CHAPITRE III
Charité et dévouement de Roch en diverses villes. — Peste de Plaisance. — Il y est lui-même atteint de la peste et chassé de la ville.
Ses pas étaient semés partout de prodiges et de miracles, et portaient les bénédictions et la santé. Rimini éprouva les bienfaits de sa sainteté et de sa puissance. À son approche, la peste semblait fuir comme les ténèbres devant la lumière, comme un ennemi devant un vainqueur redouté. Son arme était toujours le signe de la croix. C’est ainsi que furent sauvées de l'épidémie un grand nombre de villes d’Italie, et particulièrement dans le Piémont, le Milanais, les duchés de Montferra, de Mantoue, de Modène et de Parme.
Au milieu des remerciements et des acclamations, dont le serviteur de Dieu ne pouvait manquer d’être l’objet, il avait soin de s’humilier et de renvoyer toute gloire à Dieu, dont il se reconnaissait l’indigne instrument. La Providence, dont le dessein était d’éprouver plus fortement la constance de Roch, le conduisit à Plaisance, ville de Lombardie, où la peste sévissait avec une indescriptible fureur. Là, les malades n’avaient pas le temps de se reconnaître. À peine attaqués, ils tombaient sur leur couche devenue en quelques heures un lit de mort. Animé de cette foi qui transporte les montagnes et d’une charité surnaturelle, le grand serviteur de Dieu redoubla ses jeûnes, ses prières et ses austérités, et s’élança, au milieu de la foule la plus intense des malades et des cadavres, dans le grand hôpital. Malgré l’horreur de ce séjour, dont l’infection était insupportable, il ne craignit pas d’y demeurer jusqu’à ce qu’il ne restât plus une ombre de contagion. On eût dit d’un conquérant qui ne quitte le champ de bataille que quand il a vu tomber le dernier de ses ennemis. Tant de charité semblait devoir mériter du Ciel une magnifique récompense. Roch la reçut en effet ; mais les récompenses que Dieu daigne accorder à ses serviteurs ici-bas ne sont pas de celles que le monde espère. Le juste, étant destiné à devenir une de ces pierres d’or fin qui ornent la céleste Jérusalem, devait passer par le creuset des tribulations, avant d'entrer dans l'édifice du grand architecte.
Une nuit, qu'accablé de fatigue et de sommeil, Roch s’était jeté sur son grabat et y reposait, une voix lui dit d’un ton fort doux et agréable : « Roch, mon enfant, qui avez supporté pour moi les rigueurs des voyages, du froid, de la faim et des travaux de toute sorte, il faut maintenant que vous souffriez aussi d'extrêmes douleurs en vue de celles que j’ai endurées pour vous. »
À ces mots, le saint se réveilla, et aussitôt se sentit frappé, comme d’un coup d’épée dans les flancs, des douleurs atroces de la peste, qui ne lui laissèrent plus aucun repos. Levant alors ses regards vers le Ciel : « Ô très-doux Jésus, s’écria-t-il, je vous remercie d’avoir daigné vous souvenir de votre serviteur ; je vous offre cette douleur et je la bénis comme un don de votre main : c’est une visite que vous faites à une misérable créature ; elle m’est chère, elle m’est douce ; de vous la mort est un gain. »
Cependant la douleur devint tellement intense et intolérable que le malade ne put retenir ses plaintes et ses soupirs. Le jour et la nuit la souffrance lui arrachait des cris aigus qui ne permettaient ni aux infirmiers, ni aux malades de l’hôpital de prendre un peu de sommeil. C’est un préjugé généralement répandu que la vertu de la souffrance consiste à étouffer la douleur dans un profond silence, et à fermer, pour ainsi dire, toute issue aux soupirs et aux autres soulagements de la nature : erreur, erreur profonde. La souffrance est d’accord avec la vertu quand on supporte avec une résignation intérieure à la volonté de Dieu, les peines, les afflictions, les maux que le Seigneur envoie : les soupirs, les gémissements, les pleurs et les larmes ne sont que les expressions de la nature souffrante et souvent un véritable soulagement, auquel il est permis de recourir, comme on recourt aux remèdes. S’il en était autrement, il faudrait retirer a Job et à Jésus, son prototype, le titre de très-patient, et une infinité d’autres attributs glorieux à un grand nombre de saints, qui, en semblables circonstances, ont manifesté leurs douleurs et le poids de leurs peines par des signes extérieurs. Chez notre saint les cris n’étaient donc pas l’indice des sentiments du cœur : quand un doigt touche les cordes d’une lyre, la lyre rend des sons doux ou graves, harmonieux ou discordants sans murmurer pour cela contre la main qui les provoque. Ainsi notre nature frappée dans son corps redit par la plainte les sensations agréables ou douloureuses qu’elle endure, sans pour cela injurier leur auteur.
