Comment n'aurait-il pas aimé, lui en qui la vie du cœur était si abondante ? Jusqu'ici, nous l'avons vu dépenser sa flamme dans les œuvres de l'amour de Dieu ; c'est bien là, en effet, la première des charités ; mais cette charité n'est jamais seule, elle en produit toujours une autre.
« Celui qui aime Dieu, aime aussi son frère ; car s'il n'aime pas son frère, qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu, qu'il ne voit pas (I Ep., IV, 20) ? » La conversation avec le ciel est une délicieuse chose, la prière un doux moment ; mais c'est quand on a fait beaucoup de bien aux hommes que l'on jouit surtout de s'entretenir avec Dieu. La piété alors se renouvelle par la vertu ; nous mettons de bonnes actions faites sur la terre entre le ciel et nous, et c'est là le fil conducteur de la grâce. Donner son cœur, son âme, son esprit et ses forces pour rendre les hommes meilleurs et plus heureux, c'est la loi, la justice et la vérité. Il fallait donc des œuvres au besoin d'aimer de notre Saint. Depuis qu'il était à Ars, il y songeait ; il se voyait entouré de misères sans nombre ; il aurait voulu les soulager toutes, ou du moins courir aux plus pressées. L'établissement d'une Providence, ou asile d'orphelines, fut le dessein auquel il s'arrêta : c'était venir en aide d'un seul coup à une triple faiblesse, celle de l'âge, du sexe et de l'abandon.
Cette œuvre, comme toutes les œuvres de Dieu, est née petitement. Il y avait derrière le chœur de la rustique église, à l'orient de la grande place du village, une maison nouvellement et assez proprement construite. « Si ce bâtiment était à moi, disait M. Vianney, j'en ferais une Providence. En sortant de l'église, je n'aurais que la place à traverser pour visiter ma petite famille, y faire mon catéchisme et y prendre mon repas. La Providence me donnerait mon pain ; je lui donnerais la parole de vérité, qui est le pain des âmes. Je recevrais d'elle la nourriture qui fait vivre le corps en échange de celle qui fait vivre l'esprit. J'aimerais bien ça. »
Peu à peu cette idée germa dans sa tête et y prit consistance. Mais avant de la produire sous la forme d'un projet arrêté et d'adresser une demande directe au propriétaire, voulant comme toujours consulter le Seigneur, il annonça une neuvaine tant les pauvres, qui sont les amis de son Fils, pensait-il, qu'elle viendra certainement à mon secours. » Et pour ne pas paraître tenter Dieu et lui demander des prodiges, il fit par-devers lui tout ce qui était en son pouvoir.
Les effets de sa bienfaisance journalière le laissaient, chaque soir, sans le premier sou pour le lendemain. L'argent de son traitement était toujours dépensé d'avance. Il en était de même de la petite pension, équivalant à sa part de biens patrimoniaux que son frère François lui servait. Sa correspondance de famille avait cela de commun avec celle des jeunes soldats en garnison, qu'elle ne roulait que sur ce besoin d'argent et se résumait invariablement en un appel de fonds :
« Mon chère frère, écrivait-il le 2 juin 1820, j'ai une chose à te demander que tu ne me refuseras pas : c'est de m'avancer ma pension d'un an, parce que je dois beaucoup. Je te prie de ne pas me laisser dans l'embarras. Je te serai bien reconnaissant... »
Nous avons encore une lettre du 2 juin 1822, qui accuse la même situation :
« Mon cher ami, En te donnant des nouvelles de ma santé, qui est toujours à peu près la même, je viens te dire que si tu pouvais m'envoyer ma pension de toute l'année, tu me ferais plaisir, car je viens de faire une emplette importante pour mon église. Si même tu pouvais m'avancer celle de l'année prochaine, ce serait encore mieux. Mon beau-frère Melin m'a bien dit qu'il me donnerait 100 écus pour une œuvre ; mais ça ne suffit pas. J'ose espérer, mon très-cher ami, que tu me feras ce plaisir... »
Suivent des protestations où se peint toute la tendresse de son cœur. Il termine cette lettre en assurant son frère de ses très-humbles respects. C'était sa formule ordinaire.
Cette fois, ses modiques revenus ne suffisant plus, il résolut d'aliéner tous ses biens et d'en mettre le capital dans les fondements de sa Providence. La maison lui coûta 20,000 francs : cette somme représentait à peu près la valeur des immeubles qu'il possédait à Dardilly. Nous savons par Catherine que, lorsqu'il l'acheta, « il n'eut pas de quoi payer les écrits. »
Mais une œuvre comme celle qu'il méditait n'existe pas, quand les murs de l'établissement sont debout. À qui en confierait-il la direction ? Par un souvenir reconnaissant, son choix se porta d'abord sur les Sœurs de Saint-Charles. C'étaient elle, comme nous l'avons vu, qui, pendant les jours de la Terreur, cachées sous un costume étranger, l'avaient préparé à sa première communion ; il leur devait les joies de ce grand jour. Il pensa bien aussi à la Congrégation de Saint-Joseph, que Mgr Devie, le nouvel évêque de Belley, venait de faire refleurir, en lui ouvrant le noviciat de Bourg. Toutefois, des raisons qu'il ne nous convient pas d'approfondir lui firent adopter un autre parti.
Parmi les filles de sa paroisse susceptibles d'une direction plus forte et d'une culture plus avancée, il y en avait deux, Benoîte Lardet et Catherine Lassagne, qu'il jugea propres à l'exécution de son plan. Elles se distinguaient entre toutes par leur bon esprit, leur grand sens pratique, leur vertu éprouvée. Il les envoya pendant un an chez les Sœurs de Fareins pour compléter leur éducation ; après quoi, il les reprit sous son aile, et sans les lier par des vœux, il s'appliqua à les former à la pauvreté, à l'obéissance, à l'humilité, à la simplicité, à l'abandon réel à la divine Providence. C'était au plus haut degré l'exercice de la vie religieuse ; mais celles qui devaient être revêtues intérieurement de ce qu'il y a de plus parfait dans la religion ne devaient pas se trouver dignes de porter les livrées des épouses de Jésus-Christ.
Au bout de quelque temps, il crut pouvoir se servir d'elles pour commencer son œuvre. « L'une, dit-il, sera la tête et l'autre le cœur. » Rien de simple et de touchant comme ce commencement ; la main de Dieu s'y manifeste de la manière la plus claire ; on peut suivre son action travaillant, au rebours de la sagesse humaine, dans la bassesse et l'humilité. Catherine Lassagne en a fait le récit ; nous le reproduisons dans sa forme littérale, de peur qu'en voulant le retoucher nous lui enlevions son cachet de vérité et de simplicité.
« Il n'a avait dans la maison, quand les deux fondatrices y vinrent, pour toutes provisions qu'un pot de beurre et quelques fromages secs qu'une brave demoiselle y avait mis. Elles apportèrent de chez leurs parents leur lit, leur linge et autres objets de première nécessité. Le jour de leur entrée, il n'y avait pas de pain. Après avoir nettoyé la maison, elles devaient s'en retourner chez elles, en attendant qu'elles eussent de quoi manger. Elles se dirent : “Restons ; peut-être que la Providence nous enverra à dîner.” Cela ne manqua pas. La mère de l'une d'elles pensa à sa fille et lui envoya son dîner, qu'elle partagea avec sa compagne ; un peu plus tard, l'autre reçut le sien. Elles eurent tout ce qu'il fallait, et le lendemain on fit du pain. »
Peu de jours après, la colonie s'accrut d'une bonne veuve de Chaleins, puis d'une fille de Jassans, Jeanne-Marie Chaney. C'était le bras qui venait se joindre au cœur et à la tête. — La dernière était forte ; elle fut chargée des gros ouvrages : elle faisait le pain, la lessive et bêchait le jardin.
