un demi-quart d'heure, je vis, non par des raisonnements et des conséquences tirées, comme quelques-uns disent qu'il faut faire, mais au simple aspect, que c'étaient véritablement des Diables qui possédaient ces Relieuses, et en particulier celle-là. Elle était courbée en arrière, et faisait un pli ayant la tête renversée jusqu'en terre, pour le moins jusqu'aux talons, et marchait d'une manière si assurée et si ferme, que cette posture me parut passer tout-à-fait les forces humaines. Je voyais que l'Esprit, qui agitait le corps, agissait si librement dans cette posture violente, que je jugeai que cela était bien au-dessus de l'humain. Après s'être relevée, elle battait de sa tête si vite et si rudement sa poitrine, et puis les épaules, que cela paraissait incroyable, aussi bien que leurs cris qui ne se peuvent décrire par paroles, tant ils étaient surprenants, n'étant nullement des cris humains. Après avoir vu cela, je restai si pleinement convaincu que c'étaient des Diables, que je ne pouvais pas comprendre comment tant de personnes sages, et même des Pères de la Compagnie, qui avaient resté quinze jours à Loudun à la vue de ces spectacles, m'eussent tant recommandé de ne pas me laisser surprendre, mais de bien examiner s'il n'y avait point en tout cela de fiction. Je demeurai grandement étonné de ce conseil, et qu'on eût encore du doute de la vérité. Pour moi, je ne chancelai jamais là- dessus, et j'eus occasion de m'en confirmer de plus en plus.
J'ai eu des preuves à ce sujet qui se firent en public. Une des premières fut , qu'un homme assistant à mon Exorcisme sur la Mère Prieure, désira de savoir si sa pensée était connue du Diable ; et pour qu'il eût preuve de cette connaissance, je le priai de faire quelque commandement au Diable, sans l'exprimer au dehors. Quand cet homme l'eut fait, je commandai au Démon, qui paraissait alors au visage de la Mère possédée, d'exécuter ce que cet homme désirait. Après quelque refus, comme c'est leur ordinaire, le Démon alla prendre l'Évangile de saint Jean, qui était sur l'autel ; et c'est ce que cet homme avait commandé au Démon de faire.
Peu après, M. de Nismes dit de faire un commandement en un latin un peu difficile, pour voir si le Démon l'entendrait. Nous concertâmes que je lui dirais : Apporte loevam poplitibus meis. J'étais assis en une chaise, et la Possédée tout auprès. Après que j'eus dit cela, le Démon, avec vénération et honneur, embrassa du bras gauche mes genoux, laissant la main droite au-dessus, ainsi que je l'avais commandé. Je fis après quantité de choses pareilles, non pas pour me convaincre moi-même, mais pour satisfaire à d'autres.
De plus, ledit Évêque de Nismes se mit à exorciser la Demoiselle Razilly, qui était troublée. Il se mit en une chaire sur le marche pied de l'autel, et à ma prière il fit intérieurement un commandement au Démon, et commanda ensuite au Démon, en lui disant : Exequere quod jussi ; et dans peu cette fille s'en vint près de lui, et avec des excuses de civilité lui ôta sa calotte, et se mit à lui baiser le milieu de sa couronne ; ce qui était le commandement qu'il avait fait au Démon, dans son intérieur.
Mais revenons à la preuve que je tire des signes que les Démons ont laissés à leur sortie. Il faut savoir que dans la pratique de l'Église, en l'Exorcisme des énergumènes, ou des possédés du Démon, c'est la coutume de commander aux Diables de sortir, en quittant le corps de la personne possédée, et non seulement de sortir, mais de faire un signe de la sortie ; car puisque Dieu permet que ces méchants Esprits se produisent sur le théâtre de la vie humaine et se rendent visibles sur le visage des énergumènes, qu'ils se fassent compagnons de notre vie et aient conversation avec nous (quoiqu'il ne nous permette pas de nous rendre familiers avec eux) il veut néanmoins qu'on ait le commerce qui est nécessaire pour agir avec eux, afin de les combattre et de les chasser ; pour cela, il faut entrer en traité avec eux, leur faire des commandements particuliers et des questions, disposant le tout pour la fin qu'on se propose, qui est raisonnable, puisqu'il s'agit de leur expulsion : de sorte que ceux-là sont déraisonnables qui prétendent qu'il ne faut rien dire au Démon, ni avoir aucun traité avec eux, sinon de leur dire qu'ils s'en aillent. Mais celui qui voudrait chasser un homme de sa maison, se contenterait-il de lui dire : Allez-vous-en ? Il y contribue encore lui-même, soit en le traitant mal, soit en y apportant la force. De même avec les Démons possédants, il ne suffit pas de leur dire : Sortez ; il faut y employer aussi toutes les choses qu'on peut pour les fâcher et les molester ; c'est pour cela qu'on use de cantiques spirituels, et qu'on leur tient des propos qui les tourmentent.
Entre les choses qui furent faites pour les fâcher, ont été les signes de leur sortie, qui n'ont point été équivoques, mais réels. Le conseil de Mgr. de Poitiers, qui avait exorcisé et fait exorciser la Mère avec moi, fut de proposer pour signe de leur sortie, des effets qui subsistassent et ne pussent pas passer en un moment ; ainsi il arrêta que Léviathan, qui était le premier Démon et le chef de la bande, en sortant ferait une croix sur le front, qui entamerait la peau, comme les marques qu'on fait sur les écorces d'arbres ou de citrouilles. Ce signe fut exécuté selon la promesse (voyez page 110) ; la croix était gravée sur la peau comme avec un fer pointu, et y resta douze ou quinze jours, pendant lesquels tout le monde la venait voir.
En examinant cette action, il parait qu'elle n'a pu être faite par l'imagination, n'y ayant personne qui juge que l'imagination ait la force de produire un tel effet ; et si quelqu'un s'obstine à dire que cela se peut, apportant en preuve ce qui arrive aux enfants au ventre de leur mère, lorsqu'elle a quelque envie ou qu'elle se touche en quelque partie du corps, cela n'est point une raison suffisante ; car il n'y a aucune chose pareille en la nature. D'ailleurs la Mère Prieure eut non-seulement cette marque sur le front, lors de la sortie de Léviathan, mais elle a eu ensuite d'autres marques sur la main, lors de la sortie des autres Démons, marques dont il est impossible d'assigner autre cause que celle d'un Esprit qui use de son pouvoir. Partant, il faut demeurer d'accord que c'est le Diable qui exécuta ce qu'il avait promis, selon la puissance, qu'il en a, lorsqu'il plaît à Dieu qu'elle soit employée. Ce démon, nommé Léviathan, sortit la veille de Saint-André. Il dit au Père, qu'il était le deuxième en dignité et en rang ; car le premier était un Séraphin, à ce qu'il disait.
Le démon Balaam était le quatrième de ceux qui possédaient la Mère Prieure. Sa fonction dans le monde (à ce qu'il disait) était de tenter les hommes d'ivrognerie ; sa demeure était dans les cabarets pour les porter, en buvant, à se dérégler. Il savait toutes les chansons qui s'y disaient, il les chantait toutes, et il en dit une fois une si grande quantité, dont la Mère n'avait jamais oui parler, que ceux qui les entendirent en furent étrangement surpris.