Disons-le à la honte de l’humanité. La reconnaissance est une fleur rare sur cette terre. Il semble que dans cet hôpital, théâtre du dévouement de Roch, chacun eût dû s’empresser de le plaindre, de l’endurer et de le soulager. Il n’en fut pas ainsi : les administrateurs, sans s’inquiéter s’ils attachaient à leur front la flétrissure de l’ingratitude, résolurent de chasser Roch de l’établissement comme étant insupportable aux autres malades. Bientôt ce barbare projet fut exécuté. Roch, qui ne pouvait se traîner, ni se tenir sur pied fut inhumainement mis a la porte, où il passa la nuit exposé aux injures de l’air, sans le secours d’aucune main charitable. Ce ne fut pas assez ; sa présence et son souvenir même pouvaient devenir un reproche à l’ingratitude. On poussa donc l’inhumanité jusqu’à la sauvagerie la plus barbare. On décida que, dans l’intérêt de la salubrité publique, il était de toute nécessité d’en éloigner ce puant, dont l’infection pouvait ramener la contagion. Pauvre Roch ! sans force et presque mourant, on le force de se lever ; il tombe ; c’est tout comme Jésus, son maître et son modèle dans la voie douloureuse ; il se relève, et, ranimant le reste de son courage, il s’appuie sur son bâton et se traîne lentement à travers les dédains et les dégoûts des passants, jusque hors des portes de la cité ingrate, remerciant Dieu et le priant de pardonner à ses habitants qui ne savent ce qu’ils font. Voilà comment le Seigneur visita son serviteur et comment les hommes le payèrent de ses bienfaits.
CHAPITRE IV
Patience de saint Roch. — Sa confiance en la Providence. — Une fontaine miraculeuse. — Histoire du chien de saint Roch. — Gothard, le seigneur, devient mendiant et ermite. — Dieu venge ses pauvres insultés.
Cependant Roch, abandonné ainsi de tous, savait bien qu’il lui restait toujours la compagnie et le secours de Dieu. Exténué de fatigue et n’en pouvant plus, il était parvenu jusqu’à une épaisse forêt, habitée par des bêtes fauves, que des chasseurs poursuivaient quelquefois. Là, il tomba aux pieds d’un cornouiller, s’y reposa quelque temps ; puis, apercevant une mauvaise cabane en ruines, il s’y retira et dit au Seigneur : « Ô très-doux Jésus ! je sais combien je suis redevable à votre majesté de ce que vous avez daigné me faire endurer des douleurs que j'ai bien méritées. Je n'ai pas usé envers les malades de toute la charité que réclamait de moi votre amour. Dieu clément, pardonnez ma faiblesse ; car quel homme pourrait égaler ses services à vos bienfaits ? Ne m’abandonnez pas, ô Jésus très-bon, et ne me laissez pas, au milieu des bêtes sauvages, succomber seul et sans secours. » Dieu, qui ne laisse pas le passereau au besoin, n’abandonne jamais ceux qui le servent ; il les éprouve, mais aussi il dépose en leur cœur le germe sacré de l’espérance, qui n’est jamais confondue. Une soif ardente, causée par la fièvre, dévorait le pauvre malade. Sa voix a pénétré les nues. Voilà qu’une douce pluie tombe à la porte de sa cabane et forme un petit ruisseau. Roch s’y désaltère, s’y lave et adoucit ainsi pour quelque temps ses cuisantes douleurs. Dieu s’est plu à perpétuer ce miracle, car ce même endroit devint une fontaine qu’on voit encore aujourd’hui sous le nom de Fontaine saint Roch, où les malades vont puiser la santé comme dans une piscine probatique.
