lundi 3 août 2020

Sur les paroles du Psaume LXXXll : Je suis devenu, en votre présence, comme une bête de somme, et je suis toujours avec vous



Remarquez la liaison de ces deux choses : être devant Dieu comme une bête de somme, et être toujours avec Dieu. Cela n'est guère conforme à l'idée que nous nous formons de la sainteté et du commerce intime avec Dieu. Quoi ! pour parvenir à ce commerce intime, à cette union fixe, il faut être devant Dieu comme une bête de somme ? Oui ; et c'est l'esprit de Dieu qui nous le déclare.
Mais qu'est-ce être une bête de somme devant Dieu ? La bête de somme destinée aux usages de l'homme, emploie à son service ce qu'elle a de forces, non selon son propre jugement et sa propre volonté, mais selon le jugement et la volonté de l'homme. Elle se laisse charger de ce qu'il veut, comme il veut, et quand il veut. Elle marche par le chemin qu'il lui plaît, du pas qu'il lui plaît ; elle ne s'arrête, pour prendre de la nourriture, du repos, que quand et autant qu'il lui plaît. En un mot, elle est toute à la disposition de l'homme, tant pour ce qui le regarde que pour ce qui la concerne elle-même, et elle ne lui résiste en rien.
Telle doit être l'âme à l'égard de Dieu. Si elle veut toujours être avec lui, il faut qu'elle dépende toujours et en tout de lui. Il faut que d'elle-même elle n'ait ni action, ni jugement, ni choix propre, mais qu'elle ne juge, qu'elle ne choisisse, qu'elle n'agisse que sous la motion de Dieu ; il faut qu'elle soit contente d'être mue comme Dieu la meut pour toutes choses, mais surtout pour ses dispositions intérieures.
Que faut-il donc faire pour parvenir à cette dépendance totale ? S'anéantir, et se laisser anéantir sans cesse.
S'anéantir par rapport à l'esprit, en ne lui donnant la liberté de se porter sur aucun objet de lui-même, de s'occuper de rien, de juger de rien ; en le laissant, autant qu'il est en nous, dans un vide parfait, afin que Dieu remplisse ce vide de telle pensée qu'il lui plaira. Si l'on est à l'oraison, si l'on assiste à la messe, si l'on communie, il faut se tenir dans la disposition simple de recevoir ce qu'il plaira à Dieu de nous donner, sans se désoler si l'on n'a rien, si l'âme est sèche, distraite, en proie même à des tentations. Si on lit un livre de piété, il faut se livrer simplement aux impressions que Dieu nous donnera, attendant de lui la lumière pour comprendre, et le sentiment pour goûter ce qu'on lit.
Dans la conversation avec le prochain, ne rien prévoir, ne réfléchir sur rien, ne point remarquer les défauts des personnes avec qui l'on converse, du moins ne pas s'arrêter à ce qui nous frappe ; dire bonnement notre pensée, sans nous mettre en peine si on nous goûte, si on nous applaudit ; et ne plus songer à l'entretien, dès que les personnes sont sorties.
Quand on est seul, tenir toujours son esprit libre, sans le promener ni sur le passé, ni sur l'avenir, ni sur soi-même, ni sur les autres, ne s'occupant que du présent. Réprimer toute curiosité, de quelque nature et sur quelque objet que ce soit, ne se mêler que de ses propres affaires, et de celles du prochain où la charité nous engage ; du reste, être dans le monde comme si l'on n'y était pas, et voir les choses sans y donner son attention.
S'anéantir par rapport au cœur, en ne s'attachant à rien que selon l'ordre de Dieu, en ne s'appropriant rien, en ne désirant et ne craignant rien. Il est aisé de se détacher des biens temporels, des liaisons humaines, et de toutes les affections naturelles : cela ne coûte guère quand on a une fois goûté Dieu. Mais il n'est pas également facile de se détacher des biens spirituels, d'être indifférent sur les consolations divines, de les recevoir avec pureté, de les perdre sans regret, de n'en point désirer le retour.
On ne consent pas volontiers à la perte de la paix sensible, du recueillement aperçu, de la présence de Dieu sentie et goûtée. Il faut pourtant se préparer à cette perte pour ne point s'en étonner, ni se déconcerter quand elle arrivera.
On ne consent pas non plus volontiers à se voir l'objet des railleries, des mépris, des calomnies, des faux jugements des hommes, à ne pas dire un mot, à ne pas faire une démarche pour se justifier ; mais à souffrir en silence et en paix, attendant qu'il plaise à Dieu de se déclarer pour nous, et lui faisant, s'il l'exige, le sacrifice de notre réputation.
Il est encore bien plus dur de se voir délaissé de Dieu, de ne plus recevoir aucune goutte de la rosée céleste, de se trouver en quelque sorte dur et insensible, de n'avoir plus ni lumières, ni goût ; d'éprouver des combats, des agitations, des désolations intérieures ; d'ignorer si on aime Dieu et si Dieu nous aime, etc. Cependant il faut en passer par là pour être vraiment anéanti ; il faut s'attendre à cela si l'on veut être uni à Dieu immédiatement et sans milieu, si l'on veut être purifié de ce que l'amour-propre a de plus délicat et de plus spirituel. Bien des âmes sont exposées à rester en chemin ; elles se retirent de Dieu, comme dit Jésus-Christ, dans le temps de l'épreuve : ce sont ces maisons sans fondement, dont parle l'Évangile, qui ne tiennent pas contre les vents, les pluies, les inondations. Mais les âmes généreuses préparées à tout, qui ne comptent point sur elles-mêmes, mais sur Dieu, qui l'aiment pour lui-même, qui préfèrent sa gloire et son bon plaisir à leur intérêt propre ; ces âmes se purifient dans ces épreuves comme l'or dans le creuset : elles résistent comme l'or à toute l'activité du feu, qui ne leur ôte que cette rouille de l'amour-propre dont le péché les a infectées jusque dans leur fond, et les rétablit dans leur pureté originelle.
Si nous nous laissons anéantir ainsi par degrés, si nous nous regardons comme dévoués et consacrés à tout ce qu'il plaira à Dieu de faire de nous, alors nous serons toujours avec lui, et nous lui serons unis d'autant plus intimement que nous le croirons plus éloigné de nous.
Quand Jésus-Christ, livré sur la croix à tous les tourments intérieurs et extérieurs, victime des passions des hommes et de la justice de Dieu, disait à son père : Mon Dieu, mon Dieu ! pourquoi m'avez-vous abandonné ? son Père l'avait-il réellement abandonné ? Non, certes ; au contraire, il ne l'aima jamais plus qu'à ce moment où Jésus-Christ lui donnait la plus grande preuve de son amour. Mais il lui fit éprouver les plus terribles effets de l'abandon, pour donner lieu au sacrifice le plus parfait qui fut jamais. Il en est de même, à proportion, des âmes que Dieu éprouve. Plus il paraît les abandonner, plus il est près d'elles en effet, plus il les soutient, plus il les aime. Mais il se réserve à leur donner des preuves éternelles de son amour, lorsqu'elles lui auront donné dans le temps toutes les preuves qu'il a droit d'attendre de leur amour.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


