Il suffit de lire le psaume 118, pour y voir à chaque verset combien la lumière divine nous est nécessaire dans la conduite de la vie intérieure. Donnez-moi, dit David, l'entendement, afin que je comprenne vos commandements. Et encore : Donnez-moi l'entendement, et je vivrai.
Pour être bien pénétré de cette nécessité, il faut savoir, premièrement, que la raison humaine est étrangement obscurcie depuis le péché originel ; secondement, que la raison la plus éclairée ne suffit pas seule pour nous conduire dans les routes de la grâce, routes dont Dieu se réserve le secret. Comme son intention est que nous marchions toujours en esprit de foi, il ne nous éclaire qu'à mesure que nous avançons, et qu'autant qu'il est besoin. Il ne veut pas que nous voyions devant nous, ni même autour de nous ; mais il nous donne toujours assez de lumières, pour nous convaincre qu'il nous est impossible de nous égarer en le suivant, même au milieu des plus épaisses ténèbres.
La première chose donc que doit faire une âme qui veut être tout à fait à Dieu, est de renoncer à son propre esprit, à toutes les idées qu'elle pouvait avoir auparavant de la vertu et de la sainteté : persuadée que ces idées sont ou fausses ou très-imparfaites ; de ne point prétendre ni se conduire, ni se juger elle-même, ni s'établir juge de la manière dont on la conduit. Cette prétention aboutirait à la remplir de présomption et d'orgueil, à la retirer de l'obéissance, à l'égarer, et peut-être à la perdre : au lieu qu'il est impossible qu'une âme qui a renoncé à son propre esprit, qui écoute Dieu au dedans, et au dehors son directeur, à qui elle se soumet en tout ce qui n'est pas péché manifeste, coure aucun risque de tomber dans l'illusion. Dieu à qui elle se confie, est intéressé à ne jamais permettre rien de semblable ; et cela n'est jamais arrivé.
Ensuite elle doit demander humblement la lumière divine, priant Dieu à tout instant de l'éclairer ; n'entreprendre jamais rien de considérable sans le consulter, et sans prendre l'avis de celui que Dieu lui a donné pour guide. La lumière est d'ordinaire fort abondante au commencement. On la reçoit à l'oraison, à la communion ; l'on est surpris d'entendre les livres qui traitent des voies intérieures, et de voir clair dans des choses où l'on ne comprenait rien auparavant. Cette lumière est sûre et porte avec elle une évidence qui ne laisse aucun lieu au doute. On sent très-bien qu'elle est infuse, et qu'on ne la doit ni à sa pénétration naturelle, ni à son application et à ses efforts. De plus, elle est accompagnée d'une onction qui nourrit, qui élève, qui ravit l'âme, en même temps qu'elle l'éclaire. Comme cette lumière n'est pas le fruit de nos réflexions, il faut la recevoir passivement, sans se permettre de raisonner dessus, sans s'efforcer de la retenir et de la rappeler. Au moment qu'elle est donnée, elle fait son effet ; quand il sera besoin d'en faire usage, Dieu en renouvellera le souvenir, et il saura bien nous la remettre sous les yeux. Mais il ne veut pas qu'on se l'approprie, comme si c'était une science acquise, ni qu'on veuille l'avoir toujours à sa disposition. L'esprit de Dieu ne veut pas être gêné, ni demeurer dans la dépendance de la créature. Il faut donc le laisser aller et venir comme il lui plaît, et croire qu'il ne nous manquera jamais au besoin. On peut quelquefois écrire les lumières qu'on a reçues pour les communiquer au confesseur, quand elles roulent sur des objets particuliers ; mais les écrire pour s'en rafraîchir la mémoire, pour s'en aider même dans l'occasion, c'est ce qu'on ne doit pas faire, et ce qui marquerait une certaine défiance de Dieu. Cela peut avoir lieu lorsqu'on est extrêmement avancé, et que, par le conseil du directeur, on écrit plutôt pour l'avantage des autres, que pour le sien propre.
Il faut se donner de garde aussi, dans ces commencements où l'on est comme investi de lumières, d'en faire confidence à d'autres, sous prétexte de parler de Dieu, ou de s'en servir pour les conduire. C'est une tentation à laquelle il faut résister. Il faut une vocation spéciale de Dieu pour se mêler de diriger le prochain, lorsqu'on n'y est pas appelé par état. De plus, les lumières qui nous conviennent, pourraient ne pas convenir aux autres, parce que les voies sont différentes. Enfin, nous ne tarderions pas à nous épuiser, en nous communiquant ainsi au-dehors. Cela n'empêche pas cependant que, par des propos généraux, on ne puisse porter à Dieu les personnes en qui l'on voit des dispositions, selon les ouvertures qu'elles nous donnent.