La divine Providence employa un autre moyen non moins miraculeux pour nourrir notre saint. Celui qui eut soin d’Élie, de Paul et d’Antoine au désert, en leur envoyant le pain quotidien par un corbeau, se servit d’un autre messager, plus intelligent et non moins fidèle, pour donner en temps opportun le pain nécessaire à la subsistance du solitaire. Non loin de la retraite de notre saint, il y avait un grand village, rempli de belles maisons de campagne, où de riches habitants de la ville s’étaient retirés pour fuir la peste. Dans un de ces châteaux vivait un citoyen appelé Gothard, homme de grande noblesse, fort riche, mais juste et craignant Dieu. Il avait préféré la campagne à. la ville, pour y servir Dieu plus
facilement dans la paix, loin du bruit et de la corruption ordinaires aux grandes cités. À son service étaient de nombreux serviteurs, et il nourrissait une grande meute de chiens pour la chasse. L’un de ces animaux, son chien favori, allait et venait en liberté dans toute la maison et se tenait souvent auprès de son maître, quand celui-ci prenait ses repas. Un jour que Gothard se mettait à table, le chien lui enleva habilement le pain qu'il tenait à la main. Le seigneur sourit à cette hardiesse comme aune familiarité, ou à une faim pressante, et le chien disparut rapidement, emportant ce pain dans sa gueule. Le lendemain et le surlendemain, la même scène se renouvela. Piqué au vif, le maître querella ses valets de ce qu’ils laissaient son chien mourir de faim. Mais il n’en était pas ainsi, car il se convainquit bientôt qu’il ne manquait de rien. Résolu donc d’observer les démarches de l’animal, aussitôt que celui-ci lui a encore une fois enlevé le pain, Gothard quitte la table, suit de près son chien, qui prend le chemin de la forêt. L’animal intelligent déposait le pain aux mains de Roch et en recevait en échange sa bénédiction, en inclinant la tête. À ce spectacle, Gothard qui avait considéré cette scène en silence : « Ô admirable Jésus, dit-il, vos voies sont impénétrables, votre puissance infinie, votre bonté singulière et votre miséricorde immense envers ceux qui vous servent ; vous vous
êtes servi du ministère d’un corbeau pour nourrir Élie ; c’est ainsi que vous comblez de bien les affamés, tandis que vous renvoyez à jeun les riches qui recherchent plus l’abondance que vous-même. »
Il s’approcha alors de la cabane, entra avec précaution, et aperçut, couché sur un lit de feuillage, un pauvre jeune homme, languissant et ne pouvant se mouvoir. Ayant demandé au malade de quelle maladie il souffrait, Roch lui répondit que c'était de la peste. À ce mot de peste, Gothard, épouvanté, sortit de la cabane et reprit en toute hâte la route de son château. Cependant, chemin faisant, de nombreuses réflexions envahirent son esprit. « Cet homme, se disait-il à lui-même, devait être un saint, puisque Dieu l’assistait si merveilleusement par le ministère d’un de ses animaux domestiques. N’était-ce pas là pour lui-même une belle occasion de soulager la souffrance ? Son chien lui-même ne lui donnait-il pas l’exemple de la compassion ? Quel meilleur emploi pourrait-il faire de ses richesses que de les consacrer au service des malheureux ? Quelle ne serait pas sa cruauté d’exposer, par une crainte pusillanime, un si grand serviteur de Dieu à mourir sans secours ? Quelle ne serait pas son ingratitude de refuser une si belle occasion de servir son prochain, même au risque de la peste ? D’ailleurs, sous la cabane d’un saint, n’a-t-il pas plus de chance de trouver la santé que la maladie, la vie plutôt que la mort ? Dût-il, après tout succomber, quel plus beau sacrifice que celui de la charité parfaite ! Tôt ou tard, il faudra bien mourir, quelle mort serait plus glorieuse ? »
