vendredi 9 octobre 2020

Les initiations dans le paganisme



Les initiations dans le paganisme. Les anciens mystères, bons et honnêtes à l'origine, n'ont pas tardé à dégénérer. On en trouve encore des restes dans les forêts de l'Amérique, chez les Virginiens, les Caraïbes, les Moxes, les Mexicains, les Péruviens ; puis au nord de l'Asie, dans le pays des Jakutes ; chez les Finnois et les Lapons.

Les cérémonies dont se servait l'antiquité pour initier les adeptes aux mystères les plus sublimes du culte de la nature, ont été célèbres de tout temps, et le manque de données sur cet objet si intéressant a provoqué toujours l'attention des savants, et donné lieu à des études nombreuses et profondes. Nous en savons assez toutefois pour être convaincus que ces cérémonies consistaient dans l'emploi simultané de tous les moyens magiques dont nous venons de parler ; et ceci s'applique au paganisme tout entier, au meilleur comme au plus mauvais. Dans l'antiquité, le froment et le vin étaient considérés comme le principe de toute vie. L’agriculture et la culture de la vigne étaient donc les deux formes du culte de la nature : l'une sobre, réfléchie ; l'autre enthousiaste, échevelée. De là est venu aussi un partage égal de la vie dans toutes ses fonctions. Les initiations devaient donc avoir, en vertu du même principe, un double caractère, lequel devait se révéler au-dehors dans leurs symboles. Les uns, en effet, ont emprunté leur symbolique au froment caché dans les entrailles de la terre, les autres au raisin qui mûrit sous les rayons du soleil. Là le grain de froment déposé dans la terre s'arrache peu à peu, en vertu de l'énergie qui lui est propre, aux puissances ténébreuses qui le retiennent captif ; mais ce n'est qu'après être mort lui-même qu'il peut entrer dans une vie nouvelle. Il en doit être ainsi du néophyte qui veut être initié aux mystères. L’homme supérieur en lui doit s'arracher par une lutte constante et réfléchie aux puissances de l'abime ; mais ce n'est que par la mort du vieil homme que le nouveau peut renaître à une vie plus élevée. Aussi des expiations et des lustrations de toute sorte doivent conduire à celle-ci. C'est dans la retraite la plus profonde, au milieu des forêts ou au fond des sanctuaires, dans la solitude et le silence qu'a lieu la première préparation. L'abstinence et la continence en sont les deux conditions indispensables ; c'est ce qu'expriment ces paroles que prononce le néophyte : Jejunavi ; in casto fui. Il faut qu'il confesse ses péchés, qu'il en fasse pénitence et qu'il les expie. Il faut que ses souillures soient purifiées, corporellement d'abord, et spirituellement ensuite, par le sel, l'eau, le sang et le feu. C'est alors que commence pour lui l'état de guerre contre lui-même. Il faut qu'il parcoure toute la série des épreuves prescrites, pour que l'on sache s'il a acquis l'égalité d'âme et la constance inébranlable qu'on exige de lui. Ce n'est qu'après cette préparation que la mort mystique et la renaissance peuvent s'accomplir. Le néophyte refuse de prendre la couronne qu'on lui offre ; car il ne veut d'autre couronne que dieu : mais l'initiateur fait de son côté comme s'il immolait le néophyte à Dieu. (Tertullien, du Baptême, c. 5) Ce n'est que lorsque l'homme est affranchi de tout le sensible qu'il devient parfait et qu'il reçoit la communication des mystères.
Ce n'est plus ainsi que se passent les choses dans l'autre forme d'initiation, qui prend le raisin pour symbole. Le vin se forme du suc de la grappe, mûrie au soleil par une fermentation qui semble avoir quelque analogie avec l'orgie des mystères. Ainsi, la vie nouvelle dans le néophyte, semblable au vin, doit être exprimée pour ainsi dire de son sang par une sorte de fermentation ignée. « Ils fêtent Dionysos Meenoleus dans les orgies de Bacchus, dit Clément d'Alexandrie, et entrent dans une espèce d'enthousiasme et de fureur religieuse, mangeant de la chair crue, se ceignant la tête avec des serpents, criant Ève, invoquant ainsi celle qui a introduit l'erreur et le péché dans le monde. Aussi le serpent est le symbole des mystères bachiques. Or le serpent femelle s'appelait chez les Hébreux Heva, avec l'aspiration. » (Protrept., p. 11) Ce n'est donc point le kykeon, ce simple breuvage d'orge mêlé de pouliot, ni la ciguë, qui émousse le ressort de la vie, que l'on présente au néophyte. On ne répand point de petit poivre sous sa couche, mais au contraire on lui sert dans un vin généreux tout ce qui peut exalter la nature et exciter les esprits vitaux. Cependant l'ascèse excitante n'exclut point d'une manière absolue la première.
D'après cette loi naturelle, qu'au flux correspond toujours un reflux égal, elle se sert quelquefois des moyens calmants pou rendre plus actifs encore par la réaction les excitants qu'elle emploie. Aussi trouvons-nous appliqués dans les deux sortes d'initiation tous les moyens que nous avons cités plus haut, non seulement les substances que la nature peut offrir, mais encore la puissance des sons dans la musique, le mouvement rythmique de la danse, le charme de la lumière dans le contraste de la couleur et de l'obscurité. Toutes ces choses servent au même but. Mais c'est une loi que le gain se règle toujours d'après l'enjeu, et que l'on demande davantage à celui qui a reçu plus que les autres, aux prêtres par conséquent.