L'usage de la lumière divine, tant pour soi que pour les autres, est extrêmement délicat, et suppose une grande mort à soi-même. Voilà pourquoi il ne faut pas s'ingérer d'abord à en faire le discernement, ni prendre pour des inspirations tout ce qui nous vient à l'esprit, sous l'apparence du bien. Satan, dit saint Paul, se transforme en ange de lumière ; il se mêle presque toujours dans les opérations divines, agissant sur l'imagination au moment où Dieu agit dans l'entendement et la volonté. On est donc fort exposé à se tromper sur tout ce qu'on appelle paroles intérieures, attrait, inspiration ; et il faut soumettre tout cela au jugement du confesseur, attendant sa décision pour en faire usage. Agir de son chef en ces rencontres, c'est tomber dans les pièges de l'ennemi.
Pour se disposer à la lumière divine, on doit, autant qu'il est possible, ne rien donner à l'imagination, ne point s'arrêter à son propre esprit, se défier extrêmement de ses réflexions et de son raisonnement. On ne saurait croire combien Dieu se communique peu aux personnes qui veulent toujours réfléchir, toujours raisonner. L'excellent usage de la raison dans les choses de Dieu, est de lui imposer silence devant lui, et de la tenir toujours dans un état d'anéantissement. C'est aux petits, aux enfants, aux simples, que Dieu se communique, loin d'avoir égard aux connaissances acquises, au profond savoir, aux lumières naturelles de l'esprit ; il veut qu'on mette tout cela à ses pieds dans le commerce qu'on a avec lui ; il veut qu'on renonce à tout ce qu'on peut avoir appris d'ailleurs, et qu'on reconnaisse humblement qu'on tient tout de lui. Tel était saint Augustin, le plus grand docteur de l'Église. Il consultait Dieu en tout avec une simplicité d'enfant. Tels ne sont pas bien des gens qui, avec un esprit très-inférieur au sien, s'établissent juges de la conduite de Dieu et de ses opérations dans les âmes. Ils ne veulent pas se persuader, d'après l'Évangile, que le premier pas qu'il faut faire pour comprendre les choses de Dieu, c'est de s'humilier, et d'avouer que de soi-même on est hors d'état d'y rien comprendre ; c'est de le prier, et de recourir à lui comme à la source des lumières.
S'il est vrai, comme le dit Isaïe, que les pensées de Dieu sont plus éloignées de celles des hommes, que les cieux ne le sont de la terre, comment pouvons-nous faire aucun fond sur nos lumières dans les choses spirituelles ? Comment notre esprit n'est-il pas continuellement abîmé devant Dieu ? Pourquoi n'ouvrons nous pas sans cesse, comme David, la bouche de notre cœur pour respirer et attirer en nous l'esprit de Dieu ? Qu'est-ce donc que l'adoration en esprit, sinon cet aveu pratique et continuel que Dieu seul est lumière et vérité, et que nous ne sommes que ténèbres et mensonge. C'est là, ce me semble, l'hommage de l'esprit ; c'est en même temps le moyen infaillible de ne jamais nous égarer.
Disons-lui donc : Donnez-moi l'entendement, afin que je comprenne vos commandements. Il m'est impossible de les bien pratiquer, si je ne les comprends, et je ne puis les comprendre si vous ne m'en donnez l'intelligence. Comment comprendrai-je ce que c'est que vous aimer de tout son esprit, de tout son cœur, de toute sa force ? Quel autre que vous, ô mon Dieu ! peut pénétrer toute l'étendue de ce précepte, et en communiquer l'intelligence à la créature ? Quel autre que vous encore peut me faire comprendre ce que c'est qu'aimer le prochain comme moi même ? Sais-je, puis-je savoir comment vous m'ordonnez de m'aimer moi-même ? Et si j'ignore comment je dois m'aimer, puis-je connaître quel est l'amour que je dois au prochain ? Toute votre loi cependant est renfermée dans ces deux préceptes. Il m'est donc évident, à moins que je ne veuille m'aveugler, que je n'entends rien à votre loi, que je n'y puis rien entendre, si vous ne m'éclairez.
