vendredi 7 août 2020

De la pensée de l'éternité


L'on s'effraye de la pensée de l'éternité, et, dans un sens, on a grandement raison ; car cette pensée est effrayante au souverain degré. Mais si l'on savait s'en effrayer utilement, si l'on tirait, pour la conduite de la vie, les justes conséquences qui naissent de cet effroi, bientôt on se familiariserait avec la pensée de l'éternité ; on s'y plairait, on y trouverait de la consolation. Car si cette pensée a son côté effrayant, elle a aussi son côté consolant, et souverainement consolant. Puis donc que cette pensée nous est naturelle, qu'elle tient si étroitement à l'idée d'une Divinité et de la religion, qu'on ne peut s'en séparer, qu'il nous est impossible de nous en défaire, et que malgré nous elle nous poursuit partout, il est de la dernière importance de l'envisager comme il faut, afin qu'elle ne nous inspire d'abord qu'un trouble salutaire, et qu'ensuite, loin de nous troubler, elle nous inspire du courage et de la joie.
La pensée de l'éternité effraye et doit effrayer ceux qui, livrés à leurs passions, sont résolus de les contenter à quelque prix que ce soit. Mais puisque cette pensée importune jette de l'amertume dans leurs plaisirs, au lieu de la rejeter comme ils font, et d'écarter avec soin tout ce qui peut la leur rappeler, ils devraient examiner de sang-froid quel est le fondement de cette pensée, s'il est solide, également démontré par la raison et la révélation. Après s'en être convaincus, il leur serait aisé de conclure que, puisqu'ils ne sont pas faits pour le temps, mais pour l'éternité, ils sont les plus insensés des hommes de sacrifier à des objets présents et passagers leur destinée éternelle. De cette conclusion à une parfaite conversion il n'y aurait qu'un pas à faire. Car, enfin, si l'éternité est réelle, que gagnent-ils à s'étourdir, et à en éloigner le souvenir de leur esprit ? Une vérité à laquelle on ne pense pas, à laquelle on ne veut pas penser, en est-elle moins une vérité ? Et si elle doit avoir les plus grandes suites pour nous, détournerons-nous ces suites en nous obstinant à ne pas les envisager ?
La pensée de l'éternité effraye et doit effrayer ceux qui, sans être des libertins déterminés, sont néanmoins trop attachés aux choses de cette vie et à la vie même. Mais qu'ils fassent réflexion que, s'il est des objets éternels dont ils sont destinés à jouir, leur cœur doit se porter vers ces objets, et que toute attache immodérée aux choses présentes est un désordre. Qu'ils pensent combien il est déraisonnable de se passionner pour ce qui leur échappera sans cesse et qu'ils perdront un jour sans retour, et d'être froids, indifférents pour ce qui doit durer éternellement, et faire à jamais leur bonheur ou leur malheur. L'éternité, considérée ainsi, ne sera plus pour eux un objet alarmant ; mais ils se diront à eux-mêmes : Je ne suis pas fait pour la terre ; pourquoi donc y prendre un si vif intérêt ? Une autre vie qui ne finira jamais doit succéder à celle-ci ; pourquoi donc ne ferais-je pas tout ce qui dépend de moi pour m'assurer la jouissance des biens que la religion me promet dans cette autre vie ? Alors plus d'empressement pour acquérir une fortune périssable ; on use selon les vues de Dieu des biens de ce monde, mais on ne s'y attache pas ; tous les efforts de notre esprit et de notre cœur, toutes nos affections se portent vers l'éternité.
