dimanche 29 août 2021

Une journée du Saint Curé d'Ars



Les témoins journaliers des merveilles d'Ars en retrouveront une peinture fidèle dans ces lignes palpitantes de vérité et d'émotion.

« Il y a deux ans, dit M. Louis Lacroix, j'avais résolu de consacrer une partie de mes vacances à revoir Rome et à visiter enfin en chrétien cette ville que l'on ne connaît qu'incomplètement, et que l'on ne comprend guère tant qu'on n'y a pas fait son voyage ad limina. Me trouvant à Paris, quelques jours avant mon départ, je rencontrai un de mes amis, écrivain spirituel, chrétien intelligent et sincère, qui a signé de bonnes pages dans plusieurs de nos revues périodiques, et je l'entretins naturellement de mon projet. Il y applaudit de tout son cœur : « Mais, ajouta-t-il, puisque vous partez cette fois en pèlerin, ce n'est pas assez d'un pèlerinage au terme du voyage, faites-en un au début, et, puisque vous passez par Lyon, allez voir le Curé d'Ars. Cela ne vous détourne pas, ne vous retarde guère, et vous verrez là ce qu'on chercherait vainement, ce qu'on ne voit nulle part ailleurs. » Mon ami avait vu le Curé d'Ars, que je ne connaissait que vaguement, par des ouï-dire lointains, et nullement par des récits de témoin oculaire. Il me parla de ce qu'il avait vu à Ars de manière à piquer ma curiosité, et son récit vif et animé se termina par ces réflexions qui achevèrent tout à fait de me convaincre : « Vous étudiez l'histoire et vous l'enseignez, vous devez tenir à la comprendre et à en saisir le secret. Allez à Ars et vous apprendrez comment s'est établi le christianisme, comment se sont convertis les peuples et comment s'est fondée la civilisation chrétienne. Il y a là un homme en qui se trouve l'action créatrice des saints du passé, qui fait des chrétiens comme les apôtres, que les populations vénèrent comme saint Bernard, et en qui se reproduisent toutes les merveilles que nous ne connaissons que par les livres. Allez le voir ; parlez-lui, si vous pouvez l'aborder, car il est fort assiégé ; regardez-le, si vous ne pouvez obtenir plus, et vous verrez que vous n'aurez pas perdu votre temps. Quand on a le bonheur d'être le contemporain d'un pareil prodige, il ne faut pas fermer les yeux et passer outre. Les savants se donnent souvent bien du mal pour observer des phénomènes qui n'en valent pas toujours la peine. Celui-là est ce qu'il y a de plus grand et de plus rare au monde, puisque c'est la sainteté en pleine activité. Vous ne pouvez, en qualité d'historien, vous dispenser de l'étudier. Allez donc à Ars ; n'y manquez pas : mais dépêchez-vous, car le curé d'Ars ne durera guère. »
Mon spirituel ami avait raison : je le sentis et résolus de suivre son conseil. En conséquence, au lieu d'aller directement à Lyon, je m'arrêtai à Villefranche. À peine arrivé dans cette ville, au moment où je m'apprêtais à en parcourir la rue longue et montante et à en visiter l'église, qui me paraissait bien mériter un coup d'œil, les nuages amoncelés dans l'air (je notre à dessein cette circonstance), versèrent un déluge d'eau qui me força à me réfugier dans le bureau des voitures qui font le service de Villefranche à Ars, où la célébrité de l'abbé Vianney attirait alors une affluence de visiteurs toujours croissante. L'heure venue, nous partîmes : il continuait à tomber une pluie battante ; personne sur les chemins ; il avait plu fréquemment tout le jour et la veille. Bon ! me disais-je, il n'y aura pas foule autour du Curé d'Ars. Je serai privé du spectacle des populations empressées pour le voir, mais je pourrai facilement l'aborder, lui parler, et partir sans trop de retard.
