Comme ce second degré d'humilité est ce qu'il y a de plus difficile dans la pratique de cette vertu, nous le diviserons, ainsi que le font quelques pieux Écrivains, en quatre autres degrés ou échelons, afin que nous puissions insensiblement, et comme pas à pas, nous élever jusqu'à la plus haute perfection d'humilité où ce degré puisse nous conduire. Le premier échelon est de ne point rechercher la gloire et l'estime du monde : mais au contraire de l'éviter avec soin. Jésus-Christ lui-même n'a-t-il pas été le premier à nous en donner l'exemple, lorsqu'après le miracle des cinq pains, avec lesquels il rassasie cette grande multitude qui le suivait, sachant que ce peuple voulait l'enlever pour le faire Roi, et n'ayant rien à craindre, à quelque degré d'honneur qu'il fût élevé, il se retira néanmoins sur la montagne, pour nous apprendre par sa conduite à fuir les honneurs.
Le second échelon, dit Saint-Anselme, est de souffrir les mépris avec patience : c'est-à-dire que s'il arrive que vous receviez quelque sujet : de confusion, ou quelque marque de mépris, vous le supportiez sans murmurer et sans vous plaindre. On n'exige pas de vous maintenant que vous désiriez les injures et les affronts, ni que vous les recherchiez avec ardeur, ou que vous les receviez avec joie : c'est un degré de perfection encore trop difficile et trop élevé pour vous : on demande seulement que quand l'occasion s'en présentera, vous soyez dans la disposition de souffrir patiemment tout ce qui pourra vous attirer du mépris ou de la confusion, suivant ces paroles du Sage : « Recevez bien tout ce qui vous arrivera et supportez-le, quelque peine qu'il vous fasse : et en vous humiliant, prenez patience. » Ce moyen est très-propre et très efficace pour acquérir et pour conserver l'humilité.
Le troisième échelon par où il faut monter; consiste à n'être point touché des louanges et de l'estime des hommes : celui-ci est encore plus difficile à atteindre que le précédent. Car quand il serait aisé, dit saint Augustin, d'être indifférent pour les louanges dont on nous prive, il n'est pas si facile d'être insensible à celles, que l'on nous donne. Que fait celui qui est véritablement humble, quand il voit qu'on le loue, et qu'on l'estime ? Il se recueille en lui-même : il se sent couvert d'une confusion pareille à celle du Prophète Royal : « Lorsque j'ai été élevé, disait-il, je me suis humilié et j'en ai senti du trouble. » Et ce n'est pas sans sujet qu'il se trouble, dit saint Grégoire ; car, par une sage réflexion, il tremble que si les choses dont on le loue, sont fausses, il n'en soit puni plus sévèrement devant Dieu : et que si elles sont vraies, il ne perde la récompense qu'il en devait attendre : il craint encore qu'on ne lui dise un jour : Vous avez été comblé de biens, en votre vie : vous avez reçu le prix de vos bonnes œuvres.
Le quatrième échelon pour arriver à la perfection de l'humilité, est de souhaiter d'être méprisé des hommes, et de trouver du plaisir dans les injures et dans les opprobres. Saint Bernard remarque qu'il y a deux sortes d'humilité : l'une qui est dans l'entendement, par laquelle l'homme, considérant sa misère et sa bassesse, en est tellement convaincu, qu'il se méprise soi-même, et se croit digne de toutes sortes de mépris de la part des autres : l'autre genre d'humilité est celle qui réside dans la volonté, et qui fait que l'homme souhaite d'être méprisé et mésestimé de tout le monde. Jésus-Christ n'a pu avoir la première sorte d'humilité, qui est celle de l'entendement, parce que se connaissant lui-même, et sachant qu'il ne faisait point de tort à Dieu de s'égaler à lui, il ne pouvait pas se mépriser, ni se croire digne de mépris : mais il a possédé la seconde sorte d'humilité, qui est celle de la volonté et du cœur, lorsqu'il s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'un esclave, et lorsque, pour l'amour des hommes, il a voulu s'abaisser, et paraître méprisable à leurs yeux : c'est dans cette vue qu'il nous adresse ces admirables paroles : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. Il aime tellement l'opprobre et l'ignominie, qu'il les attend avec une impatience qu'on n'a ordinairement que pour les choses agréables.
C'est dans ce sens que Jérémie, en parlant de lui, dit qu'il sera rassasié d'opprobres ; pour nous faire connaître par cette expression, le désir insatiable, exprimé par la faim et par la soif que ce Dieu Sauveur avait des mépris, des affronts et des outrages. Que si, pour l'amour de nous, le Fils de Dieu a désiré avec tant d'ardeur, et reçu avec tant de joie les mépris, et les affronts, lui qui était si digne de respect et de vénération, croirons-nous faire beaucoup, nous qui ne méritons que d'être méprisés de tous les hommes, quand nous parviendrons au point de souhaiter, pour l'amour de lui, de passer au moins pour ce que nous sommes, et que nous souffrirons avec plaisir les affronts et les opprobres qui nous sont si justement dus ? C'est là ce que pratiquait avec tant de fidélité l'Apôtre, quand il disait : « Je me plais dans mes infirmités, dans les affronts, dans les besoins, dans les persécutions, dans les extrémités que je souffre pour Jésus-Christ. » Saint François-Xavier trouvait que c'était une chose indigne, qu'un Chrétien pour qui Jésus-Christ a tant souffert d'opprobres, et qui devrait en avoir le souvenir toujours présent à l'esprit, recherchât avec avidité d'être honoré et estimé des hommes.