« M. le Curé commença par ouvrir une école gratuite pour les petites filles de la paroisse. Il admit ensuite gratuitement quelques enfants des paroisses voisines, qui se nourrissaient à leurs frais bien qu'elles fussent logées dans la maison. Il en reçut non pas autant qu'il s'en présenta, mais autant que le local en put contenir ; ce local était alors très-petit. C'est M. le Curé qui pourvoyait à tout et subvenait aux nécessités de chaque jour. Un peu plus tard, il vint à Ars une Lyonnaise, qui, sans vouloir se fixer à la Providence, se plaisait dans la compagnie des directrices. Comme elle était dans l'aisance, elle se chargea des frais du ménage, ce qui soulagea d'autant M. Vianney, et lui fit grand plaisir. Elle l'aidait encore, lorsqu'il voulait acheter des bois et des terres pour faire subsister la maison. »
M. le Curé eut d'abord l'idée de fonder son œuvre sur l'acquisition de quelques immeubles ; plus tard, il se lassa d'avoir à les faire cultiver et vendit tout à M. le comte Cibeins, qui s'offrit à lui servir la rente des sommes qu'on avait pu capitaliser. Il trouva là un bon caissier.
Alors il put recevoir quelques enfants pauvres ; il commença par deux ou trois orphelines. Le nombre augmenta bientôt. Le bon père aidait de tout son pouvoir la communauté naissante, et, avec la grâce de Dieu, on se suffisait. Mais ce n'était pas tout de se suffire, il fallait s'accroître. Il y a, comme on l'a dit, une végétation de la charité. L'amour du prochain est le germe, la prière est la rosée qui féconde ce germe : la bienfaisance et la prière entées l'une sur l'autre se communiquent une sève mutuelle et toujours plus abondante. La bienfaisance conçoit, la prière obtient les moyens d'exécution ; la bienfaisance en devient plus entreprenante, et la prière toujours plus vive voit les ressources se multiplier miraculeusement devant elle. La Providence d'Ars était à peine fondée qu'on parla de faire participer un plus grand nombre d'orphelines aux bienfaits que cette institution devait leur apporter. On songea dès lors à bâtir. M. le Curé devint architecte, maçon et charpentier. Il faisait lui-même le mortier, taillait et transportait les pierres, et ne s'épargnait pas. Il n'interrompait sa rude et chère besogne que pour aller au confessionnal.
En très-peu de temps ; avec l'aide de quelques personnes charitables, avec des ressources inespérées, la bénédiction de Dieu et la protection des saints, on put installer dans le local agrandi plus de soixante jeunes filles, logées, nourries et entretenues aux frais de la Providence, préservées du vagabondage et de ses suites, arrachées au scandale, remises dans le droit chemin, vivant, à l'abri des dangers qu'elles avaient courus autrefois, dans une atmosphère tout imprégnée de la bonne odeur de Jésus-Christ. Chaque nouvelle recrue était reçue comme la charité reçoit les pauvres, avec plus d'amour que si elle eût payé sa pension et avec un désir plus grand de la conduire au bien. On se privait de tout pour que ces petites orphelines ne manquassent de rien. Elles n'étaient pas seulement, aux yeux du saint fondateur, dignes du plus tendre intérêt, en tant que malheureuses et délaissées, mais elles lui apparaissaient comme Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, prenant et acceptant pour son propre compte le bien fait à la dernière d'entre elles (S. Matth., XXV, 40).
De ce jour fut fondé l'orphelinat du Curé d'Ars, précurseur de la Providence de Bourg, modèle des nombreux établissements du même nom qui couvrent aujourd'hui la France de leur ombre hospitalière. Dieu donne à ses meilleures œuvres la plus faible et la plus obscure origine. Il semble vouloir associer à la force créatrice, qui a fait toute choses de rien, ceux qui, par un repos plus complet en lui et un oubli plus généreux d'eux-mêmes, lui laissent toute sa puissance. Quand on regarde autour de soi dans le monde les choses qui furent grandes et utiles, on ne découvre que celles qui ont été accomplies avec la confiance en Dieu et le véritable esprit de l'Évangile. Et quand, d'un regard plus attentif, on cherche à discerner celles qui eurent un caractère de beauté supérieure, on reconnaît encore que toutes ces œuvres furent fondées sur la petitesse et le néant. Les grandes choses sont simples. Une parole du Maître explique cela : « Le royaume des cieux, dit-il, est semblable à un grain de sénevé (S. Matth., XIII, 31, 32) » C'est la plus petite des semences, mais quand Dieu la bénit, quand il y met sa force, elle devient un grand arbre. Respectons donc le grain de sénevé, lorsque nous le rencontrons ici-bas : c'est le royaume des cieux sur la terre, c'est la sagesse de Dieu et sa puissance cachées dans une semence immortelle (S. Luc, VIII, 11).
Ainsi commença la Providence d'Ars ; ainsi commencent toutes les œuvres où Dieu met la main, humblement et pauvrement ; il semble que ce soit là une condition de leur existence. Cependant, il est un fonds qui ne leur fait jamais défaut, même à leur début : ce sont les pauvres. C'est là, il est vrai, une richesse, car à peine le premier pauvre est-il entré dans une maison, que les difficultés disparaissent et les ressources arrivent : on dirait que la Providence y est entrée sur ses pas. On eut lieu de le remarquer dans l'œuvre du Curé d'Ars. Pendant un quart de siècle cette œuvre s'est soutenue sans appui visible, sans budget, sans revenus, sans capitaux, avec des dépenses annuelles de 6 à 7,000 francs. Ce fut à cette occasion que M. Vianney commença d'avoir sur les fonds secrets de la Providence le crédit ouvert, qui lui permit de réaliser tout ce qu'il voulut dans la suite. Il trouvait des banquiers là où la Providence a des mandataires, et on sait que les mandataires de la Provident sont partout. « Aussitôt qu'il avait un peu d'argent, vite il achetait du blé, du vin, du bois, et le reste venait de lui-même (Notes de Catherine). »
Il y eut pourtant des heures critiques, des moments d'angoisse suprême, où l'on eût dit que le céleste pourvoyeur retirait son secours. Mais c'est quand tout semble perdu que tout va être sauvé. La Providence aime ces surprises ; elle y montre, en même temps que l'heureuse dépendance dans laquelle nous restons vis-à-vis d'elle, la puissance de ses moyens et la faiblesse des nôtres. « Quand Dieu, dit Bossuet, veut faire voir qu'une oeuvre est toute de sa main, il réduit tout à l'impuissance et au désespoir, puis il agit. » Deux fois entre autres, cette intervention de Dieu fut si directe et si soudaine, accompagnée de circonstances si merveilleuses et si inexplicables qu'il est impossible de ne pas y voir un miracle.