Tout en faisant ces réflexions, j'arrivai à Ars. La voiture nous descendit à une bonne auberge du village, où l'on est bien traité et où l'on ne vous exploite pas encore. On me dit que le curé le défend et qu'on lui obéit. Comme je sais qu'il est difficile de modérer les exigences des aubergistes, surtout dans les lieux de pèlerinage, ce fut pour moi un indice, et le premier de tous, de l'empire que ce saint homme exerce sur les cœurs. À peine débarqués, nous courûmes tous à l'église, où l'on nous dit que se trouvait M. le Curé. Chemin faisant j'arrangeais un peu les choses à ma façon : je croyais que l'omnibus avait apporté tout le monde ; que personne n'avait pu venir autrement ; que nous serions les seuls visiteurs ; et j'avais la naïveté de m'imaginer que le bon curé était là-bas à nous attendre. Enfin, tout bien disposé que j'étais à me laisser toucher et édifier, je prenais un peu le change, et je n'étais nullement préparé à ce que j'allais rencontrer. Preuve nouvelle d'une vérité dont tout voyageur a bien souvent l'occasion de se convaincre : qu'il faut voir pour savoir, voir par soi-même autant que possible, ou ne s'en rapporter qu'à de sûrs témoins. Quant aux merveilles d'Ars, c'est peut-être ce que je renoncerais le moins à avoir vu, tant je tiens au précieux privilège de pouvoir les raconter fidèlement aux autres !
J'entrai donc avec l'empressement d'une curiosité qui manquait peut-être un peu de gravité. Mais quelle fut ma surprise ! au lieu de la solitude que j'avais rêvée, je vis dans l'église une foule nombreuse et recueillie, les femmes éparses par groupes dans la nef, les hommes se pressant, serrés et nombreux, aux abords et autour du chœur, tous silencieux et calmes, dans l'attitude de la méditation ou de la prière. Jamais antichambre de ministre ou de souverain ne s'était présentée à moi avec cette grandeur et cette majesté. et je compris, je sentis à l'instant toute la dignité de cet humble ministre du souverain Roi de la terre et des cieux, à qui sa sainteté donnait tant de puissance et attirait tant de solliciteurs. Cependant je le cherchais lui-même des yeux et je ne le voyais pas. On me montra du doigt la porte de la sacristie, et l'on me dit qu'il était là confessant les hommes à tour de rôle. Il recevait alors ceux qui étaient arrivés la veille. Or, il était cinq heures du soir. Évidemment je n'avais aucune chance de voir le curé d'Ars ce jour-là, me trouvant à l'extrémité de cette longue chaîne qui commençait à la porte de la sacristie, et dont je n'étais que le dernier anneau. Mais je ne me plaignis pas ; je me sentis pris par la beauté du spectacle qu'il m'était donné de contempler, et je me trouvais heureux de pouvoir observer comment le Curé d'Ars terminait sa journée, en me proposant bien de venir voir le lendemain de quelle manière il la commençait.
Cependant l'abbé Vianney restait invisible. La porte de la sacristie s'ouvrait et se fermait, tour à tour, sur les pénitents ou les consultants qui se succédaient les uns aux autres au tribunal du saint prêtre. Je les voyais entrer recueillis, concentrés ou soucieux, et en sortant leurs visages paraissaient calmes, joyeux et épanouis. L'un d'eux, c'était un jeune ouvrier, passant près de moi, s'arrêta tout à coup, en se frappant le front : « Ah ! mon Dieu ! j'ai encore à lui parler, se dit-il à lui-même, il faut que je lui parle encore ! » et il alla se remettre à l'extrémité de la file, pour retrouver dans un jour ou deux un second tour.