Tout cela était innocent à l'origine, et tendait à développer la moralité et à faire prédominer le bien sur le mal ; mais tout cela aussi portait en soi un principe de dissolution qui le rongeait, à savoir le naturalisme, sur lequel s'appuyait tout l'édifice de la religion à cette époque. Le naturalisme mettait la créature à la place du Créateur, et consacrait comme prêtre de cette idole l'homme inférieur, c'est-à-dire, cette portion de notre être qui a plus de rapport avec la nature physique. Le culte devait naturellement porter l'empreinte de ces deux formes. Dans les commencements, il avait encore une naïveté qui le rendait innocent jusqu'à un certain point ; mais il ne tarda pas à dégénérer. Cette altération dut se produire d'une manière plus prompte et plus sensible dans la seconde forme, c'est-à-dire dans ce culte enthousiaste qui, célébré dans la nuit et les ténèbres, exaltait les affections de l'âme, et frayait la route à toute sorte de désordres. Aussi, malgré tout le soin que l'on prit pour le justifier, ou l'excuser du moins, à l'aide de théories inventées dans ce but, il finit bientôt par tomber dans l'excès opposé ; et après avoir excité dans l'âme les mouvements les plus violents et les plus désordonnés, il la réduisit à une prostration extrême. Le serpent, symbole de toutes les religions de l'antiquité en général, représente d'une manière bien plus spéciale encore ce culte enthousiaste ; et c'est avec raison que Clément d'Alexandrie fait remarquer l'accord singulier qui existe entre le nom du serpent et celui d'Ève, qui par son péché a été la mère de tout désordre sur la terre. La mythologie nous représente Hélios ou le soleil tuant Python, le dragon de feu, et devenant après sa victoire Python lumineux et prophète. Partout ainsi nous retrouvons l'opposition du serpent venimeux qui donne la mort et du serpent qui donne le salut. Mais la métamorphose qui doit changer le feu dévorant en une lumière bienfaisante s'accomplit, hélas ! trop facilement dans un sens opposé : la clarté primitive de l'âme n'est que trop souvent souillée par les appétits inférieurs, et devient trop souvent une flamme qui consume. Aussi les écoles d'enthousiasme, après avoir dégénéré en écoles de prostration, devinrent bientôt des écoles de magie. Elles tournèrent alors complètement au mal les moyens qu'elles avaient employés d'abord pour le bien, et leurs initiations prirent la forme et le caractère que nous avons indiqués plus haut.
Ce qui existait dans l'antiquité sous ce rapport, nous le retrouvons dans les forêts de l'Amérique ; et les récits de ceux qui ont découvert ces pays, développés par ceux des missionnaires qui sont venus plus tard, peuvent éclaircir bien des choses qui étaient encore obscures pour nous chez les peuples anciens. Les Virginiens appelaient l'initiation aux mystères hiscanavirung. Les jeunes gens en parcouraient les degrés inférieurs de quinze à vingt-cinq ans, avant d'être admis parmi les hommes distingués de la nation. À certains jours déterminés, on les conduisait au milieu des danses dans les forêts. Là, cachés pendant plusieurs mois dans une solitude profonde, sous la direction de leurs initiateurs, ils n'avaient d'autre nourriture qu'un breuvage préparé avec certaines racines, et nommé visoccan, lequel leur prenait la tête à un tel point qu'ils perdaient le souvenir de leur vie antérieure, de leurs parents de leurs amis, de leurs possessions et même de leur langue. Lorsque ce breuvage avait produit son effet, on en diminuait peu à peu la mesure, jusqu'à ce que les jeunes gens fussent revenus à eux-mêmes. Ils étaient alors, d'après la croyance du peuple, purifiés de toutes les mauvaises impressions de leur jeunesse, et replacés dans l'état primitif de l'homme. Leur raison avait acquis sa maturité ; ils étaient renés, et leurs guides continuaient à les instruire jusqu'à ce qu'ils ne se souvinssent plus d'avoir été enfants autrefois.
Les Caraïbes avaient aussi des initiations de cette sorte pour les jeunes gens et les jeunes filles parvenus à l'âge nubile, d'autres pour les jeunes gens qui devaient monter au rang des guerriers, puis pour les guerriers qui devaient monter à celui de capitaines, ou de capitaines devenir commandants supérieurs ; d'autres, enfin, pour les prêtres. Chez les Galibes, celui qui veut être reçu commandant doit se retirer dans un coin de sa hutte, s'y coucher dans son hamac, et y jeûner très-rigoureusement pendant six semaines. Pendant tout ce temps, les autres commandants viennent le voir tous les jours matin et soir, lui donner des leçons, accompagnées chaque fois de trois coups de fouet, qui lui mettent le corps en sang, sans qu'il puisse manifester aucun signe de douleur. Le temps de l'épreuve une fois achevé, on le suspend plusieurs fois au-dessus d'un feu d'herbes d'une odeur infecte ; de sorte que, bien que la flamme ne l'atteigne point, la chaleur et l'odeur lui font perdre connaissance. On le réveille de cet état de mort apparente en lui mettant autour du cou une cravate de feuilles de palmier, où sont attachées à mi-corps un grand nombre de grosses fourmis noires, dont les morsures très-douloureuses le font revenir à lui-même. Il est après cela soumis à un second jeûne, moins sévère que le premier ; puis il reçoit l'arc et les flèches, symboles de sa nouvelle dignité, et est proclamé commandant. (Biot, Voyage en l'île de Cayenne, en l'année 1652, l. III, c. 10) Le noviciat est plus rigoureux encore quand il s'agit de consacrer un commandant supérieur pour tout le peuple ? Le jeûne dure plus de neuf mois. Le récipiendaire doit porter des fardeaux énormes, monter la garde presque toutes les nuits, parcourir tout le pays pour en avoir une connaissance exacte. On le met en terre jusqu'à la ceinture dans une fourmilière, ou bien on lui applique ces animaux sur le corps sous forme de cravates, de genouillères, de brassières, de ceintures et de couronnes. Lorsqu'il a passé par toutes ces épreuves, chacun de ses sujets lui met le pied sur le cou, après quoi on le relève ; tous viennent déposer leur arc et leurs flèches à ses pieds ; il leur met à son tour le pied sur le cou, et il est proclamé leur maître. (Mémoires de Trévoux ; mars 1723)
