vendredi 1 novembre 2019

L'erreur qui consiste à croire que la vie d'ici-bas c'est la vie, est de toutes les erreurs la plus radicale, la plus cruelle, la plus désastreuse et malheureusement la plus répandue de nos jours



Extrait de « La vie n'est pas la vie » de Mgr Gaume :






PREMIÈRE LETTRE



MON CHER FRÉDÉRIC,

Si j'avais cent poitrines et cent voix, je ne cesserais de crier : Ô hommes, mes amis et mes frères ! l'erreur la plus radicale, la plus cruelle, la plus désastreuse et malheureusement la plus répandue de nos jours, est de croire que la vie d'ici-bas c'est la vie.
Voilà, mon ami, le Goliath contre lequel tu dois combattre ; non-seulement toi, mais tout homme et toute femme venant en ce monde. La lutte sera de tous les jours, de toutes les heures. Pour la soutenir, tu emploieras non-seulement les armes que je t'ai fournies dans nos premières correspondances, mais toutes celles que l'Église elle-même t'a données. À la manier, tu devras mettre toute l'énergie de tes puissances : ta raison, ta foi, ta volonté.
La lutte est décisive. Ton bonheur ou ton malheur en dépend : c'est toi-même qui es l'enjeu du combat.
La lutte est à outrance. Comme dans les anciens combats de gladiateurs, appelés sans rémission, sine remissione, point de quartier pour le vaincu : il faut qu'il meure sur le champ de bataille.
Tu te récries peut-être, et tu pourrais supposer que j'ai voulu t'inspirer de craintes vaines ou exagérées. Afin de te prémunir contre cette tentation, nous allons reprendre un à une les caractères assignées à la grande erreur, ta mortelle ennemie. Tu jugeras s'ils lui conviennent : je m'en rapporte à toi.
Avant de commencer, laisse-moi dire en quelques morts toute ma pensée sur notre nouvelle correspondance. T'apprendre à combattre n'est pas le seul but que je me propose : je voudrais encore détromper, consoler, éclairer, encourager. Détromper ceux qui croient que la vie d'ici-bas, c'est la vie ; consoler ceux qui, regardant la vie d'ici-bas comme la vie, sont effrayés ou inconsolables de la mort ; éclairer ceux qui se font illusion sur la nature et le but de la vie d'ici-bas ; encourager à la conquête de la vraie vie les pèlerins de la terre. Telles sont mes visées. Dieu veuille que je ne reste pas trop au-dessous !

Cela dit, venons au fait.

1. L'ERREUR QUI CONSISTE À CROIRE QUE LA VIE D'ICI-BAS C'EST LA VIE, EST LA PLUS RADICALE DE TOUTES LES ERREURS. — Je dis radicale, parce qu'elle est la première. Tandis que les autres erreurs ne se produisent qu'avec l'âge, celle-ci tend à s'emparer de l'homme dès l'enfance. Enveloppée dans les sens, comme le corps dans les langes, la raison à moitié éveillée, ne connaît, pendant les premières années, d'autre vie que la vie d'ici-bas. Pour la désabuser, ou, si tu veux, pour l'éclairer, il faut du temps et beaucoup de soins.
Radicale. À la différence des autres erreurs qui ne portent, en général, que sur quelques points particuliers, ou n'atteignent que la surface de l'âme, celle-ci attaque l'homme dans le plus intime de son être, la notion même de la vie, et, l'attaquant ainsi, elle le fascine. Son charme trompeur désoriente la raison, désoriente la volonté, désoriente le cœur, fausse toute l'existence et finit par attirer sa victime dans la gueule de l'antique serpent. L'anecdote suivante te fera comprendre ma pensée.
Jeune écolier, j'étais en vacances. C'était au mois de septembre : les noisettes étaient mûres. Il était connu que les plus belles se trouvaient sur le flanc d'une montagne exposée aux rayons du midi. Quelques arbres, beaucoup d'arbustes, des broussailles et des ronces masquaient le pied de rochers abrupts, dénudés par la pluie et dont les recoins, parfaitement abrités, servaient de repaires à des reptiles plus ou moins dangereux. Un de mes camarades et moi nous nous engageons gaiement dans la montagne, cherchant des yeux, à droite et à gauche, des noisetiers à dévaliser.
À peine avons-nous fait quelques pas, et nous apercevons à la cime d'un jeune frêne un pinson qui poussait de petits cris plaintifs, battait des ailes et descendait de branche en branche, sans remarquer notre présence ou sans en être effrayé.
Nous nous arrêtâmes à regarder ce spectacle, dont la cause nous était inconnue. Cependant l'oisillon descendait toujours et arrivait presque à la hauteur de nos têtes, lorsque, baissant les yeux, nous vîmes au pied de l'arbre une vipère d'assez forte taille, immobile, la tête haute et les yeux fixés dans ceux de l'oiseau. Elle le fascinait, et, en le fascinant, l'attirait dans sa gueule. Nous comprîmes ; et d'un mouvement de bras, coupant le rayon visuel, nous rompîmes le charme. Le serpent s'enfuit, et l'oiseau délivré prit son essor, non sans nous remercier beaucoup et avec raison ; car un instant plus tard il était perdu.
L'effet produit sur l'oiseau par le regard fascinateur du serpent, l'erreur qui consiste à prendre la vie d'ici-bas pour la vie, le produit sur les malheureux dont elle s'empare. Victimes de cette erreur radicale, ils ne voient plus rien au-delà de cette vie ; au-delà des affaires de cette vie, rien ; au-delà des occupations de cette vie, rien ; au-delà des biens et des maux, des joies et des peines de cette vie, rien.
Pour eux tout est renfermé dans les étroites limites du temps. Qu'on essaye de leur parler d'une autre vie, d'autres intérêts, d'autres biens, d'autres maux : comme l'oiseau fasciné, ils ne voient rien, ils n'entendent rien. Ils vont, ils vont toujours dans la voie où le charme trompeur les attire.
Veux-tu, cher ami, t'en convaincre par toi-même ? Regarde-les à l'œuvre, observe leurs habitudes ; connais leurs préoccupations, leurs craintes, leurs ambitions, leurs douleurs. Lis leurs journaux, leurs livres, leurs discours publics ; prête l'oreille à leurs conversations intimes. Renouvelée dix fois, vingt fois, à toute heure et dans toutes circonstances, l'épreuve te rapportera la même réponse : Fascination, fascination de la bagatelle, fascinatio nugacitatis, qui les empêche de voir les biens réels, les maux réels, et surtout l'abîme vers lequel ils marchent, obscurat bona (Sap., IV, 12). Les infortunés ! Et chaque jour ils y tombent par milliers.