Ce Démon ayant paru à l'Exorcisme qui se fit devant le second fils de Milord Montaigu et deux Gentilshommes Anglais, tous trois Huguenots, je lui commandai de sortir, et voyant qu'il le refusait avec grande rage, comme j'avais le surplis, je pris le Saint-Sacrement, et par la puissance de Notre-Seigneur que je tenais entre les mains, et par l'autorité de son Église, je lui commandai de déloger. Alors ce Démon se mit en grande furie et agitation, et abattit la manche sur la main de la Mère. Je dis alors à ces Messieurs, que ce Démon avait promis d'écrire sur la main, pour signe de sa sortie, le nom de Joseph , au lieu du sien. Il avait eu assez de peine à s'accorder à ce changement, parce qu'il disait qu'au Ciel saint Joseph était son ennemi ; et comme il avait promis à M. de Poitiers qu'il écrirait son nom (Balaam) ; ce qui avait été accepté comme une preuve suffisante, parce qu'on ne tire d'eux que ce qu'on peut, ainsi que des méchants payeurs ; je crus que ce Prélat agréerait ce changement, étant plus séant que la Mère portât le nom d'un Saint, que celui d'un Diable. Il fit donc de grandes résistances avant de s'accorder à cela, parce qu'il avait beaucoup de déplaisir que son nom ne pût pas aller au Ciel où il n'irait jamais en personne, et où il pensait que la Mère irait bien quelque jour. Néanmoins, voyant que je m'obstinais en cela, il promit qu'en la sortie il écrirait le nom du Bon Homme ; ainsi appelait-il saint Joseph. (Voyez pages 112 et 113)
Après qu'il l'eut écrit, la Mère revint à soi, et eut grande joie de voir le nom de saint Joseph écrit sur sa main ; car elle avait une grande dévotion pour ce Saint, qu'elle avait pris pour son spécial protecteur. Après que ce nom fut écrit, il n'en arriva pas comme de la croix qui avait été marquée sur le front de la Mère, et qui disparut au bout de quinze jours, parce que la chaleur naturelle venant à dessécher cette blessure, il n'y resta plus qu'une petite cicatrice qui, à la fin, se rendit imperceptible : mais, quoiqu'après dix ou quinze jours le nom de Joseph commençât aussi à se dessécher, et que je craignisse de le voir tout-à-fait aboli, Dieu permit, pour sa gloire, qu'il se renouvela non une fois, mais une infinité de fois pendant longues années. La première fois, la Mère étant en son oraison de la nuit sentit une petite démangeaison à l'endroit où étaient ces caractères, et le lendemain elle vit le nom de Joseph en entier comme le premier jour, la peau étant ouverte comme elle l'avait été au premier moment que le Diable le grava. Quand je fus arrivé le matin pour faire l'Exorcisme, la Mère me montra sa main, et je ne fus pas peu surpris d'y revoir ce saint nom, d'autant qu'Isacaron , dans la rage de l'Exorcisme, avait fait à la Mère une furieuse morsure qui avait biffé ce saint nom, lequel ne paraissait plus sur la main que comme une galle envenimée. Le matin tout fut réparé, et le nom parut avec éclat. Les autres fois, au bout de douze ou quinze jours, le nom était réparé, soit pendant l'oraison de la nuit, soit après la communion, et il se maintint toujours jusqu'à ce que le nom de Marie y fut ajouté de la manière qui a été racontée ci-dessus. (Page 115 et suivantes)
De tout ce qui a été dit ci-dessus, il faut conclure qu'il y a des Démons, et que ce sont ceux que l'Église catholique nous représente par sa doctrine, qui enseigne qu'étant des Anges bannis de la présence de Dieu par leur rébellion, ils sont tombés dans la damnation éternelle. En effet, ils m'ont souvent parlé de leur malheur et de celui des hommes damnés qu'ils ont attirés à leur mal par leurs tentations, en leur faisant encourir la disgrâce de Dieu par les péchés mortels. Pendant trois ans, j'ai été dans l'occasion de traiter de cela avec eux, ne se passant guère de jour que je n'entendisse leurs propos sur leur état naturel, sur leur malice, et sur leur damnation, qui est l'état où la justice de Dieu les tient. Comme j'entrais souvent en communication avec eux, j'ai connu plusieurs choses de la grandeur de leur nature et plusieurs de leurs propriétés, et outre cela des peines de leur damnation, leurs ruses et leurs artifices pour nous perdre, suivant ce que dit saint Pierre : Quia adversarius vester diabolus, etc. (1 Petr. 5) J'ai eu souvent sur cela des entretiens avec eux, conformément aux vérités que la foi nous enseigne. Je les ai ouïs parler effroyablement et tragiquement du malheur d'un Esprit damné, et aussi du bonheur d'une âme qui est au service de Dieu, et qui s'attache à le contenter ; des miséricordes ineffables de Dieu sur les âmes qui correspondent à sa grâce, et généralement de toutes les choses dont la doctrine Chrétienne nous instruit. Pendant trois ans, je les ai ouï parler de toutes ces choses, en des termes si forts et si énergiques, et avec des effets si grands et si notables, que, quand je serais toute ma vie à y penser, je trouverais toujours de nouveaux sujets de réflexion et d'admiration, sans pouvoir presque en trouver le bout.
On pourrait opposer peut-être, que ce n'est point une chose si claire que ce soit un Diable qui parle et réponde aux interrogations qui lui sont faites, et que les paroles et réponses que je dis être de l'Esprit malin, il se peut faire que ce soit l'esprit humain de la personne possédée qui, par dessein ou par maladie (comme celle des fous et hypocondriaques) s'étant imaginée qu'elle est un Diable ou qu'elle a le Diable avec soi, fait ainsi des discours comme d'une personne inspirée, et soit qu'elle ait quelque secrète intention, soit que trompée par son imagination elle se figure ce que j'ai dit, elle se détermine à contrefaire le Diable, se comportant comme si elle en était un, et ainsi dise des choses extraordinaires par où le simple peuple est déçu, prenant pour choses grandes et de l'autre vie ce qui n'est que feintes et une mélancolie. Voilà ce qu'on pourrait opposer, à cause qu'il s'est trouvé parfois que des personnes fines et rusées ont contrefait, par des desseins inconnus et secrets, d'être ainsi travaillées de l'Esprit malin, et qu'on a objecté que les Religieuses de Loudun, étant bonnes filles, ont pu se laisser à dire par faiblesse ou par humeur hypocondriaque leurs imaginations, se comparant au Diable, et faisant toutes les choses inusitées que font les personnes de cette sorte.
À cela je réponds, que ces exemples sont assez communs à la vérité, mais que dans ce fait particulier des Religieuses de Loudun, ceux qui ont tenu de pareils discours sont des gens qui étaient venus seulement pour satisfaire leur curiosité, et y étant resté peu de temps ont cru néanmoins venir à bout de juger en une matinée de ce qui en était ; et comme les hommes sont naturellement présomptueux et enclins à juger plus en mal qu'en bien, méprisant, par un esprit libertin, cette croyance que les Démons possèdent les créatures quand Dieu le permet, et qu'il y a un Enfer où il punit les coupables, ils ne veulent point pénétrer toutes ces vérités qui condamnent leur vie déréglée, ainsi ils se moquent de toutes ces choses, disant que toutes ces filles qu'on croit possédées, ne sont que des fourbes qui trompent de bons Pères trop crédules ; que tous ces sentiments qui autorisent les Diables sont des chimères et des imaginations d'hommes simples ; que l'on voit tous les jours en semblable matière des imaginations qui passent pour vérités et qui obtiennent une approbation contre la conscience même de ceux qui les publient ; et qu'au fond toutes ces choses ne sont rien que des symptômes naturels accompagnés de l'étonnement des faibles et des exagérations d'une fausse piété ; et qu'en fin cela, pour quelque ressemblance avec la vérité, obtient l'estime d'être véritable.
Pour mettre donc ma réponse dans son jour, je dis (en avouant que les hommes peuvent être trompés par des feintes, et que les imaginations peuvent avoir cours comme la vérité) que s'il y a néanmoins des vérités à qui les mensonges se rendent semblables, elles n'ont point de peine à passer pour ce qu'elles sont. De cette nature sont les choses arrivées à Loudun, dont je puis prouver la vérité, ayant eu tout le temps de l'examen, et mieux que ceux qui, tout bottés, ont voulu en juger pour avoir été une matinée sur le lieu, et sur les premières apparences ont voulu porter des décisions définitives sur une matière de cette conséquence. Je dis que la subtilité et habileté d'une fille n'a pu contrefaire ces choses, moins encore ont-elles été opérées par aucun effet de maladie ; étant impossible, s'il y avait eu de la feinte, que la conduite en eût été si réglée qu'on ne vînt enfin à voir que ce n'était pas le Démon. Cela se confirme premièrement, parce que l'esprit du Démon est d'une telle hauteur par-dessus celui d'une fille, et a des termes si fort et si énergiques, que l'esprit humain n'en peut approcher. Il ne sert de rien de dire qu'on les a ouïes plusieurs fois, sans qu'ils donnassent des marques d'une telle énergie ; car en fait de preuves d'une vérité, mille témoins qui nient n'en valent pas un qui affirme. Les Démons, pour dissimuler leur réelle présence dans ces corps, se tiennent dans un étage de faiblesse, ne marquant souvent que de la bassesse ; et cela pour tromper les hommes, en se cachant à eux ; et jamais de leur choix ils ne donnent de ces grandes preuves qui sont indubitablement jointes à la grandeur de leurs forces. Dieu permet cela, et ne veut pas les obliger à paraître toujours forts et puissants, et cela pour des causes que nous ne devons pas éplucher ni pénétrer ; de sorte qu'un homme est injuste, qui, pour avoir été une heure ou deux devant le Démon, et n'y avoir rien vu d'éclatant, s'en va disant qu'il n'y a point de possession. À celui-là, je dirai : Vous n'avez rien vu aujourd'hui, mais hier je vis des choses très-hautes, et par là-même très-convaincantes. Il m'apportera son argument négatif, me bravant moi qui soutiens que la personne est possédée ; mais son argument négatif n'est rien au prix d'un réel et positif que j'ai, pouvant le prouver par plus de cinq cents occasions que j'ai eues de voir l'état sérieux et grand d'un Esprit damné qui m'a paru clairement sur le visage de la Mère Prieure. Ainsi je suis plus croyable que cent autres qui sont venus à différentes heures, disant qu'ils n'ont rien vu, et qui se mettent au rang de ceux qui disent qu'ils ne croient que ce qu'ils voient. C'est l'ordinaire des hommes ; et c'est pour cela que tant de gens se damnent, faute de foi ; ne voyant pas que le mérite de la foi est de croire à ceux qui nous disent, comme les Apôtres, Nous avons vu le Verbe de vie ; nous lui avons parlé. De même, en ces matières qui ne sont pas des objets de la foi, mais qui autorisent la foi, une personne qui en a vu marques continuelles pendant un si long temps, a plus de poids pour en parler et en doit être plutôt crue, que des hommes qui ne se sont arrêtés sur les lieux que quelques heures ; et les Démons qui connaissent l'incrédulité des gens , prennent plaisir à s'en prévaloir, voyant le peu de dispositions qu'ils ont à croire.