Ce qui prouve que chez ces peuples, sauvages en partie, une étincelle religieuse gît au fond de ces usages, c'est que ce qui chez eux se faisait dans les forêts se passait dans les temples chez les Péruviens et les Mexicains, qui étaient arrivés à un plus haut degré de culture. Les enfants du soleil, au Pérou, tribu nombreuse, devaient, une fois arrivés à l'âge de quinze ou seize ans, subir les épreuves les plus pénibles ; pratiquer, et pour les aliments et pour la boisson, des jeûnes toujours plus rigoureux, jusqu'à leur entier épuisement ; veiller dix ou douze nuits de suite sans interruption, lutter à la course, faire les exercices militaires, combattre les uns contre les autres, au risque d'être blessés ou même de gagner la mort, entreprendre des travaux manuels de toute sorte, recevoir des coups de fouet, se laisser traiter avec le plus profond mépris, accepter la nudité, l'indigence et les privations de toute sorte ; et ce n'est qu'après avoir passé heureusement par toutes ces épreuves qu'ils obtenaient les signes de leur dignité. (Garcilasso de la Vega, Comment. real., l. VI, c. 24) Les membres de la noblesse guerrière au Mexique, avant d'arriver à la dignité de tecuitle, devaient passer aussi par des épreuves semblables, dont la rigueur était en proportion avec la hauteur du rang qu'ils voulaient atteindre. Au milieu des nobles guerriers, dans le temple du dieu de la guerre, on consultait d'abord les augures. Puis venaient les sacrifices et les danses ; après quoi le récipiendaire, couvert de haillons et renfermé dans le temple, devait offrir au dieu son sang pendant quatre jours et quatre nuits, en veillant et jeûnant. Il faisait la même chose dans tous les temples de la contrée à la ronde ; et ce n'est qu'au bout d'un an de ces épreuves qu'il recevait devant l'autel les signes d'une dignité qui lui avait coûté si cher. (Lopez de Gomara, Hist. gen., liv. II, c. 78)
Dans ces usages, nous retrouvons les cérémonies employées pour l'initiation des héros de l'antiquité, de même que dans celles-ci nous retrouvons la base païenne des initiations de la chevalerie au moyen-âge : l'emprisonnement du récipiendiaire dans la chambre noire, ses jeûnes, la veille des armes et les prières dans la chapelle pendant la nuit, la confession des péchés, le serment, la réception et l'armement du chevalier. Toutes ces épreuves avaient pour but de montrer le courage et la constance inébranlable de l'initié. Mais l'initiation des prêtres et des magiciens a quelque chose de plus intéressant pour nous encore, et qui se rapporte davantage à notre sujet ; car elle a pour but principal de produire la clairvoyance. C'était si bien là l'affaire capitale que chez les Moxes, au Paraguay, lorsque le néophyte avait parcouru toutes les épreuves, on lui versait dans les yeux une ligueur composée du suc de plusieurs plantes, et qui lui causait de grandes douleurs. Mais elle aiguisait aussi tellement sa vue qu'il devenait Tiharoqui, c'est-à-dire qui a l'œil clair, ou voyant. (Lettres édifiantes) Parmi les substances dont on se servait dans les initiations, une des plus importantes sous ce rapport est le tabac, auquel tous les peuples américains attribuent des propriétés singulières, et qui était chez eux dans un rapport très-intime avec la religion. Ainsi, chez les Caraïbes, le novice doit passer dix ans quelquefois chez un ancien magicien avant d'être seulement admis aux épreuves. Celles-ci commencent par le jeûne, jusqu'à l'entier épuisement du corps ; puis viennent les danses poussées jusqu'à la défaillance, après quoi on se sert des fourmis pour réveiller et rappeler à eux les novices. Enfin, pendant que ceux-ci sont couchés à terre, demi-morts, on leur verse par le moyen d'une espèce d'entonnoir un vase plein de suc de tabac. Cette ligueur produit naturellement les effets les plus violents, jusqu'à des vomissements de sang. Dans les intervalles, et pendant la nuit, les autres magiciens, réunis autour du patient, lui déchirent tout le corps jusqu'au sang avec les dents aiguës de l'acuti, afin de l'accoutumer à ce supplice, qui se représente souvent dans le rituel magique.
Ce n'est qu'après avoir traversé toutes ces épreuves qu'il est consacré. Pour cela, les femmes nettoient une cabane et y dressent trois hamacs : l'un pour le consécrateur, le second pour le néophyte, le troisième pour l'esprit, auquel on élève aussi une espèce d'autel de nattes, où l'on plaçait pour lui du pain de cassave et un vase plein d'une liqueur nommée onicu. Le maître et le novice se rendent à minuit dans la cabane, après que le premier a expliqué le soir au second la signification et l'importance de la dignité qu'il va recevoir. Il l'exhorte à ne pas s'effrayer des phénomènes extraordinaires dont il va être témoin dans le cours de cette nuit, et ne cesse de lui vanter l'honneur qu'il y aura pour lui d'avoir désormais à son service un esprit qu'il pourra appeler à son gré, et qui exécutera tous ses commandements. Le maître allume d'abord une feuille de tabac roulée, et commence le chant magique en hurlant de toutes ses forces. Il continue ainsi jusqu'à ce qu'on entende dans les airs un bruit terrible, mais lointain d'abord. On éteint alors le feu, en ayant bien soin de le couvrir jusqu'à la dernière étincelle, parce que les esprits, dit-on, aiment les ténèbres. L'esprit ou le maboga entre avec la rapidité de l'éclair à travers le toit dans la cabane. Après que le maître et le novice lui ont témoigné leur vénération profonde, une conversation s'établit entre eux et lui, et ceux qui attendent dans les cabanes voisines n'en perdent pas un mot. L'esprit, déguisant sa voix, demande au maître pourquoi il l'a évoqué, et lui annonce qu'il est prêt à satisfaire ses désirs. Le maître le remercie et l'invite à se coucher d'abord, et à prendre part à la fête qu'on lui a préparée. L'esprit monte dans le hamac avec une telle force que la cabane en tremble. Il se fait un profond silence, et l'on entend remuer les mâchoires de l'esprit comme s'il mangeait, quoique l'on trouve ensuite le pain et le breuvage parfaitement intacts, et l'on tient en grand honneur l'un et l'autre, comme ayant été consacrés par l'esprit.
