mercredi 28 août 2019

Du quatrième degré de l'Amour, par lequel l'homme ne s'aime plus que pour Dieu



Extrait de "Traité de l'amour de Dieu" de Saint Bernard :


HEUREUX celui qui a mérité d'arriver à ce quatrième degré, où l'homme ne s'aime plus soi-même que pour Dieu ! C'était dans ce sentiment que David disait : Votre Justice, ô mon Dieu ! est semblable aux plus hautes montagnes (Ps. 35). En effet, cet amour est une montagne pour sa hauteur, mais une montagne de Dieu des plus élevées (Ps. 67). Montagne, certes, grasse et abondante (Ps. 23). Ô qui est celui qui pourra monter cette montagne du Seigneur (Ps. 44) ? Qui est-ce qui me donnera des ailes de colombe, afin que j'y vole et que j'y prenne mon repos, puisque c'est un lieu tout pacifique, une vraie demeure de Sion et un séjour de paix (Ps. 75) ? Ah ! misérable que je suis ! pourquoi faut-il que le temps de mon exil ait été prolongé (Ps. 119) ? Mais quand est-ce que la chair et le sang, que ce vase de fange et de boue, et ce Tabernacle de terre pourra comprendre toutes ces merveilles ? Quand est-ce que l'homme se trouvera dans ces amoureux transports, en sorte que son esprit demeure si fort enivré de l'Amour divin, qu'il vienne à s'oublier soi-même ? que, s'étant comme perdu dedans soi-même, il n'ait plus de pensée que pour être tout à Dieu ? que, s'unissant parfaitement à lui, il ne soit plus qu'un même esprit avec lui (1 Cor. 6) ? et enfin, qu'il puisse dire comme le Prophète-Roi : Ma chair et mon cœur ont été comme réduits au néant, mais vous êtes le Dieu de mon cœur, et mon partage, ô Seigneur! pour toute l'éternité (Ps. 72) ? Certainement, celui qui a eu le bonheur de ressentir quelque chose de semblable en cette vie mortelle, quand ce ne serait que rarement, ou même une seule fois et en passant, et moins encore que la durée d'un moment, celui-là, dis-je, peut être avec juste raison appelé saint et bienheureux. Car, en effet, vouloir bien vous perdre en une certaine manière comme si vous n'étiez plus ; devenir tout à fait insensible en vous-même ; être tellement vuide de vous-même que vous soyez réduit presque au néant, ce n'est point assurément l'état d'un habitant de la Terre, mais d'un Citoyen du Ciel. Que si d'aventure il se trouve quelqu'un de ce bas monde qui soit assez heureux pour entrer dans cet état, quand ce ne serait qu'en passant et un moment, comme nous avons dit, en même temps la perversité du siècle devient jalouse de son bonheur ; il est combattu par la malice du jour, appesanti par le faix de ce corps mortel, importuné par les besoins de la chair ; la faiblesse de la corruption ne le peut supporter, et sur tout la charité fraternelle l'en retire par une violence encore plus inévitable. Ainsi il est contraint de retourner en soi-même, de reprendre ses premières brisées, et de s'écrier pitoyablement avec le prophète Isaïe : Seigneur, je souffre violence. Prenez, s'il vous plaît, ma défense en main (Isaïe 38) ; ou bien de se lamenter avec l'Apôtre en ces termes : Infortuné que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rom. 7) ?
Au reste, comme l'Écriture nous apprend que Dieu a fait toutes choses pour lui-même, il est certain aussi que la créature viendra un jour à se conformer et entrer dans ce même sentiment de son Créateur. Mais il faut que nous-mêmes nous ayons déjà ce désir et cette affection, et que, comme Dieu a voulu que toutes choses fussent créées pour sa gloire, qu'ainsi nous ne voulions pas nous-mêmes vivre en ce monde, ni chose aucune, sinon pour l'amour de lui, c'est-à-dire pour l'accomplissement de sa seule volonté, et non pas pour la recherche de notre propre satisfaction. Pour lors, toute notre joie sera non pas tant d'apercevoir la fin de nos misères, ou le commencement de notre bonheur, comme de voir sa volonté accomplie en nous et par nous. C'est la demande que nous lui faisons tous les jours dans l'Oraison dominicale : Seigneur, que votre volonté s'accomplisse en la Terre comme au Ciel (Matth. 