Mais pourra-t-on encore objecter : Quand il serait vrai que ces personnes fussent possédées du Diable, il n'y aurait pourtant aucun appui en leur discours, puisque les Diables sont tous menteurs, et qu'ainsi on ne peut ajouter croyance à leurs dires. À cela je réponds : C'est déjà beaucoup d'avoir obtenu qu'on croie que ces filles sont possédées d'un Esprit qui est bien au-dessus de l'humain ; ainsi, que ce n'est pas la créature humaine qui parle, mais un Esprit supérieur qui y réside, et qui ne peut être que celui d'un Ange. Nous savons qu'il y en a de bons et de mauvais, et que ceux qui nous ont tant parlé par la bouche de ces filles, sont des Esprits méchants ; s'étant manifestés tels par leurs actions et leurs paroles dissolues, montrant une légèreté dépravée, et disant des ordures infâmes, tâchant toujours de mal faire et de nuire à autrui, rompant et fracassant tout. On peut encore voir que ces Esprits passent l'humain, par leurs déterminations pour toutes sortes de mal et de désespoir, comme n'ayant plus d'espérance pour aucun bien ; d'où viennent leurs élancements de rage contre Dieu, et une volonté toujours bandée contre lui. Quand on avouera tout cela, on peut conclure que c'est pour cela qu'ils mentent, étant dans une volonté consommée pour tout le mal, ce qui est propre aux damnés. Si on ne veut pas ajouter foi à leurs dires, on demeure donc d'accord au moins qu'il y a des damnés, et partant qu'il y a un Dieu qui les a damnés comme ses ennemis, à raison de leurs péchés contre lui.
Or, sur ces péchés qui les ont damnés, j'interrogeai un jour Isacaron, qui me dit qu'après leur création Dieu leur proposa la volonté qu'il avait de se faire homme, en unissant son Verbe à cet homme auquel il voulait qu'ils rendissent hommage, en le reconnaissant pour Fils de Dieu. Cette proposition leur étant faite, quelques-uns d'eux y répugnèrent, et le chef de tous, qui était le premier Ange, ayant, par son orgueil, refusé cette obéissance à Dieu, en attira plusieurs avec lui ; et Isacaron me dit qu'ayant entendu ce commandement de Dieu, il y résista, et dit en son cœur (en consommant un acte de désobéissance) : Non, je n'adorerai point un Dieu homme ; et soudain lui et les autres de sa cabale sentirent le feu de l'indignation de Dieu qui les frappa, et qu'après cela Michel , avec les autres Anges qui s'étaient soumis, se leva pour leur résister, et Dieu, favorisant les bons Anges, précipita les mauvais dans l'Enfer, qui est un effet de sa justice divine. Ceci marque qu'il ne fait pas bon se jouer à un si puissant Maître, puisqu'il punit au pied levé ses Anges, les confinant pour l'éternité dans une conciergerie de rage et de désespoir, accompagnés de maux épouvantables ; ce qui fait voir qu'il y a un Dieu vengeur. On ne peut pas jeter les yeux sur ce qui se passe dans ces possessions, qu'on ne soit persuadé de cette vérité. C'est un argument puissant dans la Théologie pour la preuve d'un Dieu ; car, dans ces Possédées, on voit clairement que ce sont des Esprits qui sont tombés dans la damnation pour avoir offensé Dieu et choqué son autorité, et qu'ils ont été privés de sa grâce, puis précipités dans le dernier malheur, qui est le péché, où ils sont restés.
Mais quoiqu'ils soient bannis pour toujours du royaume de la vérité et de l'amour, ayant une haine mortelle contre l'homme ; néanmoins, à cause de l'état de possession, ils sont tombés sous le pouvoir de l'Église ; Dieu, qui aime cette Église, départ sa protection et son assistance à ses Ministres, et rend les Démons assujettis à cette Église, soit qu'il donne ce secours à la sainteté de quelques particuliers, comme il a fait à plusieurs Saints auxquels il a assujetti ces mêmes Démons, soit qu'il le donne à l'autorité de l'Église son épouse, lui conférant la puissance de les contraindre, en dépit d'eux, comme des esclaves rebelles, à faire diverses actions contre leur gré, comme d'adorer le Saint Sacrement, honorant Jésus-Christ en ce Sacrement ; et moi-même, en exerçant mon ministère, je les ai contraints de se prosterner ; (ce qu'ils faisaient en se traînant comme des serpents en sa présence), et en dépit d'eux, je les ai forcés à répondre avec vérité et juridiquement, ainsi que des criminels à leur juge, à qui ils ne peuvent mentir ; étant assuré que l'Église a ce droit d'exiger d'eux le témoignage de la vérité en certains cas, comme quand il faut déposer contre ceux qui les ont mis dans ces corps par magie, et encore plusieurs autres choses importantes, quand il est nécessaire au bien de la personne possédée. Or, de savoir quand ils disent la vérité, ou quand ils ne la disent pas, il est mal aisé de donner une règle assurée de cela ; seulement, je puis dire par expérience, que quand l'Exorciste fait son devoir, s'y comportant avec un esprit désintéressé et prudent, Notre-Seigneur les oblige alors à faire ce que l'Église désire par ses Ministres ; et souvent, pour le bien des âmes, Dieu les contraint de dire (lors même qu'ils le veulent le moins) de très-grandes vérités ; et quand les choses qu'ils disent se trouvent conformes à ce que la foi nous apprend, nous pouvons avoir une grande assurance que Dieu les soumet à son Église et à ses Ministres, et qu'on apprend d'eux beaucoup de vérités ; non que je veuille dire que sur leurs dépositions on puisse faire le procès à personne, comme on a dit faussement que le magicien Grandier avait été condamné sur la déposition des Démons ; mais on peut prudemment tirer d'eux et de leurs paroles, des ouvertures pour poursuivre la justice et faire le procès aux magiciens ; le tout étant à la gloire de Dieu et le bien des âmes, par la connaissance de la vérité.
Pour moi ma pratique ordinaire était de faire aux Démons des discours sur les desseins de Dieu en leur création, et sur leur ingratitude en quittant son parti ; sur la béatitude qu'ils eussent obtenue s'ils eussent été fidèles ; sur la gloire éternelle de ceux qui sont en Paradis ; sur leur état de réprobation ; et généralement je faisais à leurs oreilles des discours de toutes les choses bonnes qui leur pouvaient déplaire. Je le faisais aussi pour me soulager ; car d'être deux heures le matin, et autant le soir, à dire toujours : Sortez, sortez ; ce n'est pas chose qui se puisse et qui soit selon la raison ; quoique nous eussions souvent plusieurs critiques qui disaient que nous avions tort de ne pas faire autrement avec eux, et qu'il fallait toujours les maudire. Outre qu'il me fallait aussi soulager par la variété, je trouvais que ces discours avaient un grand effet pour tourmenter les Démons, et je croyais que c'était faire progrès en mon affaire que de me rendre insupportable à ces méchants ennemis de Dieu. Surtout, je trouvais qu'ils étaient grandement molestés quand je mettais du temps à instruire l'âme de la possédée, la cultivant pour les choses du salut ; pour lors le Démon tâchait d'interrompre mes discours, qui n'étaient que de la vertu et de ce qui allait directement contre eux, et cette manière indirecte de les maltraiter, en renversant leur royaume, les intéressait plus que les foudres et les coups qui tombaient directement contre eux par l'Exorcisme de l'Église. Cela est évident par le récit que j'ai fait de toute cette Histoire, où je raconte toutes les voies dont je me suis servi pour la délivrance de la Mère Prieure. On voit manifestement que cette voie indirecte, qui allait droit au bien de l'âme, avait incomparablement plus de force pour les congédier, que les Exorcismes et autres choses directes. Je m'avisai de leur faire des commandements de choses qui leur fussent fort déplaisantes, et d'employer l'autorité de l'Église pour les leur faire exécuter, les molestant par-là et les réduisant à non plus. Je les ai souvent obligés à faire des choses qui leur étaient importunes, les questionnant pour en dire d'autres qui leur répugnaient beaucoup. Voici quelques-unes de leurs déclarations concernant la vie spirituelle.