Plus de deux heures s'étaient écoulées ainsi avec rapidité. J'avais oublié de compter les instants, car la scène que j'avais sous les yeux remplissait tellement l'âme des choses divines et éternelles qu'on y oubliait le temps, qui n'est que la succession de celles qui passent. La nuit était venue : il était près de huit heures. l'église, loin de se désemplir, avait reçu de nouveaux visiteurs et était alors entièrement pleine. On me dit que c'était l'heure de la prière du soir, que les gens du village ne manquaient pas de s'y rendre non plus qu'à la messe le matin, car la sainteté de leur Curé les a tous ramenés à la pratique de leurs devoirs de chrétiens. En ce moment M. Vianney sortit pour monter en chaire. Sa vue me fit oublier tout le reste ; je n'eux d'yeux que pour le considérer. Il était vêtu de son surplis, qu'il ne quitte jamais. Tout son extérieur manifestait ses vertus et sa sainteté extraordinaires. Son visage et sa personne étaient d'une extrême maigreur, attestant le sublime et effrayant travail de la mortification et de l'ascétisme, d'où résulte ce que Bossuet appelle cet horrible anéantissement de l'homme tout entier, horrible pour la nature, mais plein de charme dans l'ordre de la grâce ; car s'il tue dans l'une, il enfante dans l'autre. Ce corps si frêle et déjà courbé paraissait grand et majestueux. Il marchait la tête inclinée, les yeux baissés ; sa chevelure longue et abondante retombait sur son coeur et encadrait sa figure comme d'une sorte de blanche auréole. Je me sentis tout ému quand il passa près de moi et que je touchais le bord de son vêtement. Dès qu'il fut monté en chaire, on s'agenouilla et il dit la prière du soir, mais d'une voix si faible qu'il n'en venait que des sons confus à mon oreille. On sentait, à l'entendre, un homme exténué, et cela rendait d'autant plus merveilleuses son infatigable assiduité à l'église et au confessionnal, où il reste des jours et des nuits entières. La prière dite, il descendit de chaire, traversa l'église, sortit par une porte latérale, et toujours nu-tête et en surplis, rentra dans sa demeure, entre deux haies de fidèles qui s'agenouillaient et qu'il bénissait en passant. J'avais constaté l'empire du Curé d'Ars sur ses semblables ; je l'avais ressenti intérieurement sur moi-même : le but essentiel de mon séjour à Ars était atteint. Évidemment l'abbé Vianney n'était point un homme ordinaire, puisqu'il y avait autour de lui, dans ce village perdu de la Bresse, autant d'affluence qu'aux pèlerinages les plus renommés. J'avais vu cela ; j'aurais pu partir et j'avais de quoi porter témoignage. Mais il m'en coûtait de m'éloigner sans avoir parlé au saint prêtre et sans avoir reçu sa bénédiction. Je m'étais informé de ce qu'il fallait faire pour parvenir jusqu'au Curé d'Ars. Un homme qui rangeait le monde à l'église, et que je pris pour le sacristain, m'assura qu'en venant à quatre heures je pourrais le voir dans la matinée et repartir le jour même. Je me promis bien d'être exact au rendez-vous.
Cependant chacun rentrait chez soi. Les paysans des environs regagnaient leurs villages. Toutes les maisons d'Ars recevaient les hôtes qui voulaient prolonger leur séjour. Je retournai à mon auberge, où je trouvai mes compagnons d'omnibus, savoir : une dame de Besançon et sa fille, un prêtre de Grenoble, deux séminaristes de Lyon, un aumônier de Marseille, une dame marseillaise avec ses deux filles, l'une muette, l'autre boiteuse, une autre famille de Marseille, composée de trois personnes. Cette affluence de Marseillais s'expliquait par le bruit qu'avait fait un miracle obtenu six semaines auparavant par le curé d'Ars en faveur d'une personne de cette ville. Au souper, la conversation roula tout entière sur l'homme extraordinaire que nous étions tous venus contempler. Chacun exprimait son admiration et rendait ses impressions à sa manière : « Ah ! je suis content d'être venu ici, disait le chef de la famille marseillaise, sur ce ton accentué qui dénote l'habitant de la Canebière. Je ne m'en souciais pas trop. C'était pure complaisance pour ma femme et ma fille, qui le voulaient à toute force. Mais je suis content d'être venu : je sais maintenant ce que c'est que la religion. » Et l'on sentait que ce brave homme en pensait plus encore qu'il n'en disait, et qu'il était tout prêt à tirer de ce qu'il avait vu la conclusion pratique qui en résulte naturellement.