Voici comment les faits nous ont été rapportés par les témoins oculaires qui vivent encore. Un jour, les directrices n'avaient presque plus de farine et la provision de pain était épuisée ; il n'y avait pas de boulanger dans le village. Cependant près de quatre-vingts bouches attendaient leur nourriture ordinaire. Que faire ? La supérieure de la maison, Benoîte Lardet, était à bout de voie. Une des maîtresses, Jeanne Filliat, dit à sa compagne, Jeanne-Marie Chaney, qui était chargée de faire le pain : « Si on cuisait le peu qui reste de farine, en attendant ? » Celle-ci répondit : « J'y ai pensé ; mais il faut auparavant avoir l'avis de M. le Curé ; nous ferons ce qu'il nous dira. » Jeanne-Marie va donc confier son embarras au saint prêtre : « Monsieur le Curé, lui dit-elle, le meunier ne nous a pas rendu notre farine, et, avec ce qui nous reste nous pourrions tout au plus faire deux pains. » — « Mettez votre levain dans le peu que vous avez de farine, répondit M. Vianney ; fermez votre pétrin, et demain, faites comme si de rien n'était. » Cette recommandation fut prise à la lettre et suivie de même.
« Je ne sais comment cela se fit, dit Jeanne-Marie Chaney, toujours est-il que le lendemain, à mesure que je pétrissais, la pâte montait, montait sous mes doigts, je n'abondais pas à y mettre de l'eau ; plus j'en mettais, plus elle se gonflait et s'épaississait, tant et si bien que le pétrin se trouva en un moment comble jusqu'aux bords... On fit, comme à l'ordinaire, une fournée de dix gros pains de vingt à vingt-deux livres chacun, avec une poignée de farine ; ce fut comme si, à la place de cette poignée de farine, on en avait eu un sac. »
Le bon Maître, qui daigna multiplier au désert le pain et les poissons, n'a-t-il pas dit que ceux qui croiraient en lui feraient les mêmes œuvres que lui et de plus grandes encore (S. Jean, XIV, 12) ? Cette histoire nous a été racontée, dans tous ses détails, par Jeanne-Marie Chaney, qui avait les mains à la pâte, par Catherine Lassagne, Jeanne et Marie Filliat. Pour ces braves filles, le miracle n'a jamais fait l'objet d'un doute : « Oh ! qu'on était content de manger ce pain ! » ajoutaient-elles.
Une autre fois, le pain même manqua aux orphelines d'Ars. Il n'y avait dans la maison ni blé, ni farine, ni argent... Pour le coup, le bon Curé crut que Dieu l'abandonnait à cause de ses péchés. C'est une industrie des mètres de se jouer innocemment avec l'enfant qu'elles allaitent, en lui retirant un instant le sein qu'elles lui rendent au premier cri. Ayant fait appeler la supérieure de la maison, il lui dit, le cœur bien gros : « Il nous faudra donc renvoyer nos pauvres enfants, puisque nous ne savons plus où prendre pour les nourrir ! » Avant d'en venir à cette extrémité, il voulut encore visiter son grenier. Il y monta lentement, avec ce vague sentiment de crainte et d'espoir qui fait redouter le moment où la vérité connue, chassant à la fois ces deux impressions, ne laisse plus de place qu'à la certitude d'un malheur présent et inévitable. Il ouvre la porte en tremblant... Ô Providence ! Le grenier était comble, comme si on y eût versé du blé à pleins sacs... M. le Curé était accompagné de Jeanne-Marie chaney, dans cette première visite à son grenier. Il courut à ses orphelines pour leur annoncer cette grande merveille : « Je m'étais défié de la Providence, mes pauvres petites ; je voulais vous renvoyer... Le bon Dieu m'a bien puni. » C'était sa réflexion favorite, lorsque la divine bonté lui donnait des marques particulières de protection ; il les regardait comme une punition amoureuse de sa défiance.
La nouvelle de ce prodige eut bientôt franchi les murs de l'établissement, où elle avait été accueillie avec des larmes de joie et des cris d'admiration ; elle se répandit dans le village. Le maire d'Ars, Antoine Mandy, qui depuis a souvent raconté la chose à ses fils, accompagné d'un grand nombre de notables, vint voir le blé miraculeux. Le meunier fut aussi appelé, et en remplissant ses sacs, il confessa qu'il n'avait jamais manié d'aussi beau froment (Notes de Catherine).
Maintes fois on a entendu le Curé d'Ars rappeler ce miracle, y faire allusion ; il l'attribuait à saint François Régis qu'il avait établi administrateur de sa Providence, et dont il avait placé les reliques au milieu de sa provision de grains.
À quelques années de là, dans une visite qu'il fit à Ars, Mgr Devie voulut sonder le saint Curé et avoir son témoignage direct sur un fait si extraordinaire. Sous prétexte d'inspecter le presbytère, il se fit conduire au grenier, et tout à coup, se retournant vers M. Vianney qui n'était pas sur ses gardes : « C'est jusque-là, lui dit-il, d'un ton très simple et très-naturel, que venait le blé ? » — « Il désignait de la main une hauteur déterminée. » — « Non, Monseigneur, reprit naïvement le Curé d'Ars, c'est jusqu'ici. » Et son geste indiquait un niveau plus élevé.
Nous lui avons entendu dire plusieurs fois nous-mêmes : « Un jour que je n'avais plus rien pour nourrir mes pauvres orphelines, il m'est venu en pensée de cacher les reliques de saint François Régis dans le peu qui nous restait de blé. Le lendemain matin, nous étions bien riches... »
Pendant que nous sommes sur le chapitre des miracles, mentionnons encore le suivant que Jeanne et Marie Filliat, témoins et instruments du fait, nous ont rapporté. Voici leur propre récit : « Un jour, l'une d'elles étant entrée à la cave s'aperçut que le vin coulait ; elle courut en toute hâte à la Providence et dit à M. le Curé : “Je crois que le vin s'en va.” — “Il n'y a pas de quoi se tourmenter, répondit fort tranquillement M. Vianney. Celui qui a permis que le vin s'en allât peut bien le faire revenir.” Marie Filliat retourne à la cave avec sa sœur, et trouve que le vin s'en est allé si bien, qu'il n'en reste pas une goutte. Elle recueille promptement le plus clair sur le sable, en remplit deux petits vases, et après s'être assurée qu'il n'y avait plus de fuite, elle remet dans le tonneau le peu qu'elle a pu sauver. Voici pourtant ce qui arriva. Il y avait à côté un demi-muid (dans le langage du pays, une cent-pote), dont on avait tiré déjà cinquante bouteilles, en sorte qu'il était réduit de moitié. On pensa à transvaser ce reste dans la grande pièce vie. Quand les deux sœurs eurent fini cette besogne, l'une mit son doigt à la place de l'entonnoir qu'elle venait d'ôter, l'autre se prit à rire, en disant : “Tu veux savoir s'il est plein ?” — Elle pouvait bien rire, attendu que, tout calcul fait, il devait y avoir, au plus, soixante litres de vin dans un vaisseau fait pour en contenir deux cents. — “Oui, répondit-elle... et c'est si vrai qu'il est plein, que je touche le vin avec mon doigt. Vois plutôt toi-même !” Elle vit, elle toucha et resta confondue d'étonnement.
“Ce vin, comme celui des noces de Cana, fut trouvé excellent, ajoutent ces bonnes filles, et d'une qualité bien supérieure à celui qu'on avait coutume de boire à la Providence.” »
Nous avons cherché à reproduire, avec une exactitude littérale, le récit de ce miracle, attesté plusieurs fois, et toujours de la même manière, par Catherine Lassagne, Jeanne-Marie Chaney et les deux sœurs Jeanne et Marie Filliat. On y reconnaît des personnes qui racontent ce qu'elles ont vu de leurs yeux, avec une simplicité qui inspire la confiance et que vous avons dû précieusement conserver.