Le maître se prosterne devant celui-ci, et lui dit : « Je ne t'ai pas fait venir seulement pour te témoigner mon respect, mais pour te recommander ce jeune homme ici présent. Commande donc qu'un autre esprit semblable à toi descende, le serve et se lie avec lui dans le même but et aux mêmes conditions que tu t'es lié à moi, qui te sers depuis tant d'années. — J'y consens, » répond l'esprit avec joie. Aussitôt un second esprit manifeste sa présence par un bruit non moins terrible que celui qu'a fait le premier en descendant. Les sens du maître et du novice sont liés et charmés pendant quelque temps par les choses extraordinaires qu'ils ont sous les yeux. Le novice, demi-mort de frayeur, saute de son hamac, se prosterne devant l'esprit nouvellement arrivé, et lui dit d'une voix tremblante : « Esprit ! toi qui daignes me prendre sous ta protection, sois, je t'en supplie, favorable à mes vœux. Sans ton secours, je suis perdu ; ne me laisse pas périr misérablement, mais incline-toi vers ma prière, de sorte que je puisse te conjurer toutes les fois que je le désirerai, et que le demandera le bien de mon peuple. — Prends courage, répond l'esprit, je ne te quitterai plus jamais, ni sur terre ni sur mer ; je serai près de toi dans tous les dangers. Mais sache aussi que si tu ne me sers pas avec fidélité tu n'auras pas d'ennemi plus acharné que moi. » Les esprits disparaissent ensuite avec un coup de tonnerre qui fait retentir la cabane et les environs. Tous accourent des huttes voisines avec des lumières, et l'on trouve le maître et le novice étendus à terre demi-morts et privés de sentiment. Les parents et les amis s'efforcent de les rappeler à eux. On allume un grand feu pour les réchauffer. On leur donne à manger et à boire pour réparer leurs forces épuisées par un long jeûne. Mais l'impression reste toujours dans l'imagination de l'initié, qui a désormais le pouvoir de guérir les maladies et d'évoquer l'esprit. On peut consulter l'ouvrage du P. Lafitau, dans ses Mœurs des sauvages américains, p. 344.
La première chose, plante, animal ou autre, qui frappe l'imagination des initiés devient le symbole de leur esprit familier, l'objet de leurs désirs, le lien qui les met en rapport avec lui d'une manière plus ou moins intime, selon le degré du don qu'ils ont reçu. Les plus favorisés ne ressentent pas seulement dans leur âme ce qui les concerne, mais ils lisent encore dans l'âme des autres, aperçoivent leurs désirs les plus secrets, jusqu'à ceux qu'ils ignorent eux-mêmes. On les voit souvent en extase ; leurs sens sont liés ; un esprit étranger semble s'être emparé d'eux, parler en eux du fond de leur poitrine. Il agit par leurs organes, les élève quelquefois en l'air ou les fait paraître plus grands qu'ils ne sont ordinairement. Dans la croyance du peuple, ces esprits sont différents ; les uns poussent au bien, les autres au mal ; mais tous ceux qui sont liés à eux se plaignent de la dureté de leur esclavage. (Lafitau, p. 370)
Les voyageurs nous racontent des choses singulières sur les effets magiques que peuvent produire ceux qui ont reçu cette consécration. Un officier français, qui dès sa jeunesse avait vécu parmi les Hurons et connaissait à fond leurs habitudes, raconta au P. Lafitau un fait de magie dont il avait été témoin lui-même. Quelques-uns d'entre ce peuple, inquiets de l'issue d'une expédition qu'avaient entreprise sept de leurs guerriers, prièrent une vieille magicienne de consulter le sort pour eux. Elle eut beaucoup de peine à s'y décider, parce qu'elle souffrait beaucoup toutes les fois qu'elle le faisait. Cependant elle céda à leurs instances, surtout lorsqu'elles furent appuyées par celles de l'Européen, qui d'ailleurs croyait peu à ces sortes de choses. Elle nettoya donc un certain espace de terre, y répandit avec soin de la farine ou de la cendre ; il ne se rappelle pas lequel des deux ; puis elle y plaça quelques tas de bois représentant les diverses localités, et formant comme une carte de géographie, ayant égard à la position de chaque lieu. Elle tomba ensuite en de grandes convulsions, pendant lesquelles les personnes présentes virent très-clairement sept étincelles sortir du fagot qui représentait leur village aller d'un bourg à l'autre, et former ainsi un sentier à travers la farine ou la cendre. Les étincelles, après être restées cachées pendant quelque temps dans un des villages, reparurent de nouveau au nombre de neuf, et revinrent en se frayant une nouvelle route, jusqu'à ce qu'enfin elles se fussent arrêtées près du lieu d'où elles étaient parties au nombre de sept. La femme, toujours dans son délire, dispersa les fagots, foula aux pieds le sol où elle les avait arrangés, s'assit, se reposa quelque temps ; puis, revenue à elle, elle raconta tout ce qui était arrivé aux guerriers sur le sort desquels on l'avait consultée. Elle indiqua le chemin qu'ils avaient pris, nomma les villages par où ils avaient passé, donna le nombre des prisonniers qu'ils avaient faits, désigna le lieu où ils étaient présentement, et assura qu'ils arriveraient dans le village au bout de trois jours. Sa prédiction fut accomplie, et les guerriers de retour confirmèrent de point en point la vérité de ses données. (Lafitau, p. 385) L'art de charmer les animaux n'était point inconnu aux prêtres de l'Amérique ; on les voit souvent manier sans dommage les serpents les plus venimeux, tels que le serpent à sonnettes, et les porter en leur sein. Nous avons déjà vu qu'ils s'en faisaient des ceintures et des couronnes, comme on le faisait dans les orgies de Dionysus. (Ibid., p. 253)