Le lendemain, c'était le vendredi 11 septembre 1857, j'étais sr pied à quatre heures et je courus à l'église avant le jour. Je croyais arriver à temps et même devancer tout le monde, mais j'éprouvai même surprise que la veille, et plus grande encore. Déjà une foule nombreuse était assemblée, et, à mon grand désappointement, je ne pus obtenir qu'une place bien éloignée de cette bienheureuse porte qui donnait accès vers le Curé, et que je me voyais, comme Moïse, destiné à regarder de loin sans pouvoir la franchir. « Depuis quand êtes-vous là ? demandai-je aux voisins que le sort m'avait donnés. — Depuis deux heures du matin. — Et M. le Curé, quand est-il venu ? — Il est arrivé à minuit. — Où est-il ? que fait-il maintenant ? — Il est là-bas, au confessionnal, derrière le chœur, et il confesse les femmes en ce moment. C'est son occupation ordinaire le vendredi matin. Il ne recevra les hommes qu'après la messe. — Mais alors que font-ils là tous ceux que je vois ? — Ils gardent leur place pour passer à leur tour. — Quand donc sont-ils venus ? — Quand le curé est entré lui-même. Ils attendaient à la porte, le premier venu tenant le bouton ; à minuit l'église a été ouverte, et ils ont pris leurs places. » Tout cela surpassait ce que j'avais vu et entendu la veille : j'en étais stupéfait. Je savais bien que l'homme est capable d'une prodigieuse constance, quand il s'agit de son plaisir et de son intérêt ; qu'il fait queue des heures entières pour être bien placé au spectacle ; qu'autrefois on avait passé des jours et des nuits, rue Quincampoix, pour obtenir des actions du Mississipi. Mais ce que je ne savais pas, ce que je n'avais jamais vu, c'est que l'homme fût réellement disposé à faire le même sacrifice de son temps, de son repos, pour les biens purement spirituels, et ce spectacle tout nouveau pour moi, qui me semblait une scène de l'Évangile, me pénétrait au fond du cœur et me touchait jusqu'aux larmes. Je me laissai donc aller, comme la veille, au plaisir de voir, à l'oubli du temps et à la joie de prier et de méditer dans cette atmosphère de vie spirituelle et religieuse que propageait autour de lui ce grand serviteur de Dieu.
Toutefois j'en voulais un peu au sacristain de la veille, qui ne m'avait pas averti qu'il fallait passer la nuit à la porte de l'église, ce qui m'avait valu d'être relégué à une si mauvaise place. Je le regardais de travers, — car il était à son poste de bonne heure, — pendant qu'il allait et venait, rangeant les nouveaux venus, répondant à tout, faisant patienter les gens et ne se fâchant jamais. Touché de ce calme et de la parfaite convenance de ses manières, je m'informai encore autour de moi, et j'appris que ce prétendu sacristain était un homme de bonne compagnie, qui, guéri et converti par le Curé d'Ars, s'était voué par reconnaissance et par piété à l'œuvre pénible et ingrate que je le voyais si dignement accomplir. Il s'était fait l'auxiliaire du saint Curé, en entretenant l'ordre et en faisant la surveillance de l'église pendant que celui-ci confessait. Avec un curé qui souvent confesse vingt heures par jour, ce n'est pas une petite besogne. Cette découverte fut pour moi un nouveau trait de lumière. Elle me fit comprendre comment les saints, qui font l'impossible, ont le don d'entraîner les autres à le tenter aussi, et comment, autant par ce qu'ils font que par ce qu'ils font faire avec abnégation, sacrifice absolu d'eux-mêmes et amour sans bornes de Dieu et du prochain, ils sont réellement les plus actifs, les plus productifs, les plus bienfaisants des hommes.
À six heures, le vicaire vint dire sa messe, pendant que le Curé continuait à confesser les femmes. Enfin sur les sept heures, après une séance mortelle pour tout autre, qui durait depuis minuit, il sortit du confessionnal avec cet air calme et reposé qui lui était habituel, et il rentra dans la sacristie pour se préparer à dire la messe. Quant à moi, toujours préoccupé du désir de lui parler un instant, de lui demander sa bénédiction et de repartir ce jour-là, j'avais fait un effort et j'avais réussi à me glisser dans la sacristie au moment où le vicaire y était rentré : « Tenez-vous là, m'avait-il dit, quand M. le Curé arrivera, peut-être consentira-t-il à vous entendre avant de monter à l'autel ! » Je suivis cette recommandation, mais sans succès. Le Curé d'Ars, qui