Premièrement, le Diable dit qu'il savait bien que jamais la douceur de l'amour-propre n'avait tant régné parmi les spirituels qu'en ce siècle, et qu'on prenait sujet de quelques personnes éclatantes en sainteté, dans ce temps, pour s'établir en cette douceur, sans considérer combien elles avaient travaillé intérieurement pour acquérir leur élévation ; et c'est par-là, disait-il, que nous en attrapons beaucoup qui négligent la mortification des sens, se croyant plus haut qu'ils ne sont devant Dieu, et, sous couverture de charité, font couler leurs satisfactions jusqu'aux amitiés périlleuses. Ô ! que j'en connais de ceux-là ! que j'en visite souvent ! Nous travaillons beaucoup parmi les spirituels, et nous savons bien leur faire couler des maximes pour éviter les rigueurs de l'abnégation évangélique.
Les Démons ont plusieurs fois confessé avec frémissement et rage extrême, qu'il n'y avait rien de si ferme sur la terre, qu'une volonté déterminée à servir Dieu ; ce qu'ils disaient au sujet de la Mère. Il y a bien de la différence, disait le Démon, entre les manières dont Dieu et ses Anges nous traitent dans l'Exorcisme où nous nous défendons contre les Ministres de l'Église qui travaillent à nous punir et humilier, et celle qu'il tient ès affaires de la conscience, où il y va du progrès de l'âme que nous voulons empêcher. La violence qu'il nous fait en l'Exorcisme n'est pas si grande. Interrogé sur la raison de cette différence, il répondit : Parce que l'œuvre de la conscience est ici proprement son œuvre, qu'il soutient par-dessus toutes les autres. Il y a trois mois que nous avons fait vingt maléfices avec des Magiciens, pour empêcher cette œuvre, mais il ne nous a pas été permis d'en achever aucun, et les Anges ne le souffrent pas, voulant que la Mère ait le loisir de faire un fond, après quoi nous espérons qu'on nous en permettra davantage. Je dis alors au Démon : Quand ce fond sera fait, tout votre travail tournera à l'avantage de cette âme. C'est ce qui nous fait désespérer et enrager, repartit le Démon ; mais au moins nous avons la satisfaction de molester Dieu, et de jeter notre écume contre lui.
Un jour le Démon dit : Je cours par toute la terre, je vois les affaires des hommes, les guerres, les gouvernements des états, les édifices, les arts et les sciences, je me moque de tout cela, et je ne m'y arrête point du tout, considérant cela comme une fourmilière ; ce qui m'occupe principalement, c'est de traverser les amours de Dieu vers ses créatures, et je quitte les empires où règne l'idolâtrie, pour venir dans le christianisme importuner et inquiéter une âme dès qu'elle a entrepris de servir Dieu. Il est vrai, je l'avoue, que c'est m'embarquer à de grands assauts et à subir un nouvel enfer ; mais notre joie est d'inquiéter un cœur qui tend à l'union de Dieu.
Nous perdons, dit-il une autre fois, tous nos droits, par ces trois choses : l'oraison, l'humilité, la pénitence.
Interrogé un jour par quelle voie la créature, qui s'est égarée de Dieu, peut retourner à lui, il répondit : Si j'avais ma liberté comme l'homme, je jetterais mes yeux sur Dieu, le considérant en son amour, et tâcherais d'aller à lui par amour ; par la vertu de cet amour, j'emploierais toutes mes forces à produire des œuvres qui lui agréent et le contentent. L'amour est la vie du cœur ; il affermit bien plus un cœur vers Dieu, que la crainte, et il attache l'esprit fortement à quelque chose que ce soit ; c'est pour cela que nous tâchons d'engager les hommes en l'amour des choses périssables. L'amour est accompagné de la dilection, les choses pénétrant dans le cœur et s'y enchaînant, c'est une nécessité à la créature d'aimer ; c'est pourquoi, moi, qui ne peux aimer le bien, ayant perdu la grâce, j'aime le mal, et je tâche de me délecter dans le mal. Mais je n'en puis venir à bout, parce que n'aimant qu'à offenser Dieu, si je n'y réussis pas, je me vois travaillé par le peu d'effet de mon désir ; si j'en viens à bout, je suis chargé de nouveaux châtiments ; de là vient que rien ne me plaît, et que je suis très-misérable. Alors je lui demandai si avant sa chute il avait goûté la douceur du divin amour ; il répondit : Non ; et qu'il en était bien aise ; que présupposé qu'il eût dû le perdre, ce lui serait un extrême malheur de se ressouvenir d'un si grand bien. — Tu as pourtant reçu la charité et la grâce ? — Il est vrai, mais je n'en ai jamais produit d'actes dont il m'ait pu demeurer une impression de cette suavité d'amour. — Tu es vraiment très-misérable de ne pouvoir aimer une si grande bonté que celle de Dieu ; tu étais un noble Esprit, capable d'un grand et pur amour ; ton état est des plus déplorables. Ce que je disais pour l'affliger et le tourmenter. De fait, ce Démon commença à se lamenter avec des gémissements et des larmes étranges, et à confesser qu'il avait fait un grand tort à Dieu, en péchant et en lui ôtant une chose si chère que la créature ; ajoutant ces paroles : Plus l'amour est pur, plus il est grand ; aussi celui que Dieu porte à ses créatures ne se peut comprendre. Il nous créa tous pour se délecter comme un père en sa famille ; et nous lui avons ravi cette délectation, en nous perdant nous-mêmes, et l'homme avec nous.
Je lui demandai quel était le plus fort lien qui tenait la volonté de l'homme ordinairement attachée à la créature. Il répondit : C'est le plaisir des sens. L'ordre que nous tenons pour décevoir une âme, est celui-ci : La première chose que nous tâchons de faire pour la débaucher, c'est de la faire entrer en l'oubli de Dieu ; c'est ce qui précède nos desseins ; nous l'entretenons en cet oubli par le souci des choses de cette vie, par les craintes et les sollicitudes, et par la peine que nous lui faisons voir qu'il y a de se captiver au service de Dieu ; si bien que l'ayant portée à ne se plus souvenir du commandement de Dieu, comme elle ne se peut passer d'aimer, nous l'engageons aux choses de la terre.
Un jour je pressai le Démon de m'expliquer comment se faisait l'oraison infuse ; il me dit qu'elle commençait par une grande tranquillité, laquelle croissait petit à petit, jusqu'à ce que la volonté s'embrasât d'amour ; sur quoi vient le ravissement ; en quoi l'âme doit montrer principalement sa fidélité, parce qu'il arrive qu'elle y mêle souvent beaucoup d'imperfection, en ce que s’arrêtant plus au don qu'à Dieu même, elle s'élance vers le bien qui lui est présenté, et se perd en sa jouissance, là où, si elle était fidèle à se retirer de son imperfection et intérêt en humilité, elle ne se perdrait pas, mais demeurerait sans extase. Dès que nous voyons l'âme perdre cette bride de la crainte de Dieu, nous lui représentons les grandeurs, les commodités et les plaisirs du monde, et par- là nous l'amenons au péché.
Je lui demandai, s'il y avait un enfer des âmes qui eussent fort goûté Dieu, et entièrement l'amour divin. Il me répondit : Nous en avons qui ont goûté Dieu en la perfection qu'on le peut goûter en cette vie, par union, mais il y en a peu. Telles personnes ne se gagnent guère par surprises, mais par secrète vanité, qui, se glissant en leur âme, les aveugle, leur fait mépriser les autres, et trébucher à la fin. Nous ne manquons pas de nous trouver à la mort des grands amis de Dieu, pour les attraper, si nous pouvons, en cette vanité. Au reste, ceux d'entre eux qui viennent en Enfer, ont sans cesse quelque Démon qui leur rappelle cette suavité de Dieu et les faveurs reçues, pour leur entretenir le ver qui les doit ronger éternellement. Quand une âme sortant du corps nous est livrée, nous savons toutes les pièces de son procès, et cela nous est nécessaire, puisque nous sommes exécuteurs de son arrêt ; nous savons toutes les causes de sa condamnation, afin de lui imprimer vivement à jamais des motifs de sa douleur. On lui représente les grâces, les occasions, les lois de Dieu, et en même temps on lui applique les peines et on la charge de tourments. Nous avons des âmes à qui Dieu même s'est montré en son Humanité, et on leur représente celte grande beauté perdue ; elles en ont même des impressions plus vives qu'elles n'en avaient sur la terre, qui ne leur servent que de tourments ; car le sentiment de la privation des biens est plus grand que celui de la gêne.