Or, c'est à ce degré de perfection que nous devons tâcher d'arriver. Et ne nous figurons pas qu'il soit impossible d‘y parvenir : car si nous voulons, dit Saint Augustin, nous pouvons avec le secours de la grâce, imiter non-seulement les Saints, mais même le Saint des Saints, puisqu'il nous a dit lui-même : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur : et que Saint Pierre nous enseigne aussi que Jésus-Christ a souffert pour nous, nous laissant un exemple, afin que nous suivions ses traces. Saint Jérôme, sur ces paroles du Sauveur : Si vous voulez être parfait, etc. dit que ces paroles nous prouvent manifestement qu'il ne tient qu'à nous d'être parfaits, puisque Jésus-Christ a dit : si vous voulez : si vous prétendez vous excuser sur votre faiblesse, lui qui voit dans le fond de votre cœur, ne la connaît-il pas mieux encore que vous ? Néanmoins il dit que vous le pouvez, si vous voulez : parce qu'il est toujours prêt à nous secourir, et que si nous voulons, nous pouvons tout avec son secours.
Saint Augustin expliquant encore ces mêmes paroles du Fils de Dieu : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, s'écrie : « Ô doctrine salutaire ! ô Maître et Seigneur des hommes, qui ont avalé la mort dans une coupe pleine du poison de l'orgueil, que voulez-vous que nous apprenions de vous ? »
« Que je suis doux et humble de cœur. Hé quoi donc! tous les trésors de sagesse et de science qui sont renfermés en vous se réduisent-ils à nous apprendre que vous êtes doux et humble de cœur ! »
Est-ce une si grande chose d'être petit, que personne ne puisse nous l'apprendre, si vous qui êtes si grand, n'en prenez le soin ? « Oui, poursuit Saint Augustin, c'est une chose si grande et si difficile de s'humilier et de se faire petit, que les hommes n'auraient jamais pu y parvenir, si Dieu lui-même ne leur en eût montré l'exemple; parce qu'il n'y a rien qui soit si profondément enraciné dans leur cœur, que le désir de la gloire et de l'estime du monde. » De sorte qu'il n'en fallait pas moins pour nous rendre humble : il ne fallait pas un moindre remède pour guérir l'orgueil dont nous sommes tous atteints : et si le remède dont il s'est servi en se faisant homme et en s'anéantissant pour l'amour de nous, n'est pas assez efficace pour le guérir, qu'est-ce qui pourra jamais nous en procurer la guérison ? Si la vue d'un Dieu humilié et méprisé ne suffit pas pour nous donner de l'éloignement des honneurs, de l'estime et des applaudissements, et pour nous porter à souhaiter d'être méprisé avec lui, rien ne pourra jamais nous l'inspirer.
(Abrégé de la Pratique de la Perfection Chrétienne)
Reportez-vous à Sans l'Humilité, on ne saurait avoir la paix intérieure, Du second degré de l'Humilité, et en quoi il consiste, La connaissance de nous-mêmes ne doit pas nous faire perdre le courage, ni la confiance, Que la considération de ses péchés est un excellent moyen pour se connaître soi-même, et pour acquérir l'humilité, Du premier degré de l'Humilité, qui est d'avoir une humble opinion de soi-même, Principales Vertus dont l'Humilité est le fondement, Il n'y a point de Vertu solide sans l'Humilité : elle est le fondement de toutes les autres Vertus, Excellence et nécessité de l'Humilité, Prière pour demander l'humilité, Prière pour obtenir l'humilité, l'exemple de Saint Robert Bellarmin et de Saint Ignace, et comment acquérir cette vertu, Le Saint Curé d'Ars dans sa conversation : Humilité de M. Vianney, De l'amour du Père Surin pour l'humilité, dans l'union avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, Des vertus de Marie : l'humilité, De la merveilleuse humilité du séraphique saint François, Litanies de l'humilité, Méditation sur les effets de l'orgueil, Méditation sur l'humilité des Saints, Méditation sur la pratique de l'humilité Chrétienne, Méditation sur les avantages de l'humilité Chrétienne, La Crèche, Sur ces paroles : Vous avez tiré votre parfaite louange de la bouche des enfants et de ceux qui sont à la mamelle. (Psaume 8), De deux sortes de Mortifications, De la nécessité de la Mortification : En quoi elle consiste, Sur Jésus-Christ, L'intérieur de Marie, De l'enfance spirituelle, et De la paix de l'âme.