jugeait à la simple vue de l'état et du besoin des âmes, ne crut pas devoir s'interrompre pour satisfaire mon impatience ; il m'ajourna et se revêtit de ses ornements sacerdotaux. Tout ce que je gagnai à cette tentative, ce fut de le voir de près, de sentir le doux et perçant rayon de son regard fixé sur moi et d'assister aux préparatifs de sa messe. Je vis alors, pendant qu'il changeait de vêtement, l'extrême ténuité de ce corps mortifié, qui ressemblait plutôt à une ombre, ce qui ne l'empêchait pas de mouvoir ses membres fragiles avec une vivacité singulière et d'imprimer une décision énergique à tous ses gestes. Je le suivis à l'autel de sainte Philomène, qu'il vénère d'une façon toute particulière. C'est là qu'il disait sa messe ; c'est à cet autel qu'il a obtenu de nombreux miracles. Les ex-voto de tout genre qui couvrent cette chapelle disent assez combien d'infirmités et de misères y ont été soulagées. C'est là qu'un jour ayant opéré la guérison d'un paralytique, qui se dressa et marcha tout à coup, comme à la parole du Sauveur lui-même, tandis que toute l'assistance émue exprimait hautement son admiration et sa reconnaissance, le serviteur de Dieu, embarrassé de cette manifestation publique de l'efficacité de ses prières, s'en plaignait à la sainte qu'il avait invoquée, en lui disant avec une humilité qui trahit le secret de sa puissance : « Quand vous m'accordez de telles grâces, que ce soit en secret ! Guérissez-les chez eux, et épargnez à mon indignité une semblable confusion. »
La messe dite, je crus que le Curé d'Ars serait enfin abordable ; c'était le moment qu'il m'avait assigné ; mais je me trompais encore. L'église regorgeait de monde, et la foule m'avait séparé de lui pendant qu'il allait à la sacristie. J'étais de nouveau réduit au rôle d'observateur, et je vis la suite des opérations de la matinée. Il avait reparu en simple surplis sur les marches du chœur. La multitude des pèlerins s'était à l'instant portée vers lui. On lui faisait bénir quantité de médailles et de chapelets ; on lui présentait des enfants auxquels il imposait les mains. Quand il eut satisfait tout le monde, il entra dans une petite sacristie, située au côté droit de l'église, où il reçut les unes après les autres plusieurs dames venues pour le consulter. Au bout d'une heure environ, il reparut, regagne le chœur, et la confession des hommes commença immédiatement. Chaque fois que je l'apercevais, j'étais trop séparé de lui pour l'atteindre, et il m'échappait toujours. J'avais été sur le point de me dépiter ; mais un peu de réflexion me rendit honteux de ce mouvement : car, en voyant cet homme divin se prodiguer avec un tel dévouement et donner tout son temps pour les besoins d'autrui, je sentis qu'il aurait été indigne de ne pas savoir donner un peu du mien pour arriver jusqu'à lui. Je revins donc assez facilement à ces sentiments de patience et d'admiration qui m'avaient saisi d'abord, et qui devinrent définitifs tant que je fus en ce lieu.
Il était à peu près neuf heures du matin, et le même mouvement que la veille recommençait à cette porte de la sacristie, qui était redevenue inaccessible pour moi. Chacun avait repris sa place et l'on ne passait qu'à son rang. Il y eut bien quelques exceptions à la règle : plusieurs dames opiniâtres et intrigantes parvinrent à se glisser jusqu'à la porte et à passer, en dépit de tous les obstacles. On s'en irritait à bon droit. Quelquefois le Curé désignait lui-même la personne qu'il voulait admettre, et de ces préférences nul ne songeait à se plaindre. Enfin les grandes infirmités passaient immédiatement, et tout le monde comprenait que c'était justice. Quand la dame marseillaise arriva avec ses deux filles, la muette et la boiteuse, elles n'attendirent que l'instant qu'il fallut pour que le curé devînt libre. De temps en temps, on voyait se grouper en bas de l'autel ceux que la confession avait réconciliés avec Dieu. Le vicaire paraissait, ouvrait le tabernacle et leur distribuait la sainte communion. Tous ces mouvements produisaient quelquefois une certaine agitation qui n'était pas sans avoir besoin d'un peu de surveillance ; mais alors l'homme bien élevé, que je ne prenais plus pour un sacristain, et qui m'inspirait aussi du respect, allait de bancs en bancs, calmant tout le monde et ramenant partout l'ordre et la paix.