CHAPITRE II
Preuves qu'il y a véritablement des Démons,
prises de la connaissance qu'ils ont des pensées secrètes du cœur humain.
Je ne saurais assez dire combien je trouve important de rendre puissantes les preuves qui autorisent les objets de la foi, et qu'il est de grande conséquence de savoir démontrer la vérité de beaucoup de choses qui nous ont été révélées par l'Église, et qui composent la Foi chrétienne. Or tout le récit que je fais en ce livre, n'est que pour fortifier la croyance que nous avons de Dieu, de Jésus-Christ et de son Église ; et je croirai avoir bien employé mon temps d'avoir mis ces choses par écrit, desquelles suit évidemment cette vérité, qu'il y a un Dieu, et le reste. Cela non-seulement n'est pas inutile, mais de très-grand effet, à cause que naturellement les hommes sont extrême ment faibles dans la foi, et que souvent les meilleurs sont tentés contre la foi, à cause que l'état ordinaire de cette vie est une inclination au présent, et nous abaisse aux- biens et aux maux sensibles, en telle manière, que notre ennemi qui voit que l'abîme de tous maux n'est en nous que l'oubli des éternelles vérités, vient facile ment à bout de nous corrompre et de nous débaucher de la fidélité que nous devons à Dieu, en nous mettant ce bandeau devant les yeux, pris des choses présentes. Celles qui sont de l'autre vie ont une telle disproportion avec nous, à cause de leur invisibilité, qu'à peine nous entrent-elles dans l'esprit, et que notre nature, lâche et affaiblie par le péché, se laisse aller et tomber sur les objets créés, et croupit dans l'oubli et l'ignorance de ce qui nous devrait être toujours vivement inculqué.
Pour cela donc, je me suis simplement mis à cet ouvrage, et je veux, aussi fortement que je pourrai, mettre devant les yeux ces choses qui, étant vues et pesées par les personnes qui ont quelque sagesse, les engagent tout-à-fait au dessein de servir Dieu ; et pour cela, je veux l'avouer, quoique souvent en ma vie j'aie eu du combat sur les vérités de la foi, bien que j'aie été élevé assez chrétiennement, je dirai néanmoins que depuis que ces objets m'out été rendus présents, la difficulté, à croire les choses de notre Religion m'a été tellement ôtée, que je puis dire que ces vérités me sont évidentes ; car quoiqu'elles soient toujours obscures et cachées en elles-mêmes, néanmoins leur existence m'est rendue si assurée, que j'ai souvent dit que les cailloux sur lesquels je marche dans les rues ne me sont pas plus clairement connus ni plus vulgaires, si je puis ainsi dire, que les choses de notre Religion me sont rendues manifestes. Car de cette vérité, qu'il y a des Anges perdus, dont la malignité et la damnation me sont indubitables, il s'en suit qu'il y a un Dieu, qui est une Majesté et une Puissance souveraine, qui, étant offensé par eux, les a ainsi punis, les rejetant de soi, et les condamnant à des peines effroyables. De là s'ensuit aussi, que ce même Dieu, qui est Auteur de la nature, le Créateur de l'homme, et qui lui a donné un esprit capable de connaissance et de liberté, ne souffrira point impunis les péchés que les hommes commettent contre lui, ni ceux des hommes qui se laisseront emporter à la tentation et s'abandonneront au mal ; oubliant la volonté de leur Créateur, qui étant bon, juste, et pur, ne peut compatir arec le mal et l'injustice ; et partant qu'il emploiera sa puissance à les punir d'une punition proportionnée à sa grandeur offensée. De là s'ensuit encore, que les esprits des hommes, disparaissant à la mort, seront alors en état de recevoir les effets de la divine justice, et seront traités comme ses amis, s'ils sont bons et innocents ; mais s'ils sont méchants et désobéissants, ils seront traités comme les mauvais Anges qui ont été réduits à un supplice éternel, comme il nous paraît clairement par leur rage, par leurs cris, et par la déclaration qu'il nous ont faite de cela. Car quoi qu'ils le cachent le plus qu'ils peuvent, parce qu'ils sont malins, et qu'ils veulent décevoir les hommes, néanmoins par l'autorité que l'Église a reçue de Dieu sur eux, ils sont contraints, à la parole de ses Ministres, de faire connaître ce qu'ils sont, c'est-à-dire, malheureux et abandonnés à tous crimes comme à toutes peines.
Ainsi, par l'occasion que la divine Providence m'a donnée devoir, en cette affaire, ce qui est de leur malheur, ayant parlé, trois ans durant, avec eux matin et soir, ayant eu des sujets justes et raisonnables de leur reprocher leurs crimes et de leur parler de leurs tourments éternels, j'ai appris (Dieu le voulant ainsi, sans que j'aie eu aucune société avec eux, les traitant toujours comme ennemis capitaux) j'ai, dis-je, appris de leur propre bouche, d'une manière que j'avais sujet de penser que Dieu les obligeait à dire la vérité, mille et mille choses excellentes pour notre instruction, de leur état, de la rigueur de Dieu contre eux, de leur rage contre les hommes, de leur malice acharnée à nous perdre ; de leurs inventions pour en venir à bout, dès peines qu'ils font souffrir aux pécheurs qui sont en Enfer en leur puissance, de leur économie entre eux, de leur sujétion à leur Chef et à ceux qui parmi eux sont Princes, de leur intelligence entre eux, de leur confusion, de leur délaissement de Dieu, et de la variété des peines des damnés. J'ai eu tels propos avec eux, à l'occasion des Exorcismes ; et souvent à l'occasion de ce que dans les entretiens particuliers que j'avais avec la Mère, ils m'interrompaient pour empêcher le profit qu'elle en pouvait faire. À leurs interruptions, je faisais mes plaintes et mes oppositions ; Cela m'embarquait en entretiens avec eux, et dans ces entretiens je n'étais pas toujours comme un comité qui bat, dans les Galères, les esclaves, ou comme un ennemi qui est dans la chaleur de la mêlée, mais comme l'ennemi qui est en propos avec son adversaire sur les différends qui surviennent ; ainsi j'étais engagé à dire plusieurs choses qui en tiraient d'eux d'autres, lesquelles étant fort conformes aux vérités de la Foi, étaient élevantes, souvent instructives, et parfois consolantes, par les réflexions que je pouvais faire là-dessus. De plus, à cause que pour le bien de l'âme que je devais assister, et de qui je procurais le secours et l'avancement, il m'était nécessaire de faire force questions, et avancer force propos ; il se faisait que de tout cela le Diable avait sujet de marquer ses des seins malins et ses oppositions, et souvent disait des choses très-puissantes pour émouvoir à la crainte de Dieu ; et ces choses sont innombrables. Quelquefois l'embarquement était si grand, que les heures coulaient entières en ces discours, pendant lesquelles il me paraissait plus clair que le jour, que cela ne pouvait partir de l'esprit d'une fille, et que c'étaient des Esprits au-delà de l'humain. Combien de fois m'est-il arrivé de leur parler du bien de l'âme qui est unie avec Dieu, et qui, par l'assiduité à chercher sa conversation en l'oraison, vient à goûter sa suavité et à s'unir à son Être divin ; de quoi ces malheureux Esprits recevaient une si grande peine, qu'ils fondaient en un moment, se retiraient, me laissant seul avec la Mère, avec qui je renouais l'entretien que j'avais commencé et qu'ils avaient interrompu, et, avec un très-grand profit pour elle, je lui faisais apercevoir les oppositions que le Démon faisait à son bien.