Gonzalo Ferdinando Ovido, dans son Histoire générale des Indes, rapporte que les habitants de l'île d'Hispaniola, avant d'avoir reçu l'Évangile, avaient parmi eux un ordre de prêtres qui demeuraient dans des lieux solitaires et sauvages, pratiquaient le silence et des privations de toute sorte, et menaient une vie bien plus sévère encore que les Pythagoriciens. Ils s'abstenaient de tout ce qui a du sang, et se contentaient des fruits, des herbes et des racines qui croissent dans leur pays. Ils étaient connus des indigènes sous le nom de Piaces. Ils s'appliquaient surtout à acquérir une connaissance profonde des choses naturelles. Ils étaient avec cela habiles dans la magie, et possédaient des moyens secrets pour se mettre en rapport avec les esprits toutes les fois qu'ils voulaient prédire l'avenir. Voici comment les choses se passaient. Lorsqu'un cacique faisait venir dans ce but un de ces prêtres du désert, celui-ci venait avec deux de ses disciples, dont l'un apportait un vase plein d'un breuvage mystérieux, tandis que l'autre avait une petite cloche d'argent. Lorsqu'il était arrivé, il s'asseyait entre ses deux disciples sur un petit siège rond, en présence du cacique et de quelques-uns de sa suite seulement. Puis, le visage tourné vers le désert, il commençait ses conjurations, appelant à haute voix l'esprit avec des noms et des formules qui n'étaient comprises que de lui et de ses disciples. Si au bout de quelque temps l'esprit ne se montrait pas encore, il buvait de l'eau qu'il avait apportée ; après quoi, exalté et furieux, il était agité par les mouvements les plus violents. Les conjurations devenaient plus hautes et plus pressantes ; il se déchirait avec une épine jusqu'au sang, et ne cessait de se démener, comme nous lisons que le faisaient les sybilles dans leurs inspirations, jusqu'à ce qu'enfin l'esprit fût descendu sur lui, et s'en fût emparé, comme le chien se jette sur le gibier qu'il poursuit. Il paraissait ensuite plongé dans une sorte d'extase et en proie à des douleurs singulières. Pendant tout le temps que durait la lutte, l'un des disciples agitait sans cesse la petite cloche d'argent. Une fois que le prêtre avait recouvré le repos, pendant qu'il était étendu à terre, privé de sentiment, le cacique ou un autre lui demandait tout ce qu'il désirait savoir ; et l'Esprit répondait par la bouche de l'inspiré d'une manière parfaitement exacte.
Un jour, comme un Espagnol assistait avec un cacique à une évocation de ce genre, et qu'il avait consulté en espagnol le magicien touchant plusieurs navires qui devaient arriver d'Espagne, l'Esprit répondit en indien, nomma le jour et l'heure du départ, le nombre des vaisseaux, leur chargement ; et toutes ses réponses se trouvèrent justes. Lorsque l'on consultait ce magicien sur quelque éclipse de lune ou de soleil, sujet d'effroi pour les habitants du pays, ses réponses étaient aussi d'une exactitude remarquable. Il prédisait également les tempêtes, la famine ou l'abondance, la guerre ou la paix, etc. Lorsqu'on le consultait sur toutes ces choses, ses disciples l'appelaient à haute voix, lui sonnaient aux oreilles la sonnette d'argent, et lui soufflaient dans les oreilles une certaine poudre ; après quoi il se réveillait comme d'une léthargie profonde, et restait quelque temps encore triste et harassé. La chose disparut dans l'île avec la propagation du christianisme.
J. Acosta, dans son Histoire des Indes occidentales, l. V, c. 36, parlant du culte sanglant et diabolique des Mexicains, raconte que, lorsque leurs prêtres offrent des sacrifices et de l'encens à leurs idoles sur les plates-formes de leurs temples ou dans des grottes obscures, ils se servent d'un certain onguent, et pratiquent certains usages, afin de se donner du courage et de chasser la peur. Cet onguent se prépare avec toute sorte de petites bêtes, des araignées, des scorpions, des chenilles, des salamandres et des vipères. Ils réduisent en cendres tous ces animaux sur le foyer du temple, devant l'autel. Puis ils mettent ces cendres dans un mortier, y ajoutent beaucoup de tabac, dont ils font en général un usage très-fréquent pour assoupir les sens, et en forment un mélange. Ils ajoutent de nouveau à celui- ci d'autres animaux des mêmes espèces, mais vivants, les poils d'un ver noir et velu, la seule partie de son corps qui soit venimeuse ; puis encore de la farine d'une semence appelée ololuchqui, dont ils savent d'ailleurs préparer un breuvage qui a la propriété d'étourdir les seps et de produire des visions. Ils broient tout cela avec du noir de poix, mettent dans de petits pots l'onguent qu'ils en composent, l'offrent à leurs idoles et l'appellent la nourriture des dieux. Cet onguent les rend magiciens, leur fait voir le diable, et parler avec lui. Lorsqu'ils s’en frottent, ils perdent tout sentiment de crainte, sont comme envahis par un esprit sauvage et cruel qui fait qu'ils tuent sans difficulté les hommes dans leurs sacrifices sanglants, et vont la nuit sur les montagnes ou dans les grottes les plus obscures sans craindre les bêtes féroces, certains que ni les lions, ni les tigres, ni les serpents, ni les autres bêtes sauvages qui habitent leurs montagnes et leurs forêts ne peuvent soutenir cet onguent des dieux, et qu'à sa vue ils prennent la fuite.