Il y avait dix heures que durait ce drame sublime de la charité. Celui qui en était le héros n'avait pas un seul instant ralenti ni suspendu son action, et il était là toujours en scène et toujours infatigable. Pour moi, venu quatre heures après lui, et qui n'avais été que témoin je commençais à succomber au besoin et à la fatigue, et déjà je songeais à la retraite. Toutefois avant d'abandonner la partie, je résolus de livrer un dernier assaut à l'inaccessible sacristie. Aidé de l'obligeant auxiliaire du Saint, je parvins à me placer à l'ouverture de la porte, et quand le Curé l'ouvrit pour admettre un nouveau pénitent à son tribunal, il me vit là droit devant lui, parut me reconnaître et me laissa entrer. Nous restâmes debout l'un et l'autre. Ne voulant rien prendre de trop du temps si précieux d'un tel homme, je lui posai brièvement et rapidement deux questions que j'avais préparées. De son côté il y répondit sur-le-champ, résolument, sans l'apparence de réflexion, sans la moindre hésitation, mais aussi sans aucun empressement ; et ses réponses étaient ce qu'il y avait de plus sensé, de plus sage, de plus facilement et de plus utilement applicable. Ordinairement les hommes sont obligés de délibérer, de peser mûrement un projet, pour trouver le sage parti à prendre. Le Curé d'Ars improvisait la sagesse. J'étais confondu de lui voir ce calme, cette attention, cette présence d'esprit dans de telles conditions. Depuis minuit il n'avait cessé d'être assiégé comme il l'était encore ; il ne s'était donné aucun relâche ; il avait eu à répondre à des centaines de personnes. Il y avait là, à côté de nous, un homme agenouillé au prie-dieu de la confession, attendant son tour ; des masses d'autres s'amoncelaient à la porte comme les vagues de la marée montante. Et le saint prêtre était toujours présent, se donnant à tous, sans impatience, sans fatigue apparente, le cœur toujours ouvert, l'esprit toujours prompt, sa fragile personne sans cesse en activité. Assurément cela n'était pas humain, cela n'était pas naturel, et quiconque voudra réfléchir un instant sur de tels faits ne pourra s'empêcher d'y reconnaître l'intervention de la grâce élevant à une miraculeuse puissance d'action ce saint homme, fidèle à toutes ses inspirations. Il m'avait répondu en aussi peu de temps que j'en avais mis à l'interroger. Quand il eut fini, je repris à mon tour et lui dis :
« — Encore une faveur, mon père, je vais à Rome m'agenouiller et prier au tombeau des apôtres, donnez-moi votre bénédiction pour qu'elle m'accompagne pendant tout mon voyage.
« — Au nom de Rome, l'abbé Vianney sourit de joie, ses yeux abaissés se levèrent, son regard recueilli et tout intérieur ressortit avec vivacité, et tandis que son œil me lançait un rayon lumineux :
« — Ah ! vous allez à Rome, dit-il, vous y verrez notre Saint-Père. Et ici sa physionomie prit une expression qui disait tout ce que ressentait son cœur. Eh bien ! ajouta-t-il après une légère pause, je vous recommande de prier pour moi à la Confession des saints apôtres.
Après cette dernière réponse et un échange de paroles qui dura je n'ose pas dire cinq minutes, je m'inclinai ; il me bénit ; je lui baisai la main et me retirai pénétré de joie, de force et de vénération. J'étais content aussi d'être libre ; j'en profitai pour retrouver le grand air et parcourir le village d'Ars, que je n'avais pas vu encore, et dont presque toutes les maisons sont devenues des auberges pour les pèlerins et des magasins d'objets de piété. On y voyait à toutes les vitres différents portraits du curé d'Ars. J'achetai celui qui me parut le plus ressemblant, puis je fis une pointe dans la direction du château, et je me hâtai de revenir à l'église, après une tournée d'une demi-heure, pour assister à ce qu'on appelait le catéchisme de M. le Curé. C'était une instruction qu'il faisait tous les jours, avant midi, et pour laquelle, après les fatigues et les travaux de ses terribles séances, il trouvait encore la force de prolonger son inépuisable dévouement. L'église s'était remplie de nouveau ; j'eus de la peine à retrouver une place dans le chœur. Le Curé vint s'asseoir sur une chaise adossée au maître-autel, et l'homélie commença.