Souvent dans l'entretien que j'avais avec elle, Dieu donnait une telle bénédiction à mes paroles, que son âme était prise du goût de Dieu, et même je lui faisais faire oraison, l'aidant par mes paroles et lui prononçant les meilleures choses que je pouvais, et que Notre-Seigneur mettait en mon âme. Son cœur s'enflammait de l'amour divin, et était tout embaumé par la grâce, si bien que le Démon qui s'était retiré pour ne pouvoir souffrir ce que je lui disais parlant à lui, retournait pour empêcher la bonne disposition où entrait l'âme de la Mère, et parfois retournant il sentait ce baume de la consolation divine dans cette âme, ce qui lui était pire qu'un enfer. Il n'est jamais arrivé (quelque obstination qu'il eût pour empêcher ce profit de l'âme) qu'il ait pu fermer la porte de son esprit et de ses sens intérieurs ; car alors ne pouvant venir à bout d'étouffer cette grâce, il faisait des bruits au-dehors pour détourner notre attention ; mais il a toujours été contraint de céder, laissant la place à Dieu, et pour empêcher cela, il désirait l'Exorcisme, qui était bien une batterie plus directe contre lui, mais non pas si griève ni si contraire à ses intentions et à son repos, comme celle d'un entretien spirituel avec elle. Je lui disais quelquefois : Quoi ! tu veux aller à l'Exorcisme ? ici je ne fais rien contre toi, seulement je parle à l'âme. Il me répondait : Ce que tu fais ici est beaucoup plus contre moi, car je n'ai rien tant à cœur que d'empêcher l'œuvre de Dieu, et c'est bien ici l'œuvre de Dieu, plutôt que l'Exorcisme, qui n'est qu'une guerre contre moi. Ceci est la culture de l'âme, et Dieu aime cela plus que tout le reste ; voilà pourquoi, comme je hais Dieu, je fais plus de cas d'empêcher son amour, que de fuir l'enfer. Ceci m'est plus que l'enfer ; car la première loi que j'ai en moi, est de m'opposer à Dieu, et d'empêcher que l'âme ne le serve, particulièrement quand c'est une âme que je possède. C'est un petit tourment pour moi que l'Exorcisme, au prix d'être associé à une personne qui aime Dieu et le sert, et mon principal soin et dessein est d'empêcher que cette âme ne soit à lui. Je lui répondis : C'est pour cela que le mien principal est de faire que cette âme connaisse Dieu, l'aime et le serve. La vie éternelle consiste à connaître Dieu et son Fils, comme l'a dit Jésus-Christ ; ainsi, tant que je serai ici, et tant que j'aurai de vie et de force, je ferai ce que je pourrai afin que cette âme se rende au Bien parfait. Alors il me répondit : C'est ma rage, et c'est pour cela que je ferai le pis contre toi le plus que je pourrai. Nous entrions comme cela en différends et en des contestations qui duraient longtemps ; c'étaient des défis mutuels que j'ai racontés dans l'Histoire. Mais je remarque ici que quand je n'eusse eu d'autre preuve que ces entretiens, il y en avait plus qu'il n'était nécessaire pour connaître que c'étaient vraiment des Démons, c'est-à-dire, des Anges qui étaient damnés ; et comme ces communications avec eux ont été fort fréquentes dans l'espace des trois ans, j'ai rendu cette notion si assurée , que je ne puis que je ne la fasse connaître à qui je pourrai, afin que l'on sache qu'il y a un Dieu dans le Ciel, qui punit les méchants qui lui désobéissent ; et non-seulement qu'il y a un Dieu, mais que ce Dieu a envoyé son Fils au monde pour le salut du genre humain ; que ce Fils a enseigné la vérité aux hommes, prêchant comme il a fait, et a donné, outre cela, son Corps dans le Saint Sacrement. Ce qui m'a encore été rendu manifeste comme si je l'eusse vu. La puissance des Saints a aussi paru, surtout celle de la sainte Vierge, celle de saint Joseph, celle des saints Anges, de qui les effets nous ont été manifestés en tant de façons, que je ne les saurais tous raconter. J'en dirai pourtant quelque chose aux occasions. Mais il faut venir à ce que je me suis proposé au commencement de ce Chapitre, qui est de dire les autres preuves de la présence des Démons, dont la principale est la découverte des pensées du cœur humain.
Pour revenir donc à notre propos de ce signe qui surpasse les forces de la nature humaine, il faut dire que souvent, j'ai éprouvé que ces Démons ont connu et déclaré l'intérieur, non-seulement des choses cachées, comme ce qui était contenu dans les lettres qui n'avaient point été vues, mais même les pensées assez secrètes du cœur humain. Or, pour parler de ce signe, il faut savoir que l'opinion des Théologiens est qu'il n'appartient proprement qu'à Dieu de connaître les pensées, et que les Anges naturellement ne les connaissent point. Cela est tenu pour si assuré, que lorsque je disais que les Démons possédants connaissent souvent nos pensées, on me disait que cela ne pouvait être, et que c'était une erreur de l'avancer ; et lorsque j'alléguais l'expérience que j'en avais, et encore celle de plusieurs autres Exorcistes, on me répondait que nulle expérience n'était recevable, quand elle choquait l'opinion reçue de tous les Théologiens. Je disais, au contraire, qu'on pouvait bien douter d'une expérience ; mais que lorsqu'elle était connue certaine, il fallait donner explication aux Docteurs, et non pas nier l'expérience, si ce n'est en des choses où Dieu a révélé manifestement le contraire ; comme nous voyons au Mystère de l'Eucharistie, où, nonobstant l'expérience de nos sens, nous croyons que le Corps de Jésus-Christ est, et non pas le pain. Mais les opinions des Docteurs présupposent l'expérience, et si les Sages s'accordent en une chose qu'ils auront expérimentée, il faut bâtir la science sur cela. Il est donc advenu si souvent que nous avons vu que les Démons connaissent nos pensées, que nous n'en pouvons faire de doute.
Premièrement, c'était un usage ordinaire à plusieurs (et il n'y en a aucun qui ne l'ait fait quelquefois) de dire au Démon : Obedias ad mentem ; et fort souvent je l'ai fait, me figurant, après, quelque chose de particulier dans l'esprit, et commandant au Démon de faire ce que je lui commandais en ma pensée. Cela, je l'ai fait souvent, au commencement pour ma satisfaction, et puis pour celle des autres ; et cela a été fait en telle sorte, que je ne pouvais douter que le Démon ne connût ma pensée et mon intention : cela se faisant aux choses dressées pour lui ou adressées à lui-même, sans rien dire par la parole intelligible au-dehors. Lorsque la Mère était dans la maison, ou au fond du jardin, ou sous les gouttières pendant la pluie où le Démon la menait par une extravagance aussi fâcheuse que ridicule, et voulant qu'elle vînt, je commandais au Diable, du lieu où elle ne pouvait m'entendre, de venir et de se rendre en tel endroit que je lui marquais ; dans peu le Démon l'amenait, disant : Que me veux-tu ? D'où je concluais qu'il avait connu ma pensée. Même il est arrivé que, traitant avec lui par des paroles, je cessais de parler, et je continuais par la seule pensée. À quoi il faisait des réponses comme si j'eusse continué de parler, et parfois assez longtemps. Aussi je disais à quelqu'un, qu'il pensât ce qu'il voudrait, et alors je disais au Démon, qu'il fît ce qu'un tel désirait et commandait en sa pensée, et cela était soudain exécuté. À ceci on m'a dit que cela n'est pas par la force naturelle des Anges, mais par une dispensation spéciale de Dieu contre la nature et puissance des Diables, afin qu'on puisse connaître que ce sont des Démons. Mais il n'est pas croyable que Dieu permette sans sujet à ces Esprits des choses au-dessus de leur nature ; car nous voyons, en des choses très-viles et vulgaires, qu'ils aperçoivent les pensées des personnes, et qu'ils les disent. Les Religieuses possédées nous disaient, que, dès qu'elles étaient à l'Exorcisme, et qu'elles n'étaient pas encore troublées jusqu'à perdre le sens, elles lisaient, par la vivacité que le Démon leur donnait, dans la tête de tous ceux qui étaient présents, comme si elles eussent lu dans leurs heures, tous les desseins qui y étaient ; et je puis ici dire en preuve de cela, ce que j'ai ouï en deux occasions : l'une était d'un de nos Pères qui en usait tous les jours de cette manière ; il commandait quelque chose dans son esprit au Diable, et lui disait : Obedias ad mentem ; et une fois il reçut cinq ou six pensées de quelques actions qu'il voulait commander au Diable, et à chacun il disait à part soi, que non ; enfin il s'arrêta à une septième, et alors il dit au Démon : Obedias ad mentem. Le Démon après cela dit tout haut toutes les pensées du Père, l'une après l'autre, et à chacune il disait : Mais, Monsieur ne veut pas. Enfin après les avoir dites toutes, sauf la dernière, il dit : Nous verrons, nous verrons ; restant jusqu'à la fin de la journée, et puis il accomplit ce que le Père avait commandé, montrant par-là que non-seulement il connaissait les pensées de ce Père, mais même celles qu'il mettait sous la clef, disant, que non ; ce qui prouve que non seulement ils connaissent celles qu'on leur adresse, mais celles mêmes qu'on leur veut cacher.
