vendredi 16 avril 2021

Ce que l'on entend par le Monde



Le Monde, dont parlent les divines Écritures avec horreur, n'est pas l'Univers, les éléments, la terre, ni une société civile de personnes dans les différents états et conditions qui s'y rencontrent. Ce n'est pas de ce monde dont le Fils de Dieu assure qu'il n'est point, ni ses Disciples ; mais c'est le monde qui vit selon la sensualité, l'orgueil et la curiosité : c'est de ce monde dont le Saint-Esprit nous déclare en la première Épître de saint Jean, que tout ce qui s'y trouve, est, ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie ; ce qui ne vient point du Père, dit le saint Évangéliste, car les inclinations corrompues du corps et de l'âme qui nous portent à user des choses avec dérèglement, ne viennent pas de Dieu ; c'est le péché qui en est la cause.
Par ces trois concupiscences le bien-aimé Disciple entend les trois sources de tous les péchés, lesquels selon la doctrine des Saints, sont les voluptés des sens, le désir des honneurs, et la curiosité de savoir ; c'est de ce monde dont il crie, que si quelqu'un l'aime, la charité du Père n'est pas en lui ; car son amour et celui de Dieu ne peuvent pas compatir ensemble. Il ne faut pas penser à les accorder l'un avec l'autre, ce qui fait dire à l'Apôtre : N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde ; et le grand et puissant motif qu'il en suggère, est que le monde passe, et sa concupiscence aussi, qu'il périt avec ses plaisirs, que nous touchons déjà à sa fin. C'est un motif dont le Saint-Esprit se sert en plusieurs lieux de l'Écriture pour nous déprendre de son malheureux attachement. Et saint Paul animé de cet Esprit divin a jugé qu'il était si fort et si efficace, qu'il le propose pour être dans le monde comme si on n'y était point ; ce qui lui fait dire aux Corinthiens : Je vous déclare, mes Frères, que le temps est court, et qu'il faut désormais que ceux qui sont mariés, vivent comme ne l'étant point ; ceux qui pleurent, comme ne pleurant point ; ceux qui se réjouissent, comme ne se réjouissant point ; ceux qui achètent, comme ne possédant point ; ceux qui usent de ce monde, comme n'en usant point, parce que la figure du monde passe.
Ici je me sens pressé de crier avec le Prophète Roi : Hommes sans jugement, revenez à vous : insensés, devenez enfin sages. Avec le Saint-Esprit : Souvenez-vous que la mort ne tardera guère à venir. En ce jour-là que deviendront vos pensées, vos inclinations, vos attaches pour le siècle ? Est-ce la peine de s'embarrasser, de s'inquiéter, de s'arrêter à ce qui passe si vite pour ne revenir jamais ? Hé que vous restera-t-il de ces faux biens de la terre, de ces honneurs trompeurs, de ces malheureux plaisirs ? Nous mourons tous les jours, nous approchons de notre dernière heure ; et l'enchantement où le péché nous met, et dont le Diable se sert, est si étrange, que nous vivons comme si nous ne devions jamais mourir. Le conçoive qui pourra ; car c'est ce qui paraît inconcevable, quand nous devrions éternellement demeurer en la terre, on ne pourrait pas s'y attacher davantage ; et quand on ne ferait que passer en l'autre vie pour quelques heures, on ne pourrait pas s'en mettre moins en peine.
Cependant, répétons-le avec l'homme Apostolique, le temps est court, la figure de ce monde passe ; mais l'expérience nous laisse-t-elle le lieu d'en douter. Que reste-t-il donc désormais, sinon que ceux qui usent de ce monde, y soient comme n'en usant point ? J'ai connu une jeune Demoiselle, riche, fille unique, et de qualité, qui étant pressée par sa mère de se marier, qui était demeurée veuve fort jeune, peut-être dans la pensée de faire trouver à sa fille un parti plus avantageux, elle lui demanda pour combien de temps elle pourrait espérer de demeurer dans le mariage. Sa mère lui ayant répondu que dans l'âge où elle était, elle pouvait bien demeurer dans cette condition quarante ou cinquante ans. Ha ! ma mère, répliqua-t-elle, ce n'est pas la peine de se marier ; et elle ne s'est point mariée, et ces années sont présentement passées. Au contraire j'ai connu un Ecclésiastique, qui avait bien de l'esprit humain, qui était d'une condition à entrer dans les premières dignités de l'Église, et qui ayant été touché particulièrement de Dieu, vivait d'une manière édifiante. Mais comme la mortification du corps et de l'esprit, qui est inséparable du véritable Chrétien, lui était dure, le démon s'en servit dans la pensée qu'il lui donna, qu'étant encore jeune il aurait longtemps à souffrir. Il adhéra aux illusions du malin Esprit, et il se relâcha beaucoup de sa manière de vie. Il me disait qu'il avait considéré que la vie était longue, et qu'il lui faudrait souffrir longtemps. J'appris peu de temps après sa mort, qui fut terrible. Le monde passe, et sa concupiscence aussi ; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement, parce qu'il s'attache à celui qui est éternel.
