mercredi 19 août 2020

De la vie de l'âme

 

Sainte Rose de Lima
 

Cherchez Dieu, dit l'Écriture, et votre âme vivra. Voilà en deux mots le principe des devoirs de l'homme, et la source de son bonheur. La vie de l'âme, sa vraie vie consiste dans le bonheur ; elle aime mieux n'être pas, que d'être malheureuse ? et tant qu'elle ne jouit pas, du moins en espérance, de ce qu'elle croit être le bonheur, elle ne croit pas vivre. Mais où est ce bonheur, et où doit-elle le chercher ? L'Écriture nous apprend qu'il est en Dieu, et qu'elle ne le trouvera que là. Sur cette règle qui est infaillible, jugeons du bonheur de la plupart des hommes, et, en les plaignant, tâchons d'assurer le nôtre. Mais ceci demande d'être expliqué plus au long.
Le corps a sa vie qui lui est propre et qu'il tire de l'âme. Tant qu'il n'est qu'organisé, s'il n'est point animé ce n'est qu'une machine, qui ne peut se conserver longtemps dans l'état de corps, et qui tombe bientôt en pourriture et en dissolution. C'est donc par son union avec l'âme que le corps est vivant ; et tant que cette union dure, sa vie subsiste. C'est encore l'âme qui entretient la vie du corps en lui donnant à propos la nourriture et le sommeil, en le préservant des accidents qui le menacent, en le guérissant des maladies auxquelles il est sujet. Et, si le corps n'avait en lui même un principe de corruption, dont tous les efforts de l'âme ne sauraient empêcher l'effet, elle lui procurerait l'immortalité en lui demeurant toujours unie.
Ce que l'âme est au corps, Dieu l'est à l'âme, mais avec des différences bien remarquables. L'âme a en elle-même un principe de vie naturelle, qui consiste dans la faculté de connaître et d'aimer, et dans l'exercice de cette faculté. Mais l'âme ne se suffit pas à elle-même ; et si elle était réduite à ne connaître et à n'aimer qu'elle, elle ne pourrait pas vivre. Aussi toute curiosité de son entendement, et tous les désirs de sa volonté se portent-ils hors d'elle vers les objets qu'elle juge propres à satisfaire son avidité de connaître et d'aimer. L'âme est donc heureuse, lorsqu'elle est pleinement satisfaite du côté de la connaissance et de l'amour ; c'est-à-dire lorsque par l'entendement et la volonté, elle possède un objet qui ne lui laisse plus rien à désirer, ni du côté de la connaissance, ni du côté de l'amour. Elle se repose dans cet objet, et si la possession lui en est assurée pour toujours, elle est aussi assurée pour jamais de sa béatitude. Tout cela est certain, et il suffit d'être capable de réfléchir tant soit peu sur soi-même pour en convenir.
Mais quel est cet objet auquel l'âme, pour être heureuse, doit être unie par la connaissance et par l'amour ? Ce ne sont pas les objets sensibles. Ces objets n'ont du rapport avec l'âme qu'à cause du corps qu'elle anime, et ils ne peuvent lui procurer qu'une connaissance et un amour qui dépendent du corps. Mais la faculté que l'âme a de connaître et d'aimer, lui appartient en tant que substance spirituelle, et indépendamment de son union avec le corps. Il faut donc que cette faculté ait son objet propre, sur lequel elle puisse s'exercer immédiatement et sans aucune dépendance du corps. D'ailleurs, les objets sensibles sont évidemment au-dessous de moi, ils sont faits pour moi et pour mon usage, parce que j'ai un corps. Mais les besoins de mon âme sont autres que ceux de mon corps ; et elle ne trouve en ces objets rien qui puisse remplir sa connaissance ni son amour.
Quel est donc l'objet auquel mon âme doit s'attacher, pour vivre de la véritable vie, pour goûter le repos et le bonheur ? Sont-ce mes semblables ? Non ; leur âme est dans le même état que la mienne ; je ne puis faire leur bonheur, ils ne sauraient faire le mien. Les rapports que j'ai avec eux ne sont qu'accidentels ; ils n'ont pas été créés pour moi ; je ne suis pas créé pour eux ; nous avons tous en commun le même principe de notre existence ; nos âmes ont les mêmes besoins : elles aspirent à la même vie, et il faut qu'elles la puisent toutes à la même source.
Cette source de la vie des âmes, c'est Dieu, et ce ne peut être que lui. Connaître Dieu, aimer Dieu, voilà la plénitude de la vie et du bonheur. Mais puis-je le connaître, puis-je l'aimer comme il faut par moi-même ? Non. Ma raison n'est pas assez éclairée ; ma volonté n'est pas assez droite. Il faut que je m'adresse à Dieu même pour apprendre à le connaître et à l'aimer. J'ai besoin pour cela d'une lumière surnaturelle qui éclaire mon esprit, d'une motion surnaturelle qui excite ma volonté. C'est en cette lumière et en cette motion que consiste la grâce ; et cette grâce est pour mon âme ce que la nourriture est pour mon corps. Ce désir, ce besoin de connaître et d'aimer Dieu, est la faim de l'âme, faim que Dieu seul peut rassasier. Il offre à tous sa grâce pour sustenter l'âme, pour entretenir sa vie. Mais pour nous la donner, il exige que nous la demandions ; et il nous donne toujours la grâce de la prière, par laquelle nous pouvons obtenir toutes les autres.