Certes l'éloquence du Curé d'Ars n'était pas dans sa parole. Quoique placé à peu de distance, c'était à peine si je pouvais l'entendre, car indépendamment de la faiblesse de sa voix exténuée, la perte totale de ses dents avait enlevé toute netteté à sa prononciation. Mais il était éloquent par sa physionomie, par son geste et surtout par l'autorité de sa vie et l'ascendant de ses œuvres. Aussi quelle action puissante il exerçait sur son auditoire ! ce fut la dernière scène et la plus belle de toutes. La foule s'était entassée autour de lui : à ses pieds, sur les marches de l'autel, sur le pavé du chœur, se pressaient des gens de tout âge, de toute condition, de tout sexe, surtout des femmes avec leurs enfants, tous absorbés dans une attention haletante, le cou tendu, les yeux fixés sur sa personne. Si l'on ne pouvait entendre, il suffisait de voir, car son extérieur faisait tout comprendre, tant il avait d'expression dans son geste, dans ses yeux et dans toute sa physionomie ! Il frissonnait d'horreur en parlant du péché ; il pleurait en pensant aux offenses faites à Dieu ; il paraissait ravi quand il s'agissait de l'amour divin ; il rougissait, il pâlissait tour à tour. Sa parole était du reste abondante et facile. Il nous parlait de la fin de l'homme, qui est le bonheur en Dieu. Le péché éloigne de Dieu ; le repentir et la pénitence y ramènent. C'était son thème de tous les jours : il le développait avec son cœur. Je le répète, on entendait bien peu, mais on sentait tout. De temps en temps on saisissait quelque chose, et c'était vraiment divin. Il avait des pensées du genre de celle-ci : « Chose étrange ! j'ai rencontré bien des gens qui se sont repentis de n'avoir pas aimé Dieu ; je n'en ai jamais rencontré un seul qui fût triste et se repentît de l'aimer ! » On le voit, ce n'est pas là une éloquence qui frappe et subjugue, mais une onction qui échauffe et pénètre. Il répétait sans cesse, comme saint Jean : « Mes enfants ! » et la foule l'écoutait comme un père vénéré. C'était là vraiment qu'un peintre aurait dû venir chercher les modèles d'un tableau du Sermon sur la montagne.
Midi sonnait quand le Curé d'Ars finissait de parler, et retournait à son presbytère pour y puiser, dans la prière et la mortification, la force de recommencer, deux ou trois heures après, sa vie d'immolation et de sacrifice. Quant à moi, au bout d'une heure, je quittais le village d'Ars, emportant comme un trésor la bénédiction de l'abbé Vianney et le souvenir ineffaçable des merveilles de sainteté et de charité dont j'avais été le témoin. Je n'avais pas vu de miracle particulier, mais j'avais vu le miracle ordinaire de sa vie, dont chaque journée ressemble à celle qu'il m'avait été donné de contempler.
Arrivé à Lyon le soi même, je consignai immédiatement, dans mon journal de voyage, tous les détails de ce qui s'était passé sous mes yeux, et ce sont ces notes exactes et fidèles qui forment la substance du récit que je livre au public. Voilà les faits. Je pourrais les accompagner d'un commentaire et entreprendre d'aider le lecteur à se rendre compte de la grandeur du sacerdoce catholique, qui peut atteindre dans ses représentants un tel degré de perfection et de puissance, à apprécier l'action bienfaisante de l'Église sur les âmes et par conséquent sur la société qu'elle répare sans cesse par la vertu et par la vérité, et où elle combat là où rien ne peut l'atteindre l'action non moins incessante de l'ignorance, de l'erreur et du vice ; je pourrais en dire bien long sur cet inépuisable sujet. Mais j'aime mieux laisser à chacun le plaisir de méditer lui-même sur cette histoire et de trouver la conclusion qu'elle comporte. Il me suffit d'avoir raconté les faits ; ma tâche d'historien est remplie, et je m'arrête. Heureux si en consacrant ces pages à la mémoire vénérée du Curé d'Ars, si en faisant connaître un seul moment de sa sublime et sainte carrière, si en montrant que l'œuvre de sa vie a été surtout le traitement et la guérison des âmes au tribunal de la pénitence, je puis contribuer à entretenir et à répandre la gloire de ce grand serviteur de Dieu, à consoler les cœurs chrétiens par le spectacle du retour de la sainteté sur la terre, et à faire comprendre à notre temps, si travaillé de toutes les maladies de l'âme, que la confession en est le souverain remède, et que grâce au Curé d'Ars, dont la mission a été d'être le grand et puissant confesseur de notre siècle, cette sainte institution de l'Église sort des œuvres de sa vie triomphante et victorieuse, réhabilitée des dédains de l'indifférence, justifiée de toutes les objections de la sophistique, et vengée d'une manière éclatante de tous les outrages de l'incrédulité ! »

(Vie de J.-M.-B. Vianney par Alfred Monnin)


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