Mais votre loi est la source de la vie, de la vraie vie, de la vie éternelle ; on ne parvient à cette vie, qu'en la pratiquant, et plus on la pratique parfaitement, plus on jouit de cette vie, qui n'est autre que la possession de vous-même. Donnez-moi donc l'intelligence, et je vivrai. Oui, donnez-moi de comprendre la nécessité de votre amour ; donnez-moi de comprendre comment, dans votre amour, est contenu l'amour que je me dois à moi-même, et celui que je dois au prochain. Donnez-moi cette lumière, et, secouru de votre grâce, je pratiquerai votre loi, je la pratiquerai dans sa plénitude, et je parviendrai à la plénitude de la vie. Ainsi soit-il.
(Extrait du Manuel des âmes intérieures)
Note : Les commençants, emplis du zèle de leur conversion, se donnent pour mission de convertir tout le monde (l'intention est très louable, bien que souvent mêlée d'amour-propre), mais la chute est souvent rude. Ils se répandent au-dehors dans une joie débordante, et s'épuisent par leurs tentatives infructueuses. Si vous êtes un nouveau converti, rentrez en vous-même, et ne faites aucune imprudence. Nous savons aussi d'expérience que le démon cherche toujours à contrer les inspirations divines, qu'il est capable même de vous murmurer des paroles de consolations, des pensées rassurantes, pour vous empêcher d'agir selon la volonté de Dieu. Prudence donc, gardez la prière et le recueillement pour discerner.
Reportez-vous à De l'enfance spirituelle, Vérités fondamentales touchant la vie intérieure, De la paix de l'âme, De la vie de l'âme, Du repos en Dieu, Sur l'Amour de Dieu, De la confiance en Dieu, De la prière continuelle, Dieu seul, Sur les réflexions dans l'oraison, De la pensée de l'éternité, Sur la pensée de la mort, Sur les paroles du Psaume LXXXll : Je suis devenu, en votre présence, comme une bête de somme, et je suis toujours avec vous, Marthe et Marie, De la pureté d'intention, Le prix d'une âme, De la Providence de Dieu sur ses enfants, De la générosité, De l'anéantissement, Du moi humain, Conduite à tenir à l'égard des tentations, De la violence qu'il faut se faire à soi-même, Des tentations, Du directeur, Du cœur humain, Du monde, Faiblesse et corruption du cœur humain, Aveuglement de l'homme, Remèdes à l'amour-propre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'amour du prochain, De l'esprit de Foi, De la fidélité aux petites choses, Sur les trois mots qui furent dits à saint Arsène : Fuyez, taisez-vous, reposez-vous, De l'emploi du temps, Ce que Dieu nous demande, et ce qu'il faut demander à Dieu, Commerce : Image de la vie spirituelle, De la liberté des enfants de Dieu, Instruction sur la Grâce, Instruction sur la Prière, Sur la sainteté, De la Crainte de Dieu, Conduite de Dieu sur l'âme, Moyens d'acquérir l'amour de Dieu, Quels moyens prendrez-vous pour acquérir, conserver et augmenter en vous l'amour de Dieu ?, Litanies de l'amour de Dieu, Soupir d'amour vers Jésus, Prière de Sainte Gertrude, Élan d'amour, Prière, Acte d'amour parfait, de Sainte Thérèse d'Avila, Prière de Saint Augustin, pour demander l'amour divin, Motifs et marques de l'amour de Dieu, De l'amour parfait, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Se conformer en tout à la volonté de Dieu, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Instruction sur la Charité, Méditation sur l'excellence de la Charité, Prière pour demander la charité, De la force en soi-même et de la force en Dieu, De la consommation en la Grâce, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la croix, De la Simplicité, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des Vertus, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De l'Union avec Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Le Paradis de la Terre, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la paix du cœur, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la véritable Sagesse, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Avis important pour ceux qui ont des peines d'esprit, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Sur la vie nouvelle en Jésus-Christ, De l'activité naturelle, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la vie parfaite, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, De la Mortification, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, Des moyens de parvenir à la vraie et solide vertu, Idée de la vraie Vertu, De la vraie et solide dévotion, Degrés des vertus qu'on se propose d'acquérir, Pour bien faire l'oraison et pour en tirer le fruit qu'on a lieu d'en attendre, En quelque état que vous soyez, rendez respectable, par vos sentiments et votre conduite, votre titre de Chrétienne, En quoi consiste l'exercice de la présence de Dieu, De la doctrine de Jésus-Christ, par le R.-P. Jean-Joseph Surin, et Des Conseils Évangéliques, par le R.-P. Jean-Joseph Surin.