L'autre chose est que dans cette Maison de Loudun, il y avait une fille pensionnaire, qui était possédée, et vivait avec les Religieuses. Un jour il y avait grande quantité de noblesse qui assistait aux Exorcismes ; il y avait force laquais, qui se rendirent tous au parloir où cette fille était, et faisait du bruit ou plutôt le Diable en elle. Tous ces laquais s'assemblèrent pour rire et caqueter avec ce Diable follet. Un de ces laquais folâtrant lui dit : Devine ma pensée ; le Diable qui faisait comme une fille égarée eût pu faire, lui répondit : Que me donneras-tu ? Ce laquais lui promit des dragées ; alors le Diable lui dit, qu'il pensât la chose qu'il voudrait, et ensuite il la devina ; et une partie de l'après-dinée se passa à deviner les pensées de tous ces laquais pour des dragées. Cela est une chose commune et vulgaire, qui ne semble pas demander une permission extraordinaire de Dieu, et par-là on peut conclure que c'est donc une chose naturelle et facile aux Anges de connaître les pensées que l'on a communément. Il est vrai qu'ils ont avoué eux-mêmes, qu'ils ne connaissent pas le secret du cœur, et je ne puis savoir quel autre secret leur est clos que celui des pensées intimes que l'âme a avec Dieu, comme celles que les bonnes âmes ont dans l'oraison ; mais pour toutes les pensées communes, il y a grand sujet de croire qu'ils les connaissent toutes. Mais soit que ce soit par leur force naturelle, ou par la révélation de Dieu, il est constant que les Démons possédants les connaissent ; et que ceux-là les connaissant, comme nous en avons des preuves sans nombre, il reste toujours ce que nous désirons prouver, que ce sont des Démons, et que nous sommes certains de tout le reste de ces importantes vérités qui s'en écrivent et dont la connaissance fait tant à notre salut.
CHAPITRE III
Preuves qu'il y a véritablement des Démons, prises des effets surnaturels
qu'ils ont produits dans le corps des personnes possédées.
Conversion de M. de Queriolet.
Quoiqu'il n'y ait point de plus fort argument de la présence des Esprits supérieurs à notre nature dans ces personnes possédées, que celui que je viens de déduire, il y en a pourtant plusieurs autres qui ne se doivent pas omettre pour confirmer cette vérité, que c'étaient vraiment des Diables qui possédaient les Religieuses de Loudun.
1.° Il n'y avait guères de ces filles où il ne parût des contorsions que la nature ne saurait imiter. Dès que je fus arrivé, j'en vis une qui faisait une chose qui se trouvait presque en toutes ; c'est qu'elle se courbait en arrière, touchant de la tête ses talons, et se tenant néanmoins sur ses pieds, marchant fort longtemps et aisément, sans changer de posture.
2.° Il n'y en avait guères non plus qui n'eussent une sorte de mouvement, qui était de secouer la tête avec une telle vitesse, qu'il n'y a personne si habile qui le pût faire avec dessein.
3.° Quand elles étaient couchées par terre, elles se raidissaient et se rendaient tellement pesantes, que l'homme le plus robuste avait bien de la peine à leur soulever la tête.
4° Elles tiraient la langue dehors, et la grossissaient démesurément, la rendant dure et noire ; ce qui ne se pouvait qu'en amassant quantité d'esprits en cette partie, laquelle n'était aucunement serrée avec les dents ; ce qui se faisait tout-à-coup et en un moment. J'ai vu les plus habiles Médecins avouer que c'était un effet entièrement surnaturel et extraordinaire.
5.° Le démon Balaam faisait en la Mère Prieure une chose qui, quoiqu'en apparence légère, fut jugée, par les Médecins les plus entendus, ne se pouvoir faire par aucune force humaine, qui était de donner une vivacité aux yeux inexprimable, mais qui à la vue portait une preuve indubitable de la puissance du Diable et de sa résidence en ces yeux.
6.° Cette même Mère faisait une contorsion singulière, tordant les bras aux jointures des épaules, du coude et du poignet, faisant un tour en chacune de ces trois jointures. C'était à l'adoration du Saint Sacrement : le Démon appuyant le ventre sur la terre joignait les pieds, et tournant les bras en derrière, joignait aussi les mains avec les pieds et faisait un tour à chaque jointure.
7° Il y avait encore une chose commune à toutes les Possédées, c'est qu'après toutes les agitations les plus véhémentes et pénibles, jamais elles ne paraissaient émues, et leur pouls restait calme ; ce qui marquait clairement l'assistance d'un Esprit qui les possédait et les tenait en paix au milieu de ces mouvements forcés.
Or, de ces preuves prises de l'extérieur, c'est-à-dire, des effets qui se voient à l'œil, j'en tire une conclusion, qu'il y a des Esprits au-dessus de l'humain, et des Esprits qui, par leur faute, sont tombés en l'indignation de Dieu, et damnés ; et par cet état, sont réduits dans une extrémité de malice. De cette conclusion, je tire la vérité d'un Dieu et de sa justice, la preuve de la Religion et de l'Église, du dernier jugement et de l'enfer, et de toutes les autres vérités que la foi nous propose ; lesquelles nous évitons naturellement de savoir, pour n'être point gênés ni contraints en notre liberté ; car comme le monde est plein de personnes libertines qui ne veulent croire que ce qui leur plaît, il se trouve entièrement nécessaire que Notre-Seigneur fasse ou permette des choses qui convainquent qu'il y a un jugement et une autorité souveraine de Dieu qui retient même les méchants par la crainte de sa justice. Et comme dans l'état de cette vie Dieu tempère cela par une providence si douce qu'il y a toujours besoin de foi pour adhérer à ces vérités ; il se trouve, à cause de cette douce providence de Dieu, que la plupart des méchants chancellent dans cette croyance, et quand Dieu fait des choses qui semblent surpasser les forces de la nature, ils font ce qu'ils peuvent pour ne pas se laisser convaincre, et mettent en cela la force de l'esprit, estimant peu ceux qui sont de facile croyance.
Dieu permit un exemple fort signalé d'une personne autant incrédule et indisposée à la vérité qu'il y en saurait avoir au monde, laquelle étant venue à Loudun, et ayant vu ce qui s'y passait, fut tellement convaincue et touchée, que sa conversion est une des plus admirables de ce siècle. C'est de M. de Queriolet que je veux parler, et comme Notre-Seigneur le convertit d'une vie très-méchante et abominable ; et je le dirai d'autant plus volontiers, que je l'ai vu et connu avant sa conversion et après. L'histoire de ce personnage nous servira encore d'une très-grande preuve de la vérité que nous avons entrepris de faire voir.
Il vint donc à Loudun, l'an 1635 ou 36, un homme de Bretagne, pourvu d'un office de Conseiller au Parlement de Vannes. Il était d'une vie si déréglée et si impie, qu'il ne croyait ni Dieu ni Diable. Il était âgé de 30 à 32 ans, et garçon. Il était venu à Loudun, non comme plusieurs, par la curiosité de voir des Démons, mais pour voir un de ses amis, nommé M. de Silly, qui était fort riche et qualifié dans Loudun ; et, à ce qu'on dit, il était en intention de traiter de se marier. Ayant appris ce qui se passait dans cette ville, il fut sollicité par le fils de son ami, de contenter sa curiosité de voir des Démons. Il avait extrêmement voyagé, et avait été jusqu'en Turquie, dans le dessein de se faire Turc, toujours pensant qu'il n'y avait point de Dieu. Il avait souvent fait, à ce qu'il m'a dit, tout ce qu'il avait pu pour savoir s'il y avait un Dieu et s'il y avait des Diables. Étant allé seul dans une forêt, et s'étant fourré au plus profond du bois, il avait invoqué les Démons, mais sans succès ; et il ne croyait point qu'il y eût un autre Dieu que le bon temps. Ensuite de cela, il s'était adonné à toutes sortes de vices ; il avait tenu dans son château de Queriolet, la femme d'un Gentilhomme qu'il entretenait ; il avait des inimitiés, et un grand usage des armes ; il était fort déterminé, jouissait d'une santé à l'épreuve, et avait le corps robuste. Il avait fait le dessein de ne point voir les Possédées, parce que, sur le récit de quelques libertins comme lui, il pensait que ce n'étaient que des filles folles ; néanmoins il se laissa entraîner par son ami à l'Exorcisme. Il ne fut pas d'abord à celui que je faisais, quoiqu'il y vînt ensuite, mais il s'attacha à voir celui du Père Ange, qui exorcisait une fille séculière, appelée la Benjamin. Il alla donc, sans aucun dessein spécial, dans l'Église de Sainte-Croix, où cette fille était exorcisée, et se mit en un lieu où il pût voir l'Exorcisme. Dans peu le Démon, parlant par la bouche de la fille, lui livra de grandes atteintes qui lui donnèrent sujet de lui demander d'où elle le connaissait ; et lors le Démon lui dit des choses fort secrètes de sa vie, qui l'étonnèrent beaucoup ; et sur les répliques qu'ils se firent de part et d'autre, il conclut que c'étaient véritablement des Diables, et que cela étant, il y avait donc un Dieu ; Et s'il y a un Dieu, disait-il, où en suis-je ? et à quoi doit aboutir une vie comme la mienne ? Cela le fit rentrer en soi-même, et de raisonnement en raisonnement il tira toutes les conclusions que la grâce fait ordinairement en une âme, quand la lumière divine y est entrée.