6). Ô amour chaste et saint ! ô charité douce et agréable ! ô intention pure et désintéressée de la volonté humaine! mais certes d'autant plus désintéressée et plus pure, qu'elle ne retient en soi aucun mélange de propriété ; d'autant plus douce et plus agréable, qu'elle ne ressent plus rien que de divin. Certainement c'est être tout divinisé que de se trouver en cet état ; car tout de même qu'une goutte d'eau versée dans une quantité de vin semble perdre tout son être en même temps qu'elle prend la saveur et la couleur du vin ; de même qu'un morceau de fer tout embrasé et tout pénétré du feu, étant dépouillé de sa propre et première forme, ressemble parfaitement au même feu ; et de même encore que l'air de toutes parts éclairé de la lumière du soleil devient si fort semblable à cette même clarté de la lumière, que vous le prendriez plutôt pour la lumière même que pour un air pénétré de la lumière, ainsi toute la volonté humaine dans les Bienheureux, par une certaine manière qui ne se peut exprimer, viendra pour lors à se fondre et se perdre en elle-même, et deviendra par ce moyen toute transformée en la volonté de Dieu. Et en effet, si cela n'était pas de la sorte, comment pourrait-on dire avec vérité que Dieu serait toutes choses en tous, s'il restait encore dans l'homme quelque chose du même homme ? Il est vrai que la même substance demeurera, mais elle se trouvera dans toute une autre forme, dans une autre gloire et dans une autre puissance. Mais quand est-ce que se fera cet heureux changement ? Qui aura le bonheur de le voir ? Qui en aura la jouissance ? Quand viendra le temps que je paraîtrai devant la face de Dieu (Ps. 41) ? Mon Seigneur et mon Dieu, vous savez les désirs de mon cœur ; il vous à dit avec quelles ardeurs ils vous cherchent, et j'espère aussi que je vous trouverai après tant de poursuites (Ps. 26). Quoi ! ne verrai-je point votre saint Temple ? Je sais à la vérité que ce Commandement d'amour, vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et de toutes vos forces (Luc, 10), ne pourra jamais s'accomplir dans sa dernière perfection jusqu'à ce que le cœur de l'homme ne soit plus obligé de songer à son corps, que son âme cesse de s'occuper après lui par les soins continuels de ses opérations vitales et sensitives, et que sa vertu, étant affranchie de ses importunités ordinaires, se trouve entièrement fortifiée par la puissance de son Dieu. La raison est qu'il n'est pas possible de recueillir parfaitement toutes ces choses en Dieu, et les tenir toujours attachées et unies à sa divine présence, tandis qu'elles sont nécessitées de soigner et de servir ce corps mortel dans ses infirmités et dans ses misères. C'est pourquoi, comme ce quatrième degré de l'amour ne peut s'obtenir par tous les efforts de l'industrie humaine, mais qu'il est donné par la puissance de Dieu, qui en fait présent à qui lui plaît, il ne faut pas que l'âme espère de le posséder, ou plutôt d'y être possédée de Dieu, sinon après que son corps sera devenu spirituel et immortel, jouissant de sa perfection dernière, exempt de tous troubles et entièrement soumis à l'esprit. Pour lors, dis-je, elle parviendra aisément à ce suprême degré, lorsque, sans être ni retenue par les plaisirs des sens, ni abattue par les misères de la vie, elle n'emploiera tous ses efforts et tous ses soins que pour entrer dans la joie de son Seigneur. Mais n'aurions-nous pas sujet de croire que les saints martyrs ont obtenu cette faveur, au moins en partie, lors même qu'ils habitaient encore dans ces corps victorieux et triomphants ? Certes il fallait bien que l'amour dont ces belles âmes étaient éprises fût extrêmement puissant, de leur faire ainsi exposer leurs propres corps avec un mépris si étrange des plus horribles tourments ; et quoiqu'il ne se pût faire que le ressentiment d'une douleur très-aiguë ne troublât quelquefois la sérénité de leur visage, jamais pourtant il n'a été capable d'ébranler leur constance. Mais que dirons-nous d'elles, à présent qu'elles sont séparées de leurs corps ? Pour moi, je crois qu'elles sont toutes plongées et toutes abîmées dans cet Océan infini de la gloire éternelle et de l'éternité glorieuse.



Reportez-vous à Du premier, second et troisième degré de l'Amour, Qui sont ceux qui trouvent du plaisir à penser à Dieu et qui sont plus capables de son amour, Prière de Saint Augustin pour demander l'amour divin, Acte d'amour parfait, de Sainte Thérèse d'Avila, Élan d'amour, Prière, et Litanies de l'amour de Dieu, Composées par le Souverain Pontife Pie VI.