Nous tenons de la même source que M. le Curé voulut, un jour, à dîner, distribuer lui-même un plat de courge aux enfants. « Il faisait les parts si grosses, dit Catherine, — rappelons que cette sainte fille est la sincérité et l'honnêteté mêmes, — que j'étais sûre qu'il n'irait pas au bout de la table. Je me permis de lui dire : “Monsieur le Curé, si vous continuez ainsi, vous n'en aurez pas pour toutes : ‘c'est impossible.’ Il ne tint pas compte de mes avertissements, fit le tour de la salle, servit copieusement tout le monde, et néanmoins, il resta encore quelque chose au fond du plat. Je ne pouvais en croire mes yeux.”
Je pense que personne ne se récriera sur ce fait : il n'est pas plus surprenant que les autres. Tous ceux qui remplissent ce chapitre procèdent de la même puissance aimable et bienfaisante. Est-il plus difficile d'augmenter un plat de légumes que de faire arriver, à point nommé, tant d'autres secours, au fur et à mesure qu'on en a besoin ?
Une autre fois, M. Vianney avait acheté d'un de ses paroissiens une quantité de blé considérable. N'ayant pas de quoi satisfaire intégralement son créancier, il demanda un délai, qu'on lui accorda de bonne grâce. À l'échéance, toujours point d'argent. Il prit son bâton, et, quand il fut dans la campagne, il se mit à réciter son chapelet, recommandant ses chères orphelines à la bonté du Seigneur et au cœur compatissant de la très-sainte Mère de Dieu, qui est aussi la mère des pauvres. Sa prière ne tarda pas à être exaucée ; car, au moment où il arrivait sur la lisière du bois qui enserre le territoire d'Ars, du côté du Juis, une femme se présenta à lui tout à coup : “Êtes-vous M. le Curé d'Ars ? ” — “Oui, ma bonne.” — “Voici de l'argent qu'on m'a chargée de vous remettre.” — “Sont-ce des messes ? ” — “Non, monsieur le Curé, on se recommande seulement à vos prières.” Après avoir vidé sa bourse dans les mains du donataire, la femme rebroussa chemin, sans dire qui elle était ni qui l'avait envoyée.
Nous ne taririons pas si nous voulions enregistrer tous les signes par lesquels la divine miséricorde se déclara, pendant plus de vingt ans, en faveur de celui qui se dépouillait entièrement pour Notre-Seigneur et pour les pauvres. Malgré son humilité, M. Vianney fut souvent contraint d'avouer que tout avait été providentiel à Ars, et il disait avec un sourire reconnaissant : “Nous sommes bien un peu les enfants gâtés du bon Dieu.”
C'était chose admirable de voir comment, avec si peu, une maison aussi nombreuse pouvait se suffire, arriver au bout de l'année, et bien des fois s'ouvrir encore aux nécessités d'autrui ? Nous n'en citerons qu'un exemple. Un malheureux père de famille, réduit à vivre du produit d'un petit champ qui entourait sa pauvre maison, n'avait rien, un jour, à donner à sa femme et à ses cinq enfants. Il vient trouver M. le Curé et lui expose sa détresse. “Allez, lui dit aussitôt le charitable pasteur, allez à mon grenier, et prenez de blé tout ce que vous pourrez en emporter.”
Nous savons que le même trait se renouvela souvent. Ne nous en étonnons pas. Le Dieu que nous servons est le grand Dieu : dès lors il peut tout faire avec de petits moyens, et il a coutume d'assister, dans toutes leurs œuvres, ceux qui font toutes leurs œuvres pour lui. Ce don merveilleux de multiplication appartient aux hommes qui s'inspirent dans leurs actions du motif de la charité parfaite. Notre-Seigneur ne se contente pas d'intervenir en leur faveur par les procédés naturels ; il se doit en quelque sorte à lui-même de les soutenir par des miracles. À la Providence d'Ars, l'argent arrivait toujours par quelque conduit secret, d'une manière inattendue, à l'heure où l'urgence se déclarait. Souvent M. Vianney trouva dans son petit trésor des sommes importantes qu'il était sûr de n'y avoir pas mises. “Quand je pense au soin que le bon Dieu a pris de moi, disait-il, quand je récapitule ses bontés et ses miséricordes, la reconnaissance et la joie de mon cœur débordent de tous côtés. Je ne sais plus que devenir... Je ne découvre de toute part qu'un abîme d'amour dans lequel je voudrais pouvoir me perdre et me noyer... Je l'ai reconnu particulièrement deux fois. Lorsque j'étudiais, j'étais accablé de chagrin...” — M. le Curé n'a pas dit la cause de ce chagrin. Il est probable que c'était la difficulté qu'il avait de s'instruire et la crainte de ne pouvoir finir ses études ; — “je ne savais plus que faire... Je vois encore l'endroit ; je passais à côté de la maison de la Bibost ; il me fut dit, comme si c'était quelqu'un qui m'eût parlé à l'oreille : ‘VA, SOIS TRANQUILLE, TU SERAS PRÊTRE UN JOUR...’ Une autre fois que j'avais beaucoup d'inquiétude et d'ennui, j'entendis la même voix qui me disait distinctement : ‘QUE T'A-T-IL MANQUE JUSQU’À PRÉSENT ? ’ En effet, j'ai toujours eu de quoi faire... J'ai remarqué que ceux qui ont des revenus sont continuellement à se plaindre : il leur manque toujours quelque chose. Mais rien ne manque à ceux qui n'ont rien... Il fait bon s'abandonner uniquement, sans réserve et pour toujours à la conduite de la divine Providence. Nos réserves tarissent le courant de ses miséricordes, et nos défiances arrêtent ses bienfaits... J'ai souvent pensé que si nous sortions de notre état de pauvreté, nous n'aurions pas de quoi faire... Vivons donc doucement dans le sein de cette bonne Providence si attentive à tous nos besoins. Dieu nous aime plus que le meilleur des pères, plus que la mère la plus tendre. Nous n'avons qu'à nous soumettre et à nous abandonner à sa volonté, avec un cœur d'enfant. Ces pauvres orphelines ne sont pas vos vraies filles ; vous n'êtes pas leurs vraies mères. Et cependant, voyez si elles doutent de votre tendresse et de votre sollicitude ?... C'est la confiance surtout que Dieu demande. Quand il est seul chargé de tous nos intérêts, il y va de sa justice et de sa bonté de nous aider et de nous secourir.”
C'est par ces paroles et d'autres semblables qu'aux heures difficiles, quand l'espérance des directrices chancelait, M. Vianney savait relever leur courage. Il n'y avait rien qu'il leur recommandât plus instamment que de se jeter, à corps perdu, dans le sein de la Providence et d'y ensevelir leurs préoccupations et leurs craintes, s'inquiétant seulement d'aimer Dieu, de le servir de toutes leurs forces, et de se dévouer au soulagement et à l'instruction de leurs élèves. Ces braves filles le faisaient joyeusement. Elles avaient prié Dieu de bénir leur entreprise et de regarder avec complaisance leur essai de vie commune. D'ailleurs, en prenant possession de leur maison, elles n'y étaient pas entrées seules, elles y avaient amené Notre-Seigneur, qui a promis que lorsque deux ou trois personnes se rassembleraient en son nom, il serait au milieu d'elles (S. Matth., XVIII, 20).