Il communiqua avec le Père Ange, et après quelques conférences avec lui, il se détermina à faire une confession générale, qu'il fit fort sérieusement. Allant de degré en degré, il vint jusqu'à l'entière détermination de changer de vie, et de penser à une sérieuse pénitence. Il laissa tout le dessein de son mariage, revint à Vannes, mit ordre à ses affaires, et prit une conduite parfaite de servir de Dieu, se retirant en son château de Queriolet, qui était près de la ville. Il s'adonna fort à l'oraison et à la mortification. Il passa ainsi quelques années, allant tous les jours à une chapelle de Notre-Dame, à une lieue de chez lui, et revenait dîner à son logis. Il donna de grands exemples d'un esprit vraiment converti à Dieu et pénitent ; il prenait de fréquentes disciplines et jeûnait tous les jours. Il vendit son office, employa l'argent à payer quelques dettes, et distribua le reste aux pauvres, qu'il assemblait tantôt dans un bourg et tantôt dans un autre ; et là il donnait de grosses aumônes, jusqu'à ce qu'il eût tout distribué.
Après avoir passé quelques mois dans cet état pénitent, il prit un dessein extraordinaire ; ce fut de se déguiser en gueux pauvre et mendiant, et d'aller en pèlerinage à Notre-Dame-de-Liesse. Il partit sans chemise, avec un vieux pourpoint sans manche, et tête nue ; dans cet équipage il vint à Loudun, où Notre-Seigneur l'avait converti. Personne ne l'y reconnut, et il ne se fit point connaître. Il entra dans l'Église où le même Exorciste était encore, et se mit au fond de l'Église à genoux devant le Saint-Sacrement. Le Diable seul le reconnut, et commença de crier après lui, et de s'en moquer. Le Père Ange y ayant pris garde, et allant à lui, sut, par sa propre confession, qu'il était M. de Queriolet ; il demeura fort surpris de le voir ainsi, mais reconnaissant que c'était un effet de la grâce de Notre-Seigneur , il le laissa achever son pèlerinage, qu'il fit avec une grande humilité et pauvreté. Depuis cela, tous les ans, il entreprenait quelque voyage, tantôt à Rome, tantôt à Saint-Jacques, et à Notre-Dame de Lorette. La première fois qu'il fit le voyage de Rome, ce fut avec une telle rigueur pour sa personne, qu'une de ses austérités fut qu'il ne changeait jamais de chemise qu'il ne fût de retour chez lui. Or, cette fois, comme la vermine le tourmentait, il résolut, en revenant, de se mettre en un lieu commode pour laver sa chemise ; il était auprès d'un buisson, et comme il était près de se dépouiller, quelques personnes l'apercevant, se mirent à crier après lui, l'appelant gueux et fainéant. Il prit cela pour un effet de la providence, et que Notre-Seigneur ne voulait pas sans doute qu'il se soulageât. Il continua donc son chemin, et ne quitta sa chemise que lorsqu'il fût de retour chez lui.
À Rome, il ne voulut rien voir de curieux, pas même le Pape vivant, comme étant mort au monde, visitant les seuls sépulcres des Saints, et ne tirant satisfaction de la vue d'aucune chose. Après avoir fait deux ou trois ans la vie de pèlerin, il résolut de prendre les Ordres sacrés ; continuant ses pénitences et ses pèlerinages tous les ans, sans rien diminuer de ses austérités, sinon qu'il buvait un peu de vin dans ses voyages ; car dans sa maison il ne buvait que de l'eau. Outre cela, il s'employait totalement à soulager les pauvres, et fit de son château un hôpital. Tous les jours il donnait à manger aux pauvres qui s'y rendaient, leur donnant portion, potage et dessert.
Environ l'an 1654, il passa par Bordeaux allant à Saint-Jacques ; n'ayant trouvé personne de connaissance, et le Portier de notre Maison le prenant pour un pauvre Prêtre, il passa outre, et fit son voyage ; au retour, il sut que j'y étais, et vit nos Pères. Le Père Recteur le reçut, et le pria de loger chez nous ; il y resta cinq semaines. C'était au mois de novembre, il tut visité par des personnes de condition, et donna à tous une grande édification à cause de son mépris du monde. M. le Prince de Conti et M. le Duc d'Enguien, pendant qu'il fut au Collège, le tenaient presque toujours à leur table : ces Princes logeaient tout à côté, et avaient une porte de communication dans le jardin ; il traitait avec eux en grande simplicité. Aussitôt qu'il était levé, il allait à quelque Église où il disait la Messe, et y demeurait jusqu'à midi, et après il allait dîner où il était prié. Ensuite il entrait en conversation, profitant beaucoup aux âmes, et touchant les esprits. Il vivait sans respect humain, parlait aux grands et aux Princes, et leur disait la vérité ; et dans notre Maison, il nous édifiait fort par ses entretiens, car il marquait clairement qu'il ne se souciait que de Dieu.
Étant de retour en sa maison, il continua d'assister les pauvres, qu'il logeait aussi chez lui ; et quoique les pauvres lui dérobassent ce qu'ils pouvaient, il ne s'en rebutait jamais. Il avait une petite chambre où il couchait et faisait ses prières ; et souvent, quand il avait quelque pauvre tout pourri et ulcéré, il le faisait coucher avec lui ; ce qu'il a fait plusieurs fois sans avoir jamais gagné aucun mal. Une fois sa sœur, qui était une Dame qualifiée, le vint voir avec son carrosse, bien ajustée et parée ; il ne la voulut pas reconnaître. Un certain homme voyant qu'il donnait ainsi tout son bien, entreprit de lui faire un procès, et de soutenir qu'il lui devait une grosse somme, en produisant quelques pièces si bien falsifiées, qu'il était en danger d'être condamné. Messieurs du Parlement le firent entrer, et, sur sa seule déposition, lui firent gagner son procès. Enfin il menait une vie comme s'il eût été crucifié au monde, et le monde à lui. Il montrait toujours un grand sens et une grande prudence. Il allait toutes les semaines passer un jour au Collège de Vannes, où il avait une chambre, et il se rendait à la Communauté sans aucune cérémonie. Il allait aussi de temps en temps aux Pères Carmes de Sainte-Anne.
Enfin, environ l'an 1660, étant allé à son ordinaire visiter ces bons Pères, il tomba malade, et y mourut, muni de tous ses Sacrements, laissant une grande odeur de sainteté. Il fut une fois malade chez nous ; ce qui était rare, à cause de sa forte santé. Durant sa maladie, il se laissait gouverner par les Pères, et obéissait exactement au Médecin. Dans les premières années de sa pénitence, il ne prit point de Directeur, car il disait : Je n'eusse jamais trouvé personne qui alors eût consenti à la pénitence que Dieu voulait de moi. À un pécheur comme moi, il fallait une vie extraordinaire.
Sa vie est remplie de grands exemples de vertu. Cet homme a jeté un grand éclat dans la France. Il allait quelquefois à Paris. Une fois il entra par une porte, et sortit par l'autre, sans s'y arrêter. Il était intime ami du Père Bernard, qui était un saint Prêtre très connu à Paris. Un jour qu'il y arrivait, ce Père le reconnut et le mena chez lui, quoiqu'ils ne se fussent jamais vus auparavant.
J'ai regret de dire si peu de choses de lui, mais nous sommes dans l'espérance que quelqu'un écrira sa vie ; ce que je veux remarquer à son sujet, est que la vie de cet homme est un fruit de Loudun. Tant de gens qui font les esprits forts, y sont venus pour voir les Démons et satisfaire leur curiosité, sans en tirer du fruit pour eux-mêmes ; mais celui-ci y a trouvé son salut et sa vie. Après avoir manifestement connu que c'étaient des Diables, il a conclu qu'il y avait un Dieu.
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