Nous rencontrons la même chose au Pérou. Là aussi, d'après le même écrivain, il y avait sous la protection des Incas un ordre de magiciens qui pouvaient prendre toutes les formes à leur gré, se transporter en peu de temps à travers les airs, dans les lieux éloignés, et voir tout ce qui s'y passait, parler avec le diable, qui leur répondait par le moyen de certaines pierres ou d'autres objets qu'ils honoraient. Ils pouvaient raconter ce qui s'était passé dans les pays les plus lointains avant qu'on pût en avoir la moindre nouvelle dans l'endroit où ils étaient. Ainsi, depuis que les Espagnols s'étaient emparés du pays, il était arrivé bien souvent qu'à des distances de deux à trois cents milles ces magiciens avaient vu les événements considérables qui s'y étaient passés, tels que les batailles, les émeutes, les morts des princes ou d'autres personnages importants ; et il se trouvait plus tard que tout était arrivé le jour même ou le lendemain du jour où ils prétendaient l'avoir vu. Pour faire leurs prophéties, ils se renfermaient dans une maison, et s'enivraient jusqu'à ce qu'ils eussent perdu l'usage de leurs sens ; puis le lendemain ils répondaient à toutes les questions qu'on leur adressait. Plusieurs prétendaient qu'ils se servaient pour cela de certains onguents. C'étaient surtout de vieilles femmes qui s'adonnaient à ce genre de magie, particulièrement dans les provinces de Coaillo et de Gutirochizi et dans la ville de Manchei. Elles indiquaient où l'on pouvait trouver les objets qui avaient été volés. D'autres prédisaient l'avenir, annonçaient d'avance l'issue d'un voyage, si tel ou tel homme tomberait malade, mourrait ou obtiendrait ce qu'il cherchait. Elles répondaient simplement par oui et non, après avoir parlé avec l'Esprit en un lieu secret ; de sorte que ceux qui les consultaient entendaient bien la voix, mais ne voyaient point avec qui elles parlaient, et ne comprenaient point leurs paroles. Pour arriver à ce commerce, les magiciens pratiquaient beaucoup de cérémonies et de sacrifices, et surtout l'ivresse, qu'ils se procuraient principalement par le moyen d'une herbe appelée cohoba, dont ils mêlaient le suc avec leur breuvage nommé chica, ou bien qu'ils prenaient d'une autre manière.
Ce que les voyageurs modernes nous racontent des effets de la coca se rapporte à notre sujet. Cette plante croît dans les Andes péruviennes. Les habitants du pays la regardent comme un don du ciel, qui leur a été apporté par le prêtre-roi Titicaca. De Cuzco elle s'est propagée avec la puissance et la civilisation des Incas. Autrefois les hautes classes seules faisaient usage de ses feuilles, qu'ils mâchaient avec une chaux un peu caustique, mais aujourd'hui l'usage s'en est répandu jusque dans les classes inférieures. L'indien livré à cette passion cherche la solitude profonde des forêts ; rien ne peut l'effrayer ni le tirer de l'état passif de quiétude où il est plongé, ni l'orage, ni la nuit, ni le mugissement des bêtes du désert. Sous l'influence de cette plante magique, la mélancolie habituelle à laquelle il est en proie fait place à un sentiment ineffable de bonheur. Son imagination lui présente des images délicieuses auxquelles il n'est point accoutumé dans l'état ordinaire. On cite des exemples surprenants de constance dans le travail produits par l'usage de la coca. fortifié de temps en temps par elle, le mineur fait douze heures de travail par jour, et le double quelquefois quand il y est poussé par la misère ou par l'avarice ; et pendant ce temps il ne prend pour nourriture qu'une poignée de grains de maïs grillé. L'indien qui, comme messager ou portefais traverse les Andes, un quintal sur le dos, fait en huit heures dix leguas par des chemins rudes et difficiles en mâchant le coca, de même qu'à la guerre il fait comme soldat les marches les plus longues à l'aide de ce moyen. Mais l'usage de cette herbe produit une excitation nerveuse dont le résultat infaillible est la faiblesse des organes digestifs, des engorgements, des maladies bilieuses, l'amaigrissement, la jaunisse, une irrémédiable insomnie, une dissolution générale et enfin la mort. Aussi a-t-il été question souvent parmi les Espagnols d'interdire entièrement la culture de cette plante, laquelle, comme s'exprime la cédule royale de 1560-63-67 et 69, n'est qu'idolâtrie et sorcellerie, semble ne fortifier que par une illusion du démon, et ne possède aucune vertu véritable, comme le déclarent tous les hommes d'expérience ; mais qui enlève un nombre infini d'Indiens, ou détruit leur santé, et les rend incapables de travailler. Le second concile de Lima, en 1567, s'exprime de la même manière. (Voyage d'Ed. Poppog au Chili, au Pérou et le long du fleuve des Amazones, publié en allemand en 1827)
Les habitants de Dari avaient, d'après Wafer, dans la Description de l'isthme de Dari, 1699, des pratiques semblables. Il demanda un jour à des Indiens du pays des nouvelles de quelques vaisseaux qu'ils attendaient. Ceux-ci répondirent qu'ils ne savaient pas s'ils étaient arrivés, mais qu'ils allaient s’en informer. Ils envoyèrent chercher aussi tôt quelques-uns de leurs pavanis ou magiciens. Ceux-ci ne tardèrent pas à venir, et se renfermèrent dans une
chambre où ils passèrent quelque temps à faire les préparatifs nécessaires. Wafer et sa compagnie, qui étaient dehors, entendirent des cris et des hurlements épouvantables, imitant les voix des animaux et des oiseaux du pays, et de plus le bruit de coquillages et de pierres frappées les unes contre les autres et d’os attachés à des courroies. Le son d'une espèce de tambour fait avec des roseaux de bambou creusé augmentait encore le tapage. On entendait de temps en temps, au milieu de ce vacarme, un grand cri suivi d'un profond silence. Comme, malgré tous leurs efforts, les magiciens ne pouvaient obtenir la réponse qu'ils demandaient, ils jugèrent que cela venait de ce qu'il y avait des étrangers dans la maison. Ils les firent donc sortir, et se remirent à l'œuvre. Comme au bout de deux ou trois
heures il n'arrivait aucune réponse, ils cherchèrent dans la chambre où demeuraient les étrangers ; et ayant trouvé quelques vêtements dans une corbeille suspendue au mur, ils la jetèrent dehors avec humeur. Ils recommencèrent ensuite leurs évocations, et au bout de quelques instants ils eurent la réponse de l’Esprit. Mais ils étaient tout ruisselants de sueur. Ils descendirent d'abord vers la rivière, et après s'y être baignés ils rapportèrent la sentence de l'Esprit, qui avait annoncé que le matin du dixième jour, à partir de celui qui courait, les étrangers entendraient un coup de fusil, puis un second, après quoi deux vaisseaux aborderaient ; qu'une personne de la société mourrait aussitôt, et que lorsque les autres monteraient dans les vaisseaux ils perdraient une de leurs armes. Or, tout cela arriva exactement comme ils l'avaient prédit.