L'âme est donc morte, lorsqu'elle est séparée de Dieu, comme le corps lorsqu'il est séparé de l'âme. Sa mort ne consiste pas à ne plus exister, mais à ne plus connaître, à ne plus aimer Dieu. Elle consiste à n'avoir ni paix, ni bonheur, à être dans une inquiétude et une agitation continuelles. Elle consiste à éprouver une faim continuelle de connaître et d'aimer le souverain bien, et à ne pouvoir jamais contenter cette faim. C'est pour distraire, et en quelque sorte pour tromper cette faim, que les hommes livrés à leurs passions se jettent avec une espèce de fureur sur tous les objets qui se présentent ; qu'ils promènent leur esprit de pensée en pensée ; leur cœur d'affections en affections ; mais leur dégoût, leur ennui, leur inconstance, leurs changements continuels prouvent qu'ils ne trouvent nulle part hors de Dieu, rien qui les satisfasse et les rassasie. Leur âme est toujours errante et vagabonde en ses désirs ; elle cherche toujours, elle se flatte toujours qu'elle trouvera, qu'elle se fixera ; et elle est toujours frustrée dans son attente. Ainsi se passe la vie, jusqu'à ce que la mort vienne enlever à cette âme les objets de ses passions, et ne lui laisse plus que celui qu'elle n'a jamais voulu connaître ni aimer, qu'elle n'aimera plus désormais, et qu'elle ne connaîtra plus que pour son malheur. Quel vide affreux dans cette âme ! quel tourment inexplicable ! quelle faim dévorante ! quels regrets ! quel désespoir !
L'âme au contraire qui a fidèlement cherché Dieu ici-bas, l'a trouvé ; elle s'y est uniquement attachée ; elle s'y est inséparablement unie. Dans cette union elle a trouvé la vie ; non pas encore une vie pleinement heureuse, mais un bonheur commencé ; un repos indépendant de toutes les agitations, de toutes les tentations, de toutes les souffrances ; une paix intime au milieu du tumulte et du combat des passions ; une stabilité inébranlable parmi la diversité des accidents de la vie présente. Telle est la vie que Dieu lui a promise ici-bas : vie traversée par toutes sortes de croix qu'elle regarde comme des épreuves nécessaires de son amour et de sa fidélité. Loin de craindre ces croix, elle les désire, elle les embrasse, elle les porte avec courage, parce qu'elles lui servent à connaître et à aimer Dieu davantage. Elle ne croirait pas vivre, si elle n'avait pas toujours quelque chose à souffrir, parce qu'elle croirait ne plus connaître Dieu et ne l'aimer plus. Cette disposition d'esprit paraît incroyable, mais elle est réelle. Et il est certain que plus on meurt à soi-même par la souffrance et l'humiliation, plus on a de vie en Dieu ; plus on sort de soi-même, plus on s'enfonce et l'on se perd en Dieu.
Mais après cette perte qui n'aura lieu que dans le temps, on se retrouvera enfin en Dieu dans l'éternité ; et l'on s'y retrouvera d'autant plus, que la perte aura été plus profonde. On reconnaîtra alors la vérité de cette parole de l'Écriture : Le Seigneur donne la mort, et rend la vie ; il conduit jusqu'aux enfers, et il en retire. Il nous donne la mort en nous-mêmes, et il nous rend la vie en lui. Il nous fait mourir en nos sens, à nos passions, à notre propre esprit, à notre propre volonté, et nous fait vivre à lui et en lui. Vie de connaissance, vie d'amour, vie de gloire et de bonheur. Tout cela sera commun à tous les élus. Mais quelle incompréhensible différence dans les degrés de connaissance et d'amour, de gloire et de bonheur ! Dieu peut être connu à l'infini, aimé à l'infini ; il peut augmenter à l'infini la capacité que la créature intelligente à de le connaître et de l'aimer, et il augmentera cette capacité dans les élus, à proportion de ce qu'ils l'auront connu et aimé ici-bas par la souffrance et la mort à eux-mêmes. La vie de la gloire répondra donc à la vie de la grâce.
Ô mon Dieu ! ô la vie de mon âme ! apprenez-moi à vous chercher. Mon choix est fait : je ne veux plus m'attacher qu'à vous ; je ne veux plus m'appliquer qu'à vous connaître et à vous aimer. Mais j'en ignore les moyens ; je n'en ai pas la force. Je me livre à vous, afin que vous éclairiez mon esprit, et que vous excitiez ma volonté. Pour vivre à vous, il faut mourir à moi-même. Je connais cette grande vérité. Mais vous seul pouvez me faire passer par cette bienheureuse mort qui procure la véritable vie. Encore un coup, je me livre à vous : apprenez-moi à mourir, à me renoncer en tout, à me perdre pour me retrouver à jamais en vous. Ainsi soit-il.


(Extrait du Manuel des âmes intérieures)


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