Ne pouvant résister plus longtemps à. ce langage de la grâce, Gothard retourna sur ses pas vers la cabane du saint solitaire : « Ô saint homme, lui dit-il, je le reconnais ; j’ai offensé le bon Dieu en me montrant cruel à votre égard. Me voici revenu pour rester avec vous, et je ne retournerai pas chez moi que vous n’ayez recouvré la santé. » — « Je suis heureux de votre retour, répondit le malade, j’y vois le doigt de Dieu, qui dirige les cœurs à son gré et ne laisse aucun bien sans récompense, comme aussi aucun mal sans châtiment. Vous lui serez très-agréable en voulant le servir dans ma pauvre personne: persévérez donc dans votre résolution et vous en recevrez d’amples récompenses. »
Cependant le chien avait cessé d’apporter le pain quotidien, et Gothard s’inquiétait pour son malade encore plus que pour lui-même : « Ne vous tourmentez pas, lui dit Roch, pour un avenir incertain ; ayez confiance en la Providence, qui conduit toutes choses. Prenez mon bâton, ma besace, mon chapeau et mon manteau ; parcourez tous les pays environnants, et demandez l'aumône de porte en porte. » Gothard, homme de cœur et d’énergie, était bien décidé à tout entreprendre pour plaire à Dieu et à son malade ; néanmoins un reste de respect humain enchaînait son ardeur, et, couvrant son hésitation du voile de la convenance, il observa au solitaire qu’on le connaissait partout et qu’on ne s’expliquerait sa mendicité ni par la haute sainteté, qu’il n’avait pas, ni par la misère où il n’était pas. — « Imitez Jésus-Christ, répartit l’homme de Dieu : quoique fils de l’Éternel et créateur de toutes choses, a-t-il rougi de mendier son pain aux hommes ? Et ses Apôtres, après avoir renoncé à tout, ne se sont-ils pas fait un honneur de mendier ? » Ranimé par ses paroles, Gothard, la joie au cœur, partit pour Plaisance et se mit à demander l’aumône de porte en porte. Au lieu de pain, chacun lui prodiguait les quolibets et l’outrage ; ses anciens amis eux-mêmes lui jetaient à la face les plus cruelles injures. Le voilà, disait-on, ce riche d’autrefois ; il a dissipé et dévoré follement une magnifique fortune. Que n’a-t-il nourri moins de chiens et avec moins de profusion ? On même un train de prince, et ensuite la femme et les enfants meurent de faim. Eh bien ! qu’il en demande maintenant à ceux qui ont eu part à sa ruine. « N’as-tu pas honte, lui disait-on, de tendre ainsi la main ? À ta place, j’aimerais mieux mourir ignoré dans un coin que de me montrer ainsi en public. Quelle effronterie de paraître en guenilles dans un pays où ses chevaux éclaboussaient les passants. Va, homme sans cœur et sans pudeur, déshonore jusqu’au bout ta famille ; ce n’est pas du pain qu’il lui faut, c’est la potence et le bourreau. » Ces outrages vomis par ses amis les plus intimes portèrent au cœur de Gothard, qui rentra après avoir parcouru toute la ville de Plaisance sans avoir ramassé plus de deux morceaux de pain, et raconta au saint sa mésaventure. — « Celui qui vous a ainsi traité, dit Roch, est en ce moment atteint de la peste et en proie à. de cruelles douleurs ; il va mourir aujourd’hui même. Pardonnons cependant à son ignorance. J’irai visiter la ville et guérir les malades dans la vertu de Dieu. Pendant ce temps-là, restez et gardez notre pauvre cabane. »
CHAPITRE V
Comment la religion apprend à se venger. — Roch guérit les hommes et les animaux. — Il initie Gothard à la vie érémitique. — Un chagrin. — Les adieux.
Dieu venait en effet de couvrir de nouveaux voiles funèbres la cité de Plaisance pour n’avoir pas exercé la charité envers un pauvre de l’Évangile : la peste y promenait ses ravages. Exemple terrible pour ceux qui, voyant mendier a leur porte un époux ou une épouse de la pauvreté, les traitent avec dureté, mépris, outrage, et quelquefois menaces et coups. Que font ces mendiants ? dit-on, ces moines quêteurs, ces paresseux? Ce qu’ils font, ils bénissent votre seuil, votre famille, votre enfant au berceau ; ils protègent votre ville, et sont contre la peste, la famine, la guerre et tous les fléaux d’ici-bas, les paratonnerres de la justice divine.