Le nouveau monde nous rappelle à l'ancien. Et d'abord, au Nord asiatique, nous trouvons les schamanes occupés de pratiques entièrement semblables. Un témoin oculaire, compagnon de voyage du baron Wrangel, M. de Matuschkin, dans son ouvrage publié à Petersbourg en 1820, nous donne des renseignements très précis sur ce qui se passe en ce genre dans le pays des Jakutes, non loin de Merchojenska, dans la jurta du Diable. Il trouva au milieu de la jurta un schamane dans un cercle fait avec des peaux noires de mouton sauvage, et près d'un grand feu. De longs cheveux noirs retombaient sur sa figure brune, d'où brillaient deux yeux vifs et tachés de sang. Il marchait lentement, et avec un pas cadencé autour de ce cercle, en murmurant à demi-voix ses formules d'évocation. Il avait une espèce de soutane de peau de bêtes qui lui tombait jusqu'aux pieds, et à laquelle pendaient, depuis le haut jusqu'en bas, des bandelettes, des amulettes, des chaines, des cloches et des petits morceaux de cuivre et de fer. Il avait à la main droite un tambour magique orné de clochettes et à la gauche un arc détendu. Son regard était terrible et sauvage. La flamme s'éteint peu à peu, les charbons ne jettent plus qu'une lueur obscure, le schamane tombe à terre. Après être resté immobile cinq minutes environ, il pousse un gémissement sourd et étouffé qui semblait venir de plusieurs voix. Puis, au bout de quelque temps, il souffle le feu et éveille la flamme. Il saute alors, met son arc à terre, le tient de la main, et appuyant sa tête sur l'extrémité supérieure, il court lentement d'abord, puis toujours plus vite en cercle autour de lui. Il s'arrête tout à coup sans aucun signe de vertige, trace dans l'air avec la main toutes sortes de figures ; puis, comme transporté par l'enthousiasme, il saisit son tambour, et, le frappant d'après une mélodie déterminée, il saute tantôt plus vite, tantôt plus lentement, agitant son corps de la manière la plus étrange. Sa tête tourne sans cesse avec une telle rapidité qu'elle ressemble à une boule que l'on fait tourner en cercle, attachée à une corde. Au milieu de tous ces mouvements, il ne cesse point de fumer avec avidité le tabac tscherkesse le plus fort, et de temps en temps il avale une gorgée d'eau-de-vie. Il tombe alors tout à coup à terre, et reste raide et sans vie. Deux des assistants accourent aussitôt, et lui aiguisent sur la tête deux grands couteaux. Il semble revenir à lui, pousse de nouveau un gémissement singulier, se remue lentement et d'une manière convulsive, après quoi les deux hommes qui avaient les couteaux le relèvent et le placent debout. Son aspect est effrayant ; les yeux lui sortent de la tête, son visage est enflammé. Il semble avoir perdu complètement le sentiment, et, à part un léger tremblement de tout le corps, on n'aperçoit en lui aucun mouvement, aucun signe de vie. Enfin, il paraît se réveiller ; appuyé de la main droite sur son arc, il agite rapidement de la main gauche son tambour autour de sa tête, et le laisse ensuite tomber à terre. C'est le signe que l'inspiration est à son comble, et qu'on peut lui adresser des questions.
Le témoin approche, le trouve debout, sans mouvement, les traits et les yeux sans vie. Ni les questions qu'il lui adresse ni les réponses qu'il reçoit aussitôt n'apportent le moindre changement sur ses traits immobiles. Le témoin le consulte sur l'issue d'une expédition qu'il a entreprise. Les réponses sont conçues dans le style accoutumé des oracles, mais avec l'assurance d'un homme expérimenté. Il déclare que l'expédition durera trois ans, et que l'issue en sera heureuse. Il annonce à celui qui le consulte une maladie extérieure, et dit, à propos d'une personne absente, qu'elle vient de subir une effroyable tempête sur la Léna, à trois jours de marche de Bulem, ce qui se trouve vrai dans la suite. Cependant, plusieurs de ses réponses sont tellement obscures et poétiques que l'interprète ne peut les traduire. Lorsque tous ceux qui avaient à le consulter sont satisfaits, il retombe et reste couché par terre environ une demi-heure, dans des crampes et des tressaillements violents. Les assistants disent que c'est un signe que les diables sortent de lui. En tout cas, ils en sortent bien plus vite qu'ils n'y sont entrés ; car ils avaient mis quatre heures à venir. Enfin la scène est terminée ; le schamane se relève : son visage exprime l'étonnement d'un homme qui se réveille d'un profond sommeil au milieu d'une société nombreuse. Le témoin lui demande l'explication de quelques sentences obscure. Il le regarde d'un œil étonné, et secoue la tête en disant qu'il n'a jamais entendu parler de ce qu'on lui dit. Dans une autre circonstance, la nature contagieuse de cet état se révéla d'une manière curieuse. Un jour, en effet, un autre schamane, ayant eu une extase de ce genre, la fille de la maison commença à devenir inquiète et agitée ; puis elle changea de couleur ; la sueur de sang qui a coutume d'annoncer la crise parut ; son corps devint raide ; elle ressentit des crampes violentes, fit les mêmes sauts que le schamane, en prononçant des paroles inintelligibles, jusqu'à ce qu'enfin elle tomba épuisée dans un profond sommeil.
