jeudi 5 août 2021

Combien de Modestie est nécessaire pour l'édification du Prochain, et utile à notre avancement particulier



La Modestie, dont nous nous proposons maintenant de parler, consiste à composer notre extérieur de manière que tous nos sens soient recueillis : que nos gestes, que nos entretiens, que notre démarche, enfin que tous nos mouvements soient réglés de telle sorte qu'ils puissent édifier tous ceux qui nous aperçoivent, et avec qui nous sommes obligés de vivre.
Et d'abord, comme il est constant que les hommes ne peuvent voir que l'extérieur des objets, rien ne les édifie, et ne les gagne davantage qu'un maintient sage et modeste : et cet extérieur les touche, et les instruit mieux que le vain bruit de l'éloquence.
Quant à nous, C'est le sentiment commun de tous les Saints, que la modestie et le recueillement des sens est un des principaux moyens que nous ayons à notre disposition pour notre avancement spirituel, d'autant que cela contribue beaucoup au recueillement intérieur ; et que comme nos sens sont autant de portes par où le mal peut entrer dans notre cœur, il est nécessaire que ces portes soient exactement gardées, afin que notre cœur puisse être dans une entière sûreté. Saint Jérôme écrivant sur ces paroles de Job : « Les portes de la mort ne vous ont-elles point été ouvertes, et n'avez-vous point vu les portes des ténèbres ? » dit que nos sens sont les portes de la mort, d'autant que c'est par ces organes que la mort du péché entre dans notre âme, suivant ces paroles de Jérémie : La mort est montée par nos fenêtres. Il ajoute que nos sens sont appelés les portes des ténèbres, parce qu'ils donnent entrée aux ténèbres du péché. Saint Grégoire dit la même chose presque dans les mêmes termes, et c'est une façon de parler ordinaire aux Saints, tirée des expressions des Philosophes, qui soutiennent qu'il n'y a rien dans l'entendement, qui n'ait auparavant passé par les sens. Quand les portes d'une maison sont exactement fermées et soigneusement gardées, tout y est en sûreté : mais si on les laisse ouvertes, si personne n'est chargé de veiller à leur garde, et si tout le monde peut y entrer et sortir à toute heure, rien ne sera en assurance dans cette maison, ou du moins on n'y sera ni en sûreté ni en repos. Il en est de même de notre âme : ceux qui auront soin de bien garder les portes de leurs sens , vivront dans la piété et dans la douceur de la paix intérieure ; mais ceux qui négligent d'en garder les avenues, n'auront ni paix, ni repos dans leur cœur. C'est pour cela que le Sage nous avertit de garder notre cœur avec toute sorte de soin, parce que c'est la source de la vie. Or, le cœur se garantit en gardant avec soin les portes des sens, suivant le sentiment de Saint Grégoire, qui dit, que pour conserver la pureté de notre cœur, il faut prendre garde à ne point laisser échapper nos sens au dehors. « Accoutumez vos yeux, dit Saint Dorothée, à ne se point tourner de côté et d'autre sur des choses vaines, et où vous n'avez nul intérêt ; cela ne sert qu'à vous détourner de vos plus saintes occupations, à les rendre infructueuses. Si vous n'avez soin que les portes de vos sens soient bien gardées, tout ce que vous avez amassé en beaucoup de temps et avec beaucoup de peine, s'échappera aisément par-là, et vous vous trouverez les mains vides. On perd bientôt par la négligence, ce que l'une a acquis par la grâce, avec beaucoup de difficulté et de travail. Évitez de trop parler, ajoute encore Saint Dorothée , parce que cela vous détourne des saintes pensées qui pourraient vous venir à l'esprit, et peut étouffer entièrement en vous toute les inspirations du Ciel. »
Les anciens Pères du Désert, au rapport de Cassien, disaient que celui qui voulait acquérir la perfection, conserver la pureté de cœur, et demeurer dans le recueillement d'esprit, devait
être aveugle, sourd et muet. Mais comment pourrons-nous, me dira-t-on, être sourds, muets et aveugles, nous qui avons tant de commerce avec le prochain, et qui sommes par conséquent obligés de voir et d'entendre beaucoup de choses que nous ne voudrions pas ? Le remède à ce mal est de voir ce qui est hors de nous comme si on ne le voyait pas, et d'entendre les choses du monde comme si on ne les entendait point ; de n'y pas laisser attacher notre cœur ; d'en bannir sans différer toutes ces choses-là, sans souffrir qu’elles s'arrêtent un seul moment dans notre mémoire.
On rapporte de Saint Bernard, qu'il avait le cœur tellement attaché à Dieu, qu'il voyait sans voir, et entendait sans entendre : il semblait qu'il eût perdu l'usage des sens. Au bout d'une année de noviciat, il ne put dire si le Plancher de sa cellule était de bois ou de plâtre : il y avait trois croisées vitrées dans l'Église, il ne s'aperçut jamais qu'il y en eût plus d'une.
Il est aisé de conclure de ce que nous venons de dire, combien se trompent ceux qui font peu de cas de ces sortes de choses extérieures, et qui pensent que la perfection ne consiste pas à être modeste dans ses actions et retenu dans ses paroles, mais qu'elle doit consister dans l'intérieur du cœur, et dans la pratique des solides et véritables vertus.
Saint Bonaventure dit à ce sujet que le recueillement intérieur s'acquiert et se conserve par le recueillement extérieur. C'est la garde et la défense du cœur au-dehors ; car, comme la nature ne produit point d'arbres sans feuilles et sans écorce, ni de fruit sans peau, et qu'elle n'a rien formé qu'elle ne l'ait accompagné en même temps de parties qui sont destinées à son ornement et à sa conservation : de même la grâce qui agit conformément à la nature, mais beaucoup plus parfaitement, qu'elle, ne forme point la vertu intérieure dans un cœur, sans y joindre les ornements ou les défenses extérieures ; c'est l'écorce, c'est la peau sous laquelle se conserve la piété, le recueillement intérieur et la pureté du cœur : si l'on ôte ces parties si essentielles, tout le reste ne tardera pas à se corrompre.
Il faut remarquer encore ici une chose bien essentielle ; c'est que comme le recueillement extérieur sert à produire et à conserver en nous le recueillement intérieur, aussi le recueillement intérieur produit infailliblement le recueillement extérieur. Où est Jésus-Christ, dit Saint Grégoire de Nazianze, la modestie y est aussi. Lorsqu'il y a une solide vertu au-dedans de nous, il y a aussi de la gravité, de la modestie et de la retenue dans tous nos mouvements extérieurs.

(Abrégé de la Pratique de la Perfection Chrétienne)


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