Reportez-vous à Sur la pensée de la mortMarthe et Marie, De la pureté d'intention, Le prix d'une âme, De la Providence de Dieu sur ses enfants, De la générosité, De l'anéantissement, Du moi humain, Conduite à tenir à l'égard des tentations, De la violence qu'il faut se faire à soi-même, Des tentations, Du directeur, Du cœur humain, Du monde, Faiblesse et corruption du cœur humain, Aveuglement de l'homme, Remèdes à l'amour-propre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'amour du prochain, De l'esprit de Foi, De la fidélité aux petites choses, Sur les trois mots qui furent dits à saint Arsène : Fuyez, taisez-vous, reposez-vous, De l'emploi du temps, Ce que Dieu nous demande, et ce qu'il faut demander à Dieu, Commerce : Image de la vie spirituelle, De la liberté des enfants de Dieu, Instruction sur la Grâce, Instruction sur la Prière, Sur la sainteté, De la Crainte de Dieu, Conduite de Dieu sur l'âme, Moyens d'acquérir l'amour de Dieu, Quels moyens prendrez-vous pour acquérir, conserver et augmenter en vous l'amour de Dieu ?, Litanies de l'amour de DieuSoupir d'amour vers Jésus, Prière de Sainte Gertrude, Élan d'amour, Prière, Acte d'amour parfait, de Sainte Thérèse d'Avila, Prière de Saint Augustin, pour demander l'amour divin, Motifs et marques de l'amour de Dieu, De l'amour parfait, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Se conformer en tout à la volonté de Dieu, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Instruction sur la Charité, Méditation sur l'excellence de la Charité, Prière pour demander la charité, De la force en soi-même et de la force en Dieu, De la consommation en la Grâce, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la croix, De la Simplicité, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des Vertus, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'Union avec Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Le Paradis de la Terre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la paix du cœur, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Avis important pour ceux qui ont des peines d'esprit, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la vie nouvelle en Jésus-Christ, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la vie parfaite, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des moyens de parvenir à la vraie et solide vertu, Idée de la vraie Vertu, De la vraie et solide dévotion, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, En quelque état que vous soyez, rendez respectable, par vos sentiments et votre conduite, votre titre de Chrétienne, En quoi consiste l'exercice de la présence de Dieu, De la doctrine de Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et Des Conseils Évangéliques, par le R.-P. Jean-Joseph Surin.