Roch n'était pas encore complètement rétabli ; à peine pouvait-il se soutenir sur ses jambes ; mais en lui l’ardeur de la charité suppléait au défaut de forces. Touché de compassion pour les malheureux Plaisantins, il partit le lendemain, dès la pointe du jour, appuyé sur son bâton, se rendit droit à l’hôpital. La, selon le précepte de l’Évangile, oubliant les injures passées et attentif à rendre le bien pour le mal, il trouve pour chaque malade une parole d’aménité et de consolation, les touche, et, par le signe de la croix, leur rend la santé. Puis, parcourant la ville, il guérit tout ceux qu’on lui présentait. Au coucher du soleil, Roch quitta la ville et se dirigea vers la forêt. Un spectacle d’un genre nouveau s’offrit aux regards des spectateurs reconnaissants qui le suivaient en foule. On vit les animaux sauvages, qui étaient eux-mêmes malades, venir aux pieds du saint, et, dans une posture suppliante, lui demander leur guérison. Roch les bénit du signe de la croix, et chacun d’eux, dans son langage particulier, témoignant de sa joie et de sa reconnaissance, ils se retirèrent guéris. C’est de là qu’est venue l’habitude de recourir à saint Roch dans le temps des épizooties ou maladies des animaux.
Tant de prodiges avaient donné du pieux pèlerin une haute idée. On accourait de toutes parts pour voir ce libérateur ; on l’écoutait comme un oracle. Chacun admirait sa charité, sa constance au milieu des pestiférés : on regardait avec étonnement son compagnon Gothard, jadis riche et puissant, aujourd’hui volontairement pauvre et livré aux plus rudes austérités. Le Ciel était remercié d’avoir doté la contrée de deux hommes d’un si grand mérite, dont les prières avaient sauvé tant de malheureux et dont les conseils conduisaient à la perfection.
Malgré le concours chaque jour croissant des visiteurs vers la forêt, les deux ermites n’enlevèrent jamais au saint exercice de la prière une seule des heures qui y étaient destinées. Retirés dans un lieu écarté, à genoux devant un crucifix, ils consacraient au Créateur toutes leurs affections. Le reste de la journée était employé dans de saints entretiens, accompagnés de travaux manuels, car ils avaient en horreur l’oisiveté. Au milieu de la nuit, à l'heure où les hommes sont plongés dans le plus profond sommeil, ils frappaient leurs corps de sanglantes disciplines et ne s’accordaient de repos que celui que la nature leur arrachait par force.
Tant de vertus et d’austérités n’étaient pas laissées sans récompense par le juste Rémunérateur. Les dévots solitaires s’encourageaient mutuellement et s'étaient fait par leurs saints épanchements un vrai paradis de délices dans cette forêt. Loin des folies humaines, de la vanité, des embûches, de la perfidie et de la trahison, des sources de tentations, ils se sentaient vraiment vivre. Telle était la vie de ces deux justes ; le monde ne l’appréciera pas, mais qu’importent ses jugements ? Lui-même n’est-il pas déjà jugé ? La seule préoccupation de Gothard était l’idée d’une séparation. Chaque fois qu’il était appelé à Plaisance, il tremblait de ne pas retrouver son compagnon ; aussi se hâtait-il d'y terminer ses affaires et de reprendre le chemin de sa chère solitude, car Roch n’était pas encore complètement guéri, et il en coûtait à. son affection de le laisser seul, même pour peu de temps. Cependant le Seigneur, qui voulait éprouver la constance de Gothard et ajouter de nouvelles contradictions à celle de son compagnon, avait résolu leur séparation.
Une nuit que Roch se reposait, une voix du Ciel se fit hautement entendre, qui lui cria : « Roch, serviteur de Dieu, ayez confiance dans l’assistance du Seigneur, voici que vos prières sont exaucées. Le Dieu tout-puissant veut bien vous délivrer de la peste ; dans peu vous serez guéri ; mais disposez-vous à retourner dans votre patrie. » L’accent de cette voix inaccoutumée jeta dans la stupeur Gothard, qui, dans ce moment, se trouvait éveillé. Il ne douta pas d'un miracle qui, en même temps, lui révélait le nom de son compagnon ; car, malgré toutes ses instantes prières et l’intimité de leurs affections réciproques, il n’avait jamais pu l’arracher à son humilité. Au lendemain matin, Roch se trouvait parfaitement guéri ; c’était là un témoignage indubitable de la sainteté de son ami. Il lui communique alors tout ce qu’il avait entendu la nuit précédente ; mais Roch le supplia, au nom de leur amitié réciproque, de ne rien dire de tout cela à personne, car il craignait que la vaine gloire n’effaçât le prix de ses mérites. Gothard le lui promit. Cependant Roch se disposait à obéir aux ordres de Dieu et parlait d’un prochain départ, dont la pensée seule brisait le cœur du pieux Gothard. Avant de le quitter, Roch voulut laisser à son ami de salutaires conseils pour l’avenir.