(Vie de J-B. Vianney, par Alfred Monnin)
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« Celui qui aime Dieu, aime aussi son frère ; car s'il n'aime pas son frère, qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu, qu'il ne voit pas (I Ep., IV, 20) ? » La conversation avec le ciel est une délicieuse chose, la prière un doux moment ; mais c'est quand on a fait beaucoup de bien aux hommes que l'on jouit surtout de s'entretenir avec Dieu. La piété alors se renouvelle par la vertu ; nous mettons de bonnes actions faites sur la terre entre le ciel et nous, et c'est là le fil conducteur de la grâce. Donner son cœur, son âme, son esprit et ses forces pour rendre les hommes meilleurs et plus heureux, c'est la loi, la justice et la vérité. Il fallait donc des œuvres au besoin d'aimer de notre Saint. Depuis qu'il était à Ars, il y songeait ; il se voyait entouré de misères sans nombre ; il aurait voulu les soulager toutes, ou du moins courir aux plus pressées. L'établissement d'une Providence, ou asile d'orphelines, fut le dessein auquel il s'arrêta : c'était venir en aide d'un seul coup à une triple faiblesse, celle de l'âge, du sexe et de l'abandon.
Cette œuvre, comme toutes les œuvres de Dieu, est née petitement. Il y avait derrière le chœur de la rustique église, à l'orient de la grande place du village, une maison nouvellement et assez proprement construite. « Si ce bâtiment était à moi, disait M. Vianney, j'en ferais une Providence. En sortant de l'église, je n'aurais que la place à traverser pour visiter ma petite famille, y faire mon catéchisme et y prendre mon repas. La Providence me donnerait mon pain ; je lui donnerais la parole de vérité, qui est le pain des âmes. Je recevrais d'elle la nourriture qui fait vivre le corps en échange de celle qui fait vivre l'esprit. J'aimerais bien ça. »
Peu à peu cette idée germa dans sa tête et y prit consistance. Mais avant de la produire sous la forme d'un projet arrêté et d'adresser une demande directe au propriétaire, voulant comme toujours consulter le Seigneur, il annonça une neuvaine tant les pauvres, qui sont les amis de son Fils, pensait-il, qu'elle viendra certainement à mon secours. » Et pour ne pas paraître tenter Dieu et lui demander des prodiges, il fit par-devers lui tout ce qui était en son pouvoir.
Les effets de sa bienfaisance journalière le laissaient, chaque soir, sans le premier sou pour le lendemain. L'argent de son traitement était toujours dépensé d'avance. Il en était de même de la petite pension, équivalant à sa part de biens patrimoniaux que son frère François lui servait. Sa correspondance de famille avait cela de commun avec celle des jeunes soldats en garnison, qu'elle ne roulait que sur ce besoin d'argent et se résumait invariablement en un appel de fonds :
« Mon chère frère, écrivait-il le 2 juin 1820, j'ai une chose à te demander que tu ne me refuseras pas : c'est de m'avancer ma pension d'un an, parce que je dois beaucoup. Je te prie de ne pas me laisser dans l'embarras. Je te serai bien reconnaissant... »
Nous avons encore une lettre du 2 juin 1822, qui accuse la même situation :
« Mon cher ami, En te donnant des nouvelles de ma santé, qui est toujours à peu près la même, je viens te dire que si tu pouvais m'envoyer ma pension de toute l'année, tu me ferais plaisir, car je viens de faire une emplette importante pour mon église. Si même tu pouvais m'avancer celle de l'année prochaine, ce serait encore mieux. Mon beau-frère Melin m'a bien dit qu'il me donnerait 100 écus pour une œuvre ; mais ça ne suffit pas. J'ose espérer, mon très-cher ami, que tu me feras ce plaisir... »
Suivent des protestations où se peint toute la tendresse de son cœur. Il termine cette lettre en assurant son frère de ses très-humbles respects. C'était sa formule ordinaire.
Cette fois, ses modiques revenus ne suffisant plus, il résolut d'aliéner tous ses biens et d'en mettre le capital dans les fondements de sa Providence. La maison lui coûta 20,000 francs : cette somme représentait à peu près la valeur des immeubles qu'il possédait à Dardilly. Nous savons par Catherine que, lorsqu'il l'acheta, « il n'eut pas de quoi payer les écrits. »
Mais une œuvre comme celle qu'il méditait n'existe pas, quand les murs de l'établissement sont debout. À qui en confierait-il la direction ? Par un souvenir reconnaissant, son choix se porta d'abord sur les Sœurs de Saint-Charles. C'étaient elle, comme nous l'avons vu, qui, pendant les jours de la Terreur, cachées sous un costume étranger, l'avaient préparé à sa première communion ; il leur devait les joies de ce grand jour. Il pensa bien aussi à la Congrégation de Saint-Joseph, que Mgr Devie, le nouvel évêque de Belley, venait de faire refleurir, en lui ouvrant le noviciat de Bourg. Toutefois, des raisons qu'il ne nous convient pas d'approfondir lui firent adopter un autre parti.
Parmi les filles de sa paroisse susceptibles d'une direction plus forte et d'une culture plus avancée, il y en avait deux, Benoîte Lardet et Catherine Lassagne, qu'il jugea propres à l'exécution de son plan. Elles se distinguaient entre toutes par leur bon esprit, leur grand sens pratique, leur vertu éprouvée. Il les envoya pendant un an chez les Sœurs de Fareins pour compléter leur éducation ; après quoi, il les reprit sous son aile, et sans les lier par des vœux, il s'appliqua à les former à la pauvreté, à l'obéissance, à l'humilité, à la simplicité, à l'abandon réel à la divine Providence. C'était au plus haut degré l'exercice de la vie religieuse ; mais celles qui devaient être revêtues intérieurement de ce qu'il y a de plus parfait dans la religion ne devaient pas se trouver dignes de porter les livrées des épouses de Jésus-Christ.
Au bout de quelque temps, il crut pouvoir se servir d'elles pour commencer son œuvre. « L'une, dit-il, sera la tête et l'autre le cœur. » Rien de simple et de touchant comme ce commencement ; la main de Dieu s'y manifeste de la manière la plus claire ; on peut suivre son action travaillant, au rebours de la sagesse humaine, dans la bassesse et l'humilité. Catherine Lassagne en a fait le récit ; nous le reproduisons dans sa forme littérale, de peur qu'en voulant le retoucher nous lui enlevions son cachet de vérité et de simplicité.
« Il n'a avait dans la maison, quand les deux fondatrices y vinrent, pour toutes provisions qu'un pot de beurre et quelques fromages secs qu'une brave demoiselle y avait mis. Elles apportèrent de chez leurs parents leur lit, leur linge et autres objets de première nécessité. Le jour de leur entrée, il n'y avait pas de pain. Après avoir nettoyé la maison, elles devaient s'en retourner chez elles, en attendant qu'elles eussent de quoi manger. Elles se dirent : “Restons ; peut-être que la Providence nous enverra à dîner.” Cela ne manqua pas. La mère de l'une d'elles pensa à sa fille et lui envoya son dîner, qu'elle partagea avec sa compagne ; un peu plus tard, l'autre reçut le sien. Elles eurent tout ce qu'il fallait, et le lendemain on fit du pain. »
Peu de jours après, la colonie s'accrut d'une bonne veuve de Chaleins, puis d'une fille de Jassans, Jeanne-Marie Chaney. C'était le bras qui venait se joindre au cœur et à la tête. — La dernière était forte ; elle fut chargée des gros ouvrages : elle faisait le pain, la lessive et bêchait le jardin.