Ce schamanisme s'étend dans tout le Nord, et produit partout les mêmes phénomènes. Il est favorisé par le tempérament et le caractère des peuples de ces hautes latitudes, quoiqu'il soit moins fréquent aujourd'hui qu'il ne l'était avant l'introduction du christianisme. D'après l'auteur que nous avons cité plus haut, il ne forme plus en Sibérie un ordre à part, et n'a plus ni tradition ni enseignement déterminé. Mais cet état se reproduit de soi-même en ceux qui y sont naturellement disposés, et les plus exercés ne savent comment il leur est venu. Au reste, les dispositions favorables à son développement doivent être fréquentes chez des peuples qui, comme les Samoïèdes, sont tellement irritables que si quelqu'un les touche par mégarde, ou si leur esprit est saisi tout à coup par un objet qui les épouvante, ils entrent aussitôt dans une sorte de fureur qui leur ôte l'usage de la raison. On les voit alors, dans un transport aveugle, saisir une arme, une pierre, et se jeter sur celui qui les a effrayés. Ils ne peuvent satisfaire à souhait leur rage, ils se roulent à terre en hurlant comme des fous furieux, et on ne peut les calmer qu'en leur allumant sous des crins de renne. (Wagner, Mémoires sur la Russie, p. 207)
Si dans ces contrées orientales on ne trouve plus d'écoles de magie, elles ont existé antérieurement, au moins dans l'Ouest, comme on peut en juger par les restes de magie qu'ont trouvés vers la fin du dix-huitième siècle, chez les Finnois et les Lapons, Olaüs Rurdbeck, Tornaeus et surout Scheffer, professeur à Upsale. (Histoire de Laponie, Oxford, 1674) Les Lapons croyaient que chaque maison de magicien avait son esprit particulier, quelquefois deux, et davantage encore, quoique le nombre cependant n'en fût pas indéfini. Chacun de ces esprits différait spécifiquement de l'autre : la science et le pouvoir de chaque magicien dépendait et des qualités de son esprit familier et de sa propre habileté. Les plus habiles enseignaient leur art : ces esprits, de leur côté, passaient des pères aux enfants, comme par une sorte d'héritage, et ceux-ci apprenaient de leurs parents la manière de se mettre en rapport avec eux. Parmi ces esprits, les uns se faisaient beaucoup prier avant d'accorder ce qu'on leur demandait ; les autres, au contraire, s'offraient d'eux-mêmes aux petits enfants quad ils les trouvaient bien disposés. Ces derniers étaient, dès leur première jeunesse, pris d'une certaine maladie et troublés par des phénomènes qui les initiaient à cet art. Bientôt après survenait un second accès, dans lequel les visions augmentaient, et la science avec elles, dans un troisième accès, accompagné ordinairement de grandes souffrances et de danger pour la vie, l'esprit leur apparaissait sous toutes les formes. C'est alors qu'ils arrivaient à la perfection de leur art ; de sorte qu'ils voyaient même malgré eux les choses éloignées.
Outre les dispositions naturelles, on voit apparaître ici trois degrés d'initiation, auxquels correspondait sans aucun doute un triple enseignement. Ici, au reste, les phénomènes se développent de la même manière que dans le schamanisme. Il n'est question, il est vrai, ni de breuvage ni d'onguent : le soin qu'on avait mis à entretenir de bonne heure, et pendant longtemps, les dispositions naturelles du sujet rendaient ces choses inutiles. Mais nous retrouvons à leur place le tambour fait avec la racine de pin, de sapin ou de bouleau, dont les fibres sinueuses vont avec le cours du soleil du bas au sommet, et de droite à gauche. Nous trouvons encore ici une peau partagée en trois compartiments : le ciel, la terre et l'enfer ; des figures et des signes tracés avec une couleur tirée de l'écorce intérieure de l'aune. Le magicien frappe du tambour en faisant ses conjurations ; il chante dans les intervalles un chant nommé Joüke, et les assistants répondent par un autre chant nommé Duara ; enfin il se jette à terre, approchant le plus possible de sa tête le tambour. Pendant que, ruisselant de sueur, il est agité par des crampes violentes, et semble lutter contre la mort, ses compagnons continuent leurs chants, et aucun n'ose le toucher, même du bout du doigt. Le ravissement commence, et dure plus ou moins longtemps, selon que le lieu où il doit se transporter en esprit est plus ou moins éloigné, sans aller jamais cependant au-delà de vingt-quatre heures. Puis il revient à lui, et raconte toutes les circonstances de la chose sur laquelle on l'a interrogé, lors même qu'elle s'est passée au loin.
Ce tambour du Nord rappelle celui de la mère des dieux en Phrygie, de même que le sistre qui était dans la main de l'Iris égyptienne ; et l'on voit clairement que les orgies des mystères de l'antiquité se rattachent partout à la magie et à la surexcitation artificielle des forces vitales. Aussi retrouvons-nous là encore l'emploi des onguents et des breuvages. Pausanias, l. IX, c. 39, raconte qu'avant d'entrer dans la grotte de Trophone on était oint d'huile par tout le corps. Dans l'Inde, Apollonius de Thyane et son compagnon, avant d'être admis aux mystères, furent oints d'une huile tellement forte qu'il leur sembla qu'on les lavait avec du feu. (Philostrate, dans sa Vie d'Appolonius, I. III, c. 5) La tradition relativement aux propriétés de ces frictions s'est propagée jusqu'aux jongleurs des temps modernes. Mathiole, dans sa préface de Dioscoride, raconte à ce sujet un fait remarquable arrivé sous ses yeux à des bateleurs, probablement des Bohémiens. Ils mêlèrent une racine en poudre avec du vin, et dirent à l'un des assistants d'y tremper le doigt, et d'essayer ensuite de le sucer. Il se mordit le doigt, et ressentit une telle douleur qu'il se mit à crier. Le bateleur le console, lui frotte les tempes et la racine de la main avec un onguent, et lui dit de ramasser une pièce de monnaie qu'il a jetée à terre. Celui-ci obéit ; mais ne peut plus se relever. Il entre dans une sorte de ravissement, et se met à nager en criant au secours, comme un homme qui craint de se noyer. Le bateleur le relève : l'autre, une fois sur ses jambes, fait d'amers reproches au magicien ; celui-ci fuit devant lui, par suite de l'effort qu'il a fait ou parce que l'action du poison est épuisée. Il se met alors à secouer ses cheveux et ses vêtements, à se frotter les bras et à renifler sans cesse, comme un homme échappé à un naufrage.

(Extrait de La Mystique diabolique de Görres)


Nul ne peut servir deux maîtres !



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