« Comme vous le savez déjà, nous allons nous séparer ; c’est la volonté de Dieu : je vais vous quitter, tandis que vous allez rester seul ici pour travailler à la grande œuvre de votre perfection. Rappelez-vous souvent la généreuse résolution qui vous a fait renoncer aux richesses, aux honneurs et à toutes les pompes du monde, pour suivre les traces du Divin Maître dans la pauvreté, les incommodités et le mépris. Quel malheur pour vous si vous alliez abandonner ce saint genre de vie que vous avez embrassé ! Continuez-le donc, sans vous laisser effrayer par l’aspect des austérités et de la pénitence ; la grâce de Dieu ne vous manquera pas ; mais n’oubliez pas que les passions ne meurent pas, parce qu’elles sont dans la solitude. Souvent reviendra à votre mémoire la souvenance du bien-être de votre palais, de l’abondance et des délices de votre table, des toilettes des femmes, l’amour de la famille et du pays, et, enfin, toutes sortes de vanités de ce genre. Armez-vous contre toutes ces attaques, d’une sainte confiance dans le secours de Dieu. Si vous voulez mettre en fuite l’ennemi des âmes, représentez souvent devant vos yeux les plaies sacrées du Rédempteur crucifié. Les jeûnes, les mortifications dompteront les sens ; les pénitences fortifieront l’esprit ; le renoncement à votre volonté propre affermira votre raison. Gravez donc bien avant dans vos souvenirs ces avis qui vous sont donnés bien plus par mon cœur que par ma bouche, et tout ce que vous inspirera le Divin Maître. Adieu, mon bien cher ami, n’oubliez pas de me recommander dans vos prières à la divine Providence, qui ne nous manquera jamais ni à l’un, ni à l’autre. Bien que séparés de corps, nous serons toujours unis en esprit. » Ainsi parla Roch ; mais Gothard exhalait sa douleur en longs soupirs de regrets, le remerciait de ses bonnes et suaves paroles. Enfin les deux amis, se serrant la main dans une affectueuse étreinte, se donnèrent un saint et brûlant baiser ; c’était le dernier.
Gothard restait donc seul dans cette cabane pauvre, mais bien riche pour son cœur, puisque c’était là qu’il avait appris à puiser les vrais trésors, ceux de la sainteté. Sans doute il n’avait plus le consolateur de ses peines, mais il possédait toujours au cœur la joie qu’y avait versée son ami. Pour se ranimer dans les heures de souffrances, il rappelait les souvenirs de son bienheureux compagnon. « Cette terre que je foule, disait-il, a été sanctifiée par son contact ; ces arbres ont été témoins de ses pénitences ; l’atmosphère que je respire reste embaumée des parfums de ses saints entretiens et de ses prières. C’est ici qu’il a dompté sa chair, ici qu’il a vaincu ses sens. Là, il se retirait pour converser avec son Créateur, dans la compagnie des Anges ; tous les environs exhalent encore la suavité de ses pieux colloques, et j’hésiterais un seul instant à demeurer seul dans un sanctuaire si divinement béni. Courage donc, ô Gothard, bien que seul, tu ne cesses pas d’être inondé, par tout ce qui t’entoura, des mérites de Roch qui prie toujours pour toi et t’obtiendra la protection du Ciel dans tous tes besoins. » C’est dans de pareilles pensées que Gothard ranimait son courage et son cœur abattus par le chagrin de la séparation.
Gothard, de l’illustre famille des Palastrella, continue sa vie solitaire. Après sa mort, ses concitoyens le vénérèrent comme un saint, et dans l’église de Sainte-Anne, à Plaisance, on voit son image peinte, avec celle de son ancien compagnon, sur les murs d’une chapelle.
(Vie populaire et édifiante du glorieux Saint Roch du Tiers-Ordre de Saint François, Patron des pèlerins, guérisseur du choléra, de la peste, des maladies contagieuses, par le P. IRÉNÉE)
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