« M. le Curé commença par ouvrir une école gratuite pour les petites filles de la paroisse. Il admit ensuite gratuitement quelques enfants des paroisses voisines, qui se nourrissaient à leurs frais bien qu'elles fussent logées dans la maison. Il en reçut non pas autant qu'il s'en présenta, mais autant que le local en put contenir ; ce local était alors très-petit. C'est M. le Curé qui pourvoyait à tout et subvenait aux nécessités de chaque jour. Un peu plus tard, il vint à Ars une Lyonnaise, qui, sans vouloir se fixer à la Providence, se plaisait dans la compagnie des directrices. Comme elle était dans l'aisance, elle se chargea des frais du ménage, ce qui soulagea d'autant M. Vianney, et lui fit grand plaisir. Elle l'aidait encore, lorsqu'il voulait acheter des bois et des terres pour faire subsister la maison. »
M. le Curé eut d'abord l'idée de fonder son œuvre sur l'acquisition de quelques immeubles ; plus tard, il se lassa d'avoir à les faire cultiver et vendit tout à M. le comte Cibeins, qui s'offrit à lui servir la rente des sommes qu'on avait pu capitaliser. Il trouva là un bon caissier.
Alors il put recevoir quelques enfants pauvres ; il commença par deux ou trois orphelines. Le nombre augmenta bientôt. Le bon père aidait de tout son pouvoir la communauté naissante, et, avec la grâce de Dieu, on se suffisait. Mais ce n'était pas tout de se suffire, il fallait s'accroître. Il y a, comme on l'a dit, une végétation de la charité. L'amour du prochain est le germe, la prière est la rosée qui féconde ce germe : la bienfaisance et la prière entées l'une sur l'autre se communiquent une sève mutuelle et toujours plus abondante. La bienfaisance conçoit, la prière obtient les moyens d'exécution ; la bienfaisance en devient plus entreprenante, et la prière toujours plus vive voit les ressources se multiplier miraculeusement devant elle. La Providence d'Ars était à peine fondée qu'on parla de faire participer un plus grand nombre d'orphelines aux bienfaits que cette institution devait leur apporter. On songea dès lors à bâtir. M. le Curé devint architecte, maçon et charpentier. Il faisait lui-même le mortier, taillait et transportait les pierres, et ne s'épargnait pas. Il n'interrompait sa rude et chère besogne que pour aller au confessionnal.
En très-peu de temps ; avec l'aide de quelques personnes charitables, avec des ressources inespérées, la bénédiction de Dieu et la protection des saints, on put installer dans le local agrandi plus de soixante jeunes filles, logées, nourries et entretenues aux frais de la Providence, préservées du vagabondage et de ses suites, arrachées au scandale, remises dans le droit chemin, vivant, à l'abri des dangers qu'elles avaient courus autrefois, dans une atmosphère tout imprégnée de la bonne odeur de Jésus-Christ. Chaque nouvelle recrue était reçue comme la charité reçoit les pauvres, avec plus d'amour que si elle eût payé sa pension et avec un désir plus grand de la conduire au bien. On se privait de tout pour que ces petites orphelines ne manquassent de rien. Elles n'étaient pas seulement, aux yeux du saint fondateur, dignes du plus tendre intérêt, en tant que malheureuses et délaissées, mais elles lui apparaissaient comme Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, prenant et acceptant pour son propre compte le bien fait à la dernière d'entre elles (S. Matth., XXV, 40).
De ce jour fut fondé l'orphelinat du Curé d'Ars, précurseur de la Providence de Bourg, modèle des nombreux établissements du même nom qui couvrent aujourd'hui la France de leur ombre hospitalière. Dieu donne à ses meilleures œuvres la plus faible et la plus obscure origine. Il semble vouloir associer à la force créatrice, qui a fait toute choses de rien, ceux qui, par un repos plus complet en lui et un oubli plus généreux d'eux-mêmes, lui laissent toute sa puissance. Quand on regarde autour de soi dans le monde les choses qui furent grandes et utiles, on ne découvre que celles qui ont été accomplies avec la confiance en Dieu et le véritable esprit de l'Évangile. Et quand, d'un regard plus attentif, on cherche à discerner celles qui eurent un caractère de beauté supérieure, on reconnaît encore que toutes ces œuvres furent fondées sur la petitesse et le néant. Les grandes choses sont simples. Une parole du Maître explique cela : « Le royaume des cieux, dit-il, est semblable à un grain de sénevé (S. Matth., XIII, 31, 32) » C'est la plus petite des semences, mais quand Dieu la bénit, quand il y met sa force, elle devient un grand arbre. Respectons donc le grain de sénevé, lorsque nous le rencontrons ici-bas : c'est le royaume des cieux sur la terre, c'est la sagesse de Dieu et sa puissance cachées dans une semence immortelle (S. Luc, VIII, 11).
Ainsi commença la Providence d'Ars ; ainsi commencent toutes les œuvres où Dieu met la main, humblement et pauvrement ; il semble que ce soit là une condition de leur existence. Cependant, il est un fonds qui ne leur fait jamais défaut, même à leur début : ce sont les pauvres. C'est là, il est vrai, une richesse, car à peine le premier pauvre est-il entré dans une maison, que les difficultés disparaissent et les ressources arrivent : on dirait que la Providence y est entrée sur ses pas. On eut lieu de le remarquer dans l'œuvre du Curé d'Ars. Pendant un quart de siècle cette œuvre s'est soutenue sans appui visible, sans budget, sans revenus, sans capitaux, avec des dépenses annuelles de 6 à 7,000 francs. Ce fut à cette occasion que M. Vianney commença d'avoir sur les fonds secrets de la Providence le crédit ouvert, qui lui permit de réaliser tout ce qu'il voulut dans la suite. Il trouvait des banquiers là où la Providence a des mandataires, et on sait que les mandataires de la Provident sont partout. « Aussitôt qu'il avait un peu d'argent, vite il achetait du blé, du vin, du bois, et le reste venait de lui-même (Notes de Catherine). »
Il y eut pourtant des heures critiques, des moments d'angoisse suprême, où l'on eût dit que le céleste pourvoyeur retirait son secours. Mais c'est quand tout semble perdu que tout va être sauvé. La Providence aime ces surprises ; elle y montre, en même temps que l'heureuse dépendance dans laquelle nous restons vis-à-vis d'elle, la puissance de ses moyens et la faiblesse des nôtres. « Quand Dieu, dit Bossuet, veut faire voir qu'une oeuvre est toute de sa main, il réduit tout à l'impuissance et au désespoir, puis il agit. » Deux fois entre autres, cette intervention de Dieu fut si directe et si soudaine, accompagnée de circonstances si merveilleuses et si inexplicables qu'il est impossible de ne pas y voir un miracle.