2° L'ERREUR QUI CONSISTE À CROIRE QUE LA VIE D'ICI-BAS C'EST LA VIE, EST LA PLUS CRUELLE DE TOUTES LES ERREURS. — Je dis cruelle, parce qu'elle dégrade l'homme et le rend malheureux : tu vas en juger.
Elle le dégrade. Certains aliénés qui, au lieu d'habiter les petites-maisons, circulent dans les régions, prétendues scientifiques, du monde moderne, sous le pseudonyme de savants, colportent sur l'homme d'étranges idées. Il y a environ cent ans, un de leurs maîtres prétendait que l'homme avait commencé par être carpe, et il se donnait lui-même pour un poisson perfectionné. Un autre disait que l'homme est une masse organisée qui reçoit l'esprit de tout ce qui l'environne, et il se croyait un tas de boue. Cinquante ans plus tard, un de leurs disciples définissait l'homme : un tube apéritif et digestif ouvert par les deux bouts, et il se regardait comme une simple machine.
Je dois te dire que ces définitions n'ont plus cours ; elles sont mortes avec leurs inventeurs.
Mieux élevés que leurs devanciers, les aliénés d'aujourd'hui ont découvert, grâce à la physiologie comparée, que l'homme descend du singe. Au lieu d'admettre notre noble descendance et de dire avec tout le genre humain : nous sommes de notre père, qui fut de Noé, qui fut d'Adam, qui fut de Dieu, ils se croient fils, petits fils, arrière-petits-fils de quelque gorille à longue queue et à museau pointu, solitaire habitant des déserts africains. Et ils se donnent pour des singes perfectionnés : ils y tiennent, et s'efforcent de le persuader à eux-mêmes et aux autres.
À vrai dire, en voyant leurs instincts et leurs gambades, on serait tenté de leur reconnaître une pareille généalogie.
Mais non. « Âme abjecte, leur dit Rousseau, tu veux en vain t'avilir : c'est ta triste philosophie qui te rend semblable aux bêtes ; mais ton génie dépose contre tes principes, et l'abus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi. »
N'en déplaise à cette poignée de petits gorilles, l'homme forme une espèce à part dans la chaîne des êtres : il est la créature la plus noble du monde visible. Doué de raison et de liberté, il est le roi de tout ce qui l'environne. Si, par son corps, chef d'œuvre d'une puissance et d'une sagesse infinies, il touche aux êtres matériels, c'est pour les dominer ; tandis que, par son âme, mille fois plus noble que son corps, il touche aux êtres purement spirituels ; et c'est pour s'ennoblir. Qui dira sa dignité ?
Noblesse oblige : qui dira l'étendue de ses devoirs ?
Toutefois la grandeur de l'homme disparaît devant celle du chrétien. Enfant de Dieu, héritier de Dieu : tel est le chrétien. Comprends-tu, mon cher ami, une pareille grandeur ? Être fils d'un roi, c'est quelque chose : mais être enfant de Dieu !
Être héritier présomptif de riches trésors, de vastes domaines, de magnifiques châteaux, d'un nom glorieusement historique, c'est quelque chose : être héritier des cinq parties du monde, serait beaucoup plus. Mais être héritier de Dieu, non-seulement de ses biens, mais de lui-même, de sa puissance, de sa sagesse, de sa majesté, de ses félicités infinies, au point de devenir un avec lui : quel héritage ! La raison s'y perd.
Or cet homme si grand, ce chrétien mille fois plus grand que l'homme, cet être immortel dont les destinées sont si hautes, ce Dieu de la terre, vassal seulement du Dieu du Ciel, post Deum terrenus Deus, que fait de lui l'erreur dont nous parlons ? Elle en fait un preneur de mouches, un tisserand de toiles d'araignée, un cheval de manège.
Le temps ne me permet pas de te le montrer aujourd'hui dans l'exercice de ces nobles métiers. À demain.

Tout à toi.



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