C'est de ce monde et de la concupiscence que nous parlons dans ce petit Traité, nous laissant à l'esprit de notre bon Sauveur Jésus-Christ, sous la protection de son immaculée Mère Vierge, qui nous sert, par une miséricorde inénarrable, de Protectrice et de Mère continuellement en toutes choses, des bons Anges et des Saints, pour en découvrir dans sa divine lumières les malheurs.
Cependant il nous faut remarquer qu'il y a des personnes dans le siècle, qui ne sont point de ce monde, et qu'il y en a qui en ont tout l'esprit, et qui en sont véritablement, quoiqu'elles en soient séparées par le Cloître, comme les personnes Religieuses, ou par la sainteté de leur état, comme les Ecclésiastiques. Combien y a-t-il eu de personnes qui, au milieu des embarras du siècle, ont usé du monde comme n'en usant point ? Que l'iniquité se ferme la bouche ; que le pécheur ne s'égare point en cherchant des excuses dans ses péchés. Les Rois et les Princes sont ceux sans doute qui sont plus dans le monde ; et il y en a eu plusieurs qui y ont été comme n'y étant point. Saint Louis Roi de France, saint Édouard Roi d'Angleterre, saint Étienne Roi de Hongrie, et un grand nombre d'autres Rois, de Princes et de Princesses y ont paru comme des morts par leur dégagement parfait, et un entier renoncement à eux-mêmes. On a vu un saint Henry Empereur, grand dans le siècles par ses victoires, par ses conquêtes, par des actions dignes d'une éternelle mémoire, se prosterner aux pieds d'un saint Abbé en plein Chapitre, en la présence de tous ses Religieux, lui demandant avec une humilité presque sans exemple l'habit de la Religion, étant dans le dessein de quitter l'Empire, si on lui eût permis, pour se soumettre à un simple Moine ; et cet incomparable Empereur passait les nuits en oraison, souffrait les injures avec une patience angélique, et est demeuré Vierge avec sainte Cunegonde son épouse, soutenu par la vertu de notre Seigneur Jésus-Christ, et le secours de la Reine des Vierges, la très-digne Mère de Dieu, à qui il avait une dévotion toute singulière. Que les Justes en voyant ces choses se réjouissent ; que la confusion couvre le pécheur ; que l'homme sage les observe, et que tous ensemble nous chantions les miséricordes du Seigneur.
Mais d'autre part il a des personnes séparées du monde par leur état et par leur profession, qui y sont bien plongées en esprit et par leurs attachements. Un Religieux est un mauvais riche devant Dieu, qui après avoir fait vœu de pauvreté, a encore l'esprit de propriété, soit en se réservant des choses particulières : car parmi les personnes religieuses, tout à l'imitation des premiers Chrétiens, doit être mis en commun, et on doit distribuer ce qui est nécessaire à chacun selon son besoin. L'usage des pensions que l'on a introduit, et qui n'entre point entièrement dans le commun, a introduit un grand relâchement dans les Communautés régulières, d'autre part fort réglées, lorsqu'on en laisse la disposition aux particuliers. Si l'on considère l'esprit et la vie de tous les saints Fondateurs de chaque Ordre, et de tous leurs premiers Religieux, on verra quelle horreur ils auraient eue de ce dérèglement. Certainement saint François de Sales dans ces derniers temps où la concupiscence du monde règne, quoiqu'il ait donné à ses Religieuses des Constitutions d'une douceur admirable, comme les appelle l'Église, a bien pensé à remédier à ce désordre, lorsqu'il veut même que l'on change aux Religieuses leurs chapelets de temps en temps, de peur que la propriété ne s'y glisse. S'il ne veut pas qu'une Religieuse garde un chapelet, ce qui est d'un prix si modique, comment aurait-il permis de disposer d'une pension que les gens du siècle disent être accordée pour les menus plaisirs, à des personnes qu'il a voulu porter toutes extérieurement à une croix, pour les faire souvenir que leur vie doit être crucifiée ?
Les Ecclésiastiques qui sont séparés du monde par la sainteté de leur état, à même temps qu'ils reçoivent, en prenant la Tonsure, le saint habit de la Religion du Clergé, car c'est ainsi que l'Église l'appelle en conserve l'esprit, lorsque s'étant dépouillé de l'ignominie de l'habit séculier, c'est encore comme l'Église parle, ils le portent de telle manière, qu'à peine le peut-on distinguer d'avec les personnes séculières. Comment pourrait-on même penser que les Ecclésiastiques ne sont pas du monde, qui sont tout pleins des désirs des ses biens temporels, de ses honneurs, et de ses faux plaisirs, après cependant qu'ils ont déclaré au pied des Autels devant l'Évêque, et à la face de l'Église, qu'ils ont pris le Seigneur pour leur portion et héritage ? Ô combien il y a de personnes qui étant séparées du monde par leur état et profession, y demeurent d'esprit et de cœur, y vivent et y meurent !

(Extrait de Le malheur du Monde, par M. Henri-Marie Boudon)


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