Voici comment les faits nous ont été rapportés par les témoins oculaires qui vivent encore. Un jour, les directrices n'avaient presque plus de farine et la provision de pain était épuisée ; il n'y avait pas de boulanger dans le village. Cependant près de quatre-vingts bouches attendaient leur nourriture ordinaire. Que faire ? La supérieure de la maison, Benoîte Lardet, était à bout de voie. Une des maîtresses, Jeanne Filliat, dit à sa compagne, Jeanne-Marie Chaney, qui était chargée de faire le pain : « Si on cuisait le peu qui reste de farine, en attendant ? » Celle-ci répondit : « J'y ai pensé ; mais il faut auparavant avoir l'avis de M. le Curé ; nous ferons ce qu'il nous dira. » Jeanne-Marie va donc confier son embarras au saint prêtre : « Monsieur le Curé, lui dit-elle, le meunier ne nous a pas rendu notre farine, et, avec ce qui nous reste nous pourrions tout au plus faire deux pains. » — « Mettez votre levain dans le peu que vous avez de farine, répondit M. Vianney ; fermez votre pétrin, et demain, faites comme si de rien n'était. » Cette recommandation fut prise à la lettre et suivie de même.
« Je ne sais comment cela se fit, dit Jeanne-Marie Chaney, toujours est-il que le lendemain, à mesure que je pétrissais, la pâte montait, montait sous mes doigts, je n'abondais pas à y mettre de l'eau ; plus j'en mettais, plus elle se gonflait et s'épaississait, tant et si bien que le pétrin se trouva en un moment comble jusqu'aux bords... On fit, comme à l'ordinaire, une fournée de dix gros pains de vingt à vingt-deux livres chacun, avec une poignée de farine ; ce fut comme si, à la place de cette poignée de farine, on en avait eu un sac. »
Le bon Maître, qui daigna multiplier au désert le pain et les poissons, n'a-t-il pas dit que ceux qui croiraient en lui feraient les mêmes œuvres que lui et de plus grandes encore (S. Jean, XIV, 12) ? Cette histoire nous a été racontée, dans tous ses détails, par Jeanne-Marie Chaney, qui avait les mains à la pâte, par Catherine Lassagne, Jeanne et Marie Filliat. Pour ces braves filles, le miracle n'a jamais fait l'objet d'un doute : « Oh ! qu'on était content de manger ce pain ! » ajoutaient-elles.
Une autre fois, le pain même manqua aux orphelines d'Ars. Il n'y avait dans la maison ni blé, ni farine, ni argent... Pour le coup, le bon Curé crut que Dieu l'abandonnait à cause de ses péchés. C'est une industrie des mètres de se jouer innocemment avec l'enfant qu'elles allaitent, en lui retirant un instant le sein qu'elles lui rendent au premier cri. Ayant fait appeler la supérieure de la maison, il lui dit, le cœur bien gros : « Il nous faudra donc renvoyer nos pauvres enfants, puisque nous ne savons plus où prendre pour les nourrir ! » Avant d'en venir à cette extrémité, il voulut encore visiter son grenier. Il y monta lentement, avec ce vague sentiment de crainte et d'espoir qui fait redouter le moment où la vérité connue, chassant à la fois ces deux impressions, ne laisse plus de place qu'à la certitude d'un malheur présent et inévitable. Il ouvre la porte en tremblant... Ô Providence ! Le grenier était comble, comme si on y eût versé du blé à pleins sacs... M. le Curé était accompagné de Jeanne-Marie chaney, dans cette première visite à son grenier. Il courut à ses orphelines pour leur annoncer cette grande merveille : « Je m'étais défié de la Providence, mes pauvres petites ; je voulais vous renvoyer... Le bon Dieu m'a bien puni. » C'était sa réflexion favorite, lorsque la divine bonté lui donnait des marques particulières de protection ; il les regardait comme une punition amoureuse de sa défiance.
La nouvelle de ce prodige eut bientôt franchi les murs de l'établissement, où elle avait été accueillie avec des larmes de joie et des cris d'admiration ; elle se répandit dans le village. Le maire d'Ars, Antoine Mandy, qui depuis a souvent raconté la chose à ses fils, accompagné d'un grand nombre de notables, vint voir le blé miraculeux. Le meunier fut aussi appelé, et en remplissant ses sacs, il confessa qu'il n'avait jamais manié d'aussi beau froment (Notes de Catherine).
Maintes fois on a entendu le Curé d'Ars rappeler ce miracle, y faire allusion ; il l'attribuait à saint François Régis qu'il avait établi administrateur de sa Providence, et dont il avait placé les reliques au milieu de sa provision de grains.
À quelques années de là, dans une visite qu'il fit à Ars, Mgr Devie voulut sonder le saint Curé et avoir son témoignage direct sur un fait si extraordinaire. Sous prétexte d'inspecter le presbytère, il se fit conduire au grenier, et tout à coup, se retournant vers M. Vianney qui n'était pas sur ses gardes : « C'est jusque-là, lui dit-il, d'un ton très simple et très-naturel, que venait le blé ? » — « Il désignait de la main une hauteur déterminée. » — « Non, Monseigneur, reprit naïvement le Curé d'Ars, c'est jusqu'ici. » Et son geste indiquait un niveau plus élevé.
Nous lui avons entendu dire plusieurs fois nous-mêmes : « Un jour que je n'avais plus rien pour nourrir mes pauvres orphelines, il m'est venu en pensée de cacher les reliques de saint François Régis dans le peu qui nous restait de blé. Le lendemain matin, nous étions bien riches... »
Pendant que nous sommes sur le chapitre des miracles, mentionnons encore le suivant que Jeanne et Marie Filliat, témoins et instruments du fait, nous ont rapporté. Voici leur propre récit : « Un jour, l'une d'elles étant entrée à la cave s'aperçut que le vin coulait ; elle courut en toute hâte à la Providence et dit à M. le Curé : “Je crois que le vin s'en va.” — “Il n'y a pas de quoi se tourmenter, répondit fort tranquillement M. Vianney. Celui qui a permis que le vin s'en allât peut bien le faire revenir.” Marie Filliat retourne à la cave avec sa sœur, et trouve que le vin s'en est allé si bien, qu'il n'en reste pas une goutte. Elle recueille promptement le plus clair sur le sable, en remplit deux petits vases, et après s'être assurée qu'il n'y avait plus de fuite, elle remet dans le tonneau le peu qu'elle a pu sauver. Voici pourtant ce qui arriva. Il y avait à côté un demi-muid (dans le langage du pays, une cent-pote), dont on avait tiré déjà cinquante bouteilles, en sorte qu'il était réduit de moitié. On pensa à transvaser ce reste dans la grande pièce vie. Quand les deux sœurs eurent fini cette besogne, l'une mit son doigt à la place de l'entonnoir qu'elle venait d'ôter, l'autre se prit à rire, en disant : “Tu veux savoir s'il est plein ?” — Elle pouvait bien rire, attendu que, tout calcul fait, il devait y avoir, au plus, soixante litres de vin dans un vaisseau fait pour en contenir deux cents. — “Oui, répondit-elle... et c'est si vrai qu'il est plein, que je touche le vin avec mon doigt. Vois plutôt toi-même !” Elle vit, elle toucha et resta confondue d'étonnement.
“Ce vin, comme celui des noces de Cana, fut trouvé excellent, ajoutent ces bonnes filles, et d'une qualité bien supérieure à celui qu'on avait coutume de boire à la Providence.” »
Nous avons cherché à reproduire, avec une exactitude littérale, le récit de ce miracle, attesté plusieurs fois, et toujours de la même manière, par Catherine Lassagne, Jeanne-Marie Chaney et les deux sœurs Jeanne et Marie Filliat. On y reconnaît des personnes qui racontent ce qu'elles ont vu de leurs yeux, avec une simplicité qui inspire la confiance et que vous avons dû précieusement conserver.