La pensée de l'éternité effraye encore des âmes chrétiennes et timorées, mais qui servent Dieu avec un esprit d'intérêt, qui le craignent plus qu'elles ne l'aiment, qui sont toujours inquiètes sur leur salut, et qui voudraient avoir sur ce point des assurances qu'il ne leur est pas possible de se procurer. Je puis être damnée, se disent-elles ; je puis être éternellement malheureuse ; j'ignore si je suis en état de grâce, si je ne mourrai pas en péché mortel. Cette pensée les glace, les consterne, les jette dans l'abattement et le désespoir. C'est bien contre l'intention de Dieu qu'elles se troublent ainsi ; et la pensée de l'éternité ne devrait pas produire en elles cet effet. Qu'elles se persuadent que Dieu les aime plus qu'elles ne s'aiment elles-mêmes ; qu'il veut leur salut plus qu'elles ne le veulent ; que les moyens de l'assurer sont entre leurs mains, qu'elles n'ont qu'à en bien user, et qu'elles peuvent après cela se reposer tranquillement sur Dieu de leurs intérêts éternels. Elles ne voient pas que ces craintes excessives viennent de l'amour-propre, et de ce qu'elles rapportent Dieu à elles-mêmes, au lieu de se rapporter à lui. Dans leur salut, elles n'envisagent que leur propre intérêt ; ce n'est point l'amour de Dieu, la gloire de Dieu, la volonté de Dieu qui est leur fin et leur centre : c'est leur propre béatitude en tant qu'elle se termine à elles. Qu'elles corrigent ce désordre ; qu'elles s'élèvent un peu au-dessus d'elles-mêmes, et que, sans négliger leurs intérêts, elles les subordonnent à un plus grand intérêt, qui est celui de Dieu : bientôt l'amour prendra la place de la crainte ; elles mettront en Dieu toute leur confiance ; elles attendront leur salut, non de leurs mérites, mais de sa bonté et de sa miséricorde ; elles serviront Dieu en paix, et la pensée de l'éternité ne les effrayera plus.
Mais ce n'est pas assez que cette pensée ne nous porte point à l'effroi et au découragement, il faut qu'elle nous devienne douce et consolante, en sorte que l'âme aime à se la rappeler, qu'elle ne la perde même jamais de vue ; qu'elle s'en serve pour se soutenir, pour s'animer dans les traverses et les maux de la vie présente. Et que faut-il faire pour cela ? Être bien pénétrés de cette pensée de saint Paul : Nos afflictions, qui ne sont que momentanées et légères, nous produisent un poids immense et éternel de gloire.
Qu'est-ce que cette vie ? doit-on se dire à soi-même. Un temps d'épreuve, où je dois mériter un bonheur éternel. Dieu m'a destiné à la possession éternelle de lui-même, c'est-à-dire de la source et du centre de tous les biens. Quelle destinée pour un être tiré du néant ! qu'elle est grande et supérieure à toutes nos vues et nos désirs ? Comment, après cela, peut-on s'abaisser aux choses de la terre ? comment peut-on s'y attacher ? comment daigne-t-on les regarder ? Je suis né pour ce qui est éternel, et je m'arrête à ce qui passe ? Je suis né pour posséder Dieu, et je livre mon cœur à la créature !
Mais Dieu veut me donner cette possession éternelle de lui-même à titre de récompense. Et que me demande-t-il ? Que dès ici-bas je m'occupe du bonheur de le posséder un jour ; qu'en vue d'un si grand bienfait, d'une si sublime destination, je l'adore, je l'aime, je le serve de tout mon cœur ; que, si j'ai le malheur de l'offenser, je revienne bientôt à lui, et que j'écoute au fond de mon âme sa voix qui me rappelle à mon devoir ; que, dans l'espérance de cette bien heureuse éternité, je souffre - volontiers pour l'amour de lui toutes les peines de la vie présente, et que je méprise ses faux plaisirs, ou du moins que j'en use selon les vues de Dieu. Voilà uniquement ce qu'il me demande.
Or, peut-il y avoir une pensée plus douce, plus consolante que celle de l'éternité ainsi envisagée ? En est-il une plus propre à élever l'âme au-dessus d'elle-même, au-dessus des illusions d'un monde trompeur, au-dessus des tentations, des difficultés que l'on rencontre dans la pratique de la vertu ? Tout ce que j'éprouve ici-bas de privations, de mortifications, de croix de toute espèce, durât-il cent ans, durât-il cent mille ans, n'est qu'un moment en comparaison de l'éternité. Mes maux, fussent-ils mille fois plus grands, ce sont des maux légers au prix du poids immense de gloire et de félicité qui m'attend.