Nous tenons de la même source que M. le Curé voulut, un jour, à dîner, distribuer lui-même un plat de courge aux enfants. « Il faisait les parts si grosses, dit Catherine, — rappelons que cette sainte fille est la sincérité et l'honnêteté mêmes, — que j'étais sûre qu'il n'irait pas au bout de la table. Je me permis de lui dire : “Monsieur le Curé, si vous continuez ainsi, vous n'en aurez pas pour toutes : ‘c'est impossible.’ Il ne tint pas compte de mes avertissements, fit le tour de la salle, servit copieusement tout le monde, et néanmoins, il resta encore quelque chose au fond du plat. Je ne pouvais en croire mes yeux.”
Je pense que personne ne se récriera sur ce fait : il n'est pas plus surprenant que les autres. Tous ceux qui remplissent ce chapitre procèdent de la même puissance aimable et bienfaisante. Est-il plus difficile d'augmenter un plat de légumes que de faire arriver, à point nommé, tant d'autres secours, au fur et à mesure qu'on en a besoin ?
Une autre fois, M. Vianney avait acheté d'un de ses paroissiens une quantité de blé considérable. N'ayant pas de quoi satisfaire intégralement son créancier, il demanda un délai, qu'on lui accorda de bonne grâce. À l'échéance, toujours point d'argent. Il prit son bâton, et, quand il fut dans la campagne, il se mit à réciter son chapelet, recommandant ses chères orphelines à la bonté du Seigneur et au cœur compatissant de la très-sainte Mère de Dieu, qui est aussi la mère des pauvres. Sa prière ne tarda pas à être exaucée ; car, au moment où il arrivait sur la lisière du bois qui enserre le territoire d'Ars, du côté du Juis, une femme se présenta à lui tout à coup : “Êtes-vous M. le Curé d'Ars ? ” — “Oui, ma bonne.” — “Voici de l'argent qu'on m'a chargée de vous remettre.” — “Sont-ce des messes ? ” — “Non, monsieur le Curé, on se recommande seulement à vos prières.” Après avoir vidé sa bourse dans les mains du donataire, la femme rebroussa chemin, sans dire qui elle était ni qui l'avait envoyée.
Nous ne taririons pas si nous voulions enregistrer tous les signes par lesquels la divine miséricorde se déclara, pendant plus de vingt ans, en faveur de celui qui se dépouillait entièrement pour Notre-Seigneur et pour les pauvres. Malgré son humilité, M. Vianney fut souvent contraint d'avouer que tout avait été providentiel à Ars, et il disait avec un sourire reconnaissant : “Nous sommes bien un peu les enfants gâtés du bon Dieu.”
C'était chose admirable de voir comment, avec si peu, une maison aussi nombreuse pouvait se suffire, arriver au bout de l'année, et bien des fois s'ouvrir encore aux nécessités d'autrui ? Nous n'en citerons qu'un exemple. Un malheureux père de famille, réduit à vivre du produit d'un petit champ qui entourait sa pauvre maison, n'avait rien, un jour, à donner à sa femme et à ses cinq enfants. Il vient trouver M. le Curé et lui expose sa détresse. “Allez, lui dit aussitôt le charitable pasteur, allez à mon grenier, et prenez de blé tout ce que vous pourrez en emporter.”
Nous savons que le même trait se renouvela souvent. Ne nous en étonnons pas. Le Dieu que nous servons est le grand Dieu : dès lors il peut tout faire avec de petits moyens, et il a coutume d'assister, dans toutes leurs œuvres, ceux qui font toutes leurs œuvres pour lui. Ce don merveilleux de multiplication appartient aux hommes qui s'inspirent dans leurs actions du motif de la charité parfaite. Notre-Seigneur ne se contente pas d'intervenir en leur faveur par les procédés naturels ; il se doit en quelque sorte à lui-même de les soutenir par des miracles. À la Providence d'Ars, l'argent arrivait toujours par quelque conduit secret, d'une manière inattendue, à l'heure où l'urgence se déclarait. Souvent M. Vianney trouva dans son petit trésor des sommes importantes qu'il était sûr de n'y avoir pas mises. “Quand je pense au soin que le bon Dieu a pris de moi, disait-il, quand je récapitule ses bontés et ses miséricordes, la reconnaissance et la joie de mon cœur débordent de tous côtés. Je ne sais plus que devenir... Je ne découvre de toute part qu'un abîme d'amour dans lequel je voudrais pouvoir me perdre et me noyer... Je l'ai reconnu particulièrement deux fois. Lorsque j'étudiais, j'étais accablé de chagrin...” — M. le Curé n'a pas dit la cause de ce chagrin. Il est probable que c'était la difficulté qu'il avait de s'instruire et la crainte de ne pouvoir finir ses études ; — “je ne savais plus que faire... Je vois encore l'endroit ; je passais à côté de la maison de la Bibost ; il me fut dit, comme si c'était quelqu'un qui m'eût parlé à l'oreille : ‘VA, SOIS TRANQUILLE, TU SERAS PRÊTRE UN JOUR...’ Une autre fois que j'avais beaucoup d'inquiétude et d'ennui, j'entendis la même voix qui me disait distinctement : ‘QUE T'A-T-IL MANQUE JUSQU’À PRÉSENT ? ’ En effet, j'ai toujours eu de quoi faire... J'ai remarqué que ceux qui ont des revenus sont continuellement à se plaindre : il leur manque toujours quelque chose. Mais rien ne manque à ceux qui n'ont rien... Il fait bon s'abandonner uniquement, sans réserve et pour toujours à la conduite de la divine Providence. Nos réserves tarissent le courant de ses miséricordes, et nos défiances arrêtent ses bienfaits... J'ai souvent pensé que si nous sortions de notre état de pauvreté, nous n'aurions pas de quoi faire... Vivons donc doucement dans le sein de cette bonne Providence si attentive à tous nos besoins. Dieu nous aime plus que le meilleur des pères, plus que la mère la plus tendre. Nous n'avons qu'à nous soumettre et à nous abandonner à sa volonté, avec un cœur d'enfant. Ces pauvres orphelines ne sont pas vos vraies filles ; vous n'êtes pas leurs vraies mères. Et cependant, voyez si elles doutent de votre tendresse et de votre sollicitude ?... C'est la confiance surtout que Dieu demande. Quand il est seul chargé de tous nos intérêts, il y va de sa justice et de sa bonté de nous aider et de nous secourir.”
C'est par ces paroles et d'autres semblables qu'aux heures difficiles, quand l'espérance des directrices chancelait, M. Vianney savait relever leur courage. Il n'y avait rien qu'il leur recommandât plus instamment que de se jeter, à corps perdu, dans le sein de la Providence et d'y ensevelir leurs préoccupations et leurs craintes, s'inquiétant seulement d'aimer Dieu, de le servir de toutes leurs forces, et de se dévouer au soulagement et à l'instruction de leurs élèves. Ces braves filles le faisaient joyeusement. Elles avaient prié Dieu de bénir leur entreprise et de regarder avec complaisance leur essai de vie commune. D'ailleurs, en prenant possession de leur maison, elles n'y étaient pas entrées seules, elles y avaient amené Notre-Seigneur, qui a promis que lorsque deux ou trois personnes se rassembleraient en son nom, il serait au milieu d'elles (S. Matth., XVIII, 20).
(Vie de J-B. Vianney, par Alfred Monnin)
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