Courage, mon âme ! Tout ce qui passe n'est rien quand il est passé ; tu ne dois compter pour vrai bien et pour vrai mal que celui qui dure éternellement. La privation de ce plaisir me sous trait à une peine éternelle ; à quoi m'exposerait sa jouissance ? La pratique de cette vertu qui me coûte tant d'efforts me procurera un bien sans bornes et sans terme. Est-il un mal que cette pensée n'adoucisse, une tentation qu'elle ne puisse surmonter, un acte de vertu qu'elle ne rende aisé ? Pourquoi donc craint-on tant l'éternité, puisque c'est le plus grand motif de consolation que nous puissions avoir ici-bas, le motif le plus sublime, le plus encourageant ?
Que fait cela à l'éternité ? disait un grand Saint. Cela contribuera-t-il à mon bonheur éternel ? cela y nuira-t-il ? Voilà une règle de conduite bien sûre, bien décisive, et qui peut s'appliquer à toutes les circonstances de la vie. Proposons-nous de suivre cette règle ; rappelons-nous-la tous les jours, rendons-nous-la familière, nous vivrons ici-bas en citoyens de l'éternité, et nous en goûterons les délices d'avance, par la paix de la conscience ? et la satisfaction intime d'agir en tout selon la droite raison et la religion.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


Reportez-vous à Sur la pensée de la mort, Raisons pour lesquelles nous pouvons, sans péché, désirer la mort, Sur les paroles du Psaume LXXXll : Je suis devenu, en votre présence, comme une bête de somme, et je suis toujours avec vous, Marthe et Marie, De la pureté d'intention, Le prix d'une âme, De la Providence de Dieu sur ses enfants, De la générosité, De l'anéantissement, Du moi humain, Conduite à tenir à l'égard des tentations, De la violence qu'il faut se faire à soi-même, Des tentations, Du directeur, Du cœur humain, Du monde, Faiblesse et corruption du cœur humain, Aveuglement de l'homme, Remèdes à l'amour-propre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'amour du prochain, De l'esprit de Foi, De la fidélité aux petites choses, Sur les trois mots qui furent dits à saint Arsène : Fuyez, taisez-vous, reposez-vous, De l'emploi du temps, Ce que Dieu nous demande, et ce qu'il faut demander à Dieu, Commerce : Image de la vie spirituelle, De la liberté des enfants de Dieu, Instruction sur la Grâce, Instruction sur la Prière, Sur la sainteté, De la Crainte de Dieu, Conduite de Dieu sur l'âme, Moyens d'acquérir l'amour de Dieu, Quels moyens prendrez-vous pour acquérir, conserver et augmenter en vous l'amour de Dieu ?, Litanies de l'amour de DieuSoupir d'amour vers Jésus, Prière de Sainte Gertrude, Élan d'amour, Prière, Acte d'amour parfait, de Sainte Thérèse d'Avila, Prière de Saint Augustin, pour demander l'amour divin, Motifs et marques de l'amour de Dieu, De l'amour parfait, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Se conformer en tout à la volonté de Dieu, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Instruction sur la Charité, Méditation sur l'excellence de la Charité, Prière pour demander la charité, De la force en soi-même et de la force en Dieu, De la consommation en la Grâce, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la croix, De la Simplicité, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des Vertus, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'Union avec Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Le Paradis de la Terre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la paix du cœur, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Avis important pour ceux qui ont des peines d'esprit, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la vie nouvelle en Jésus-Christ, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la vie parfaite, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des moyens de parvenir à la vraie et solide vertu, Idée de la vraie Vertu, De la vraie et solide dévotion, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, En quelque état que vous soyez, rendez respectable, par vos sentiments et votre conduite, votre titre de Chrétienne, En quoi consiste l'exercice de la présence de Dieu, De la doctrine de Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et Des Conseils Évangéliques, par le R.